Lambert Schlechter : L’encyclopédie portative de la vie (Je n’irai plus jamais à Feodossia)

Lambert Schlechter (Wikimedia)

Entrer dans les proseries de Lambert Schlechter, c’est comme entrer par effraction dans une maison aux portes grandes ouvertes au petit matin. Un homme sans âge assis à sa table de travail est en train d’écrire sous la dictée de ses ruminations à ciel ouvert. Il arpente l’équateur, et de ligne en ligne le mot redit scande l’espace de la page, aussi invisible et sans épaisseur que l’équateur qu’il cherche, cette ligne cousue entre le réel et l’imaginaire, depuis laquelle il fait mine de ne pas avoir remarqué l’intrus qui est entré. Ainsi commence le voyage de Je n’irai plus jamais à Feodossia sans savoir pour quelle destination on est embarqué, assis en observateur-voyeur dans le train d’une existence qui, page après page, se fout à poil sans les pudeurs du style poétique – qui consiste à « faire des disputaisons » auxquelles il ne pige pas grand-chose, dit-il, et lui donne « des crampes et des nœuds ».

Ce neuvième volet du Murmure du Monde, le cycle des proseries entamé en 2006, comporte 198 pages-proses partagées en deux parties de 99 pages-proses. Page écrite d’un geste inaugural chaque matin, sans ratures, et sans retour en arrière possible, ajoutée à celle du jour d’avant dans une « encyclopédie permanente & portative » que l’auteur alimente quotidiennement par morceaux au gré de l’irruption de ses obsessions livresques et de ses nécessités vitales.

« J’ai une âme toute sienne, accoutumée à se conduire à sa mode. » confesse Michel de Montaigne, le maître à marcher de Lambert Schlechter et sa doublure ressuscitée en chair et en os – tel il me plaît de le voir et de le reconnaître dans la filiation imaginaire que je me suis inventée. Arpenteur de la banalité des jours et choses, arpenteur de territoires d’un bout à l’autre du monde, arpenteur de livres qui s’embouteillent ici et là, Lambert saute du coq à l’âne avec candeur et brio, bifurque brutalement après une virgule, redonde sur le mot en cascade, comme cet autre cher disparu qu’il trimballe sur le bout de la langue, Thomas Bernhard et son obsessionnel mâchouillement lexical qui éclabousse en amorces de récits.

« Épisode, mot que je haïrai jusqu’à la fin de mes jours, si tant est qu’on puisse dire qu’on hait un mot,…, ma vie continue, écrivait Flaubert dans une lettre, continue à se passer sans le moindre épisode, je ne dirais jamais que je hais le mot hérisson,…, dans la logique solipsiste de mes fragments disjoints se télescopent les philologismes, les narratèmes et les protocoles de (médiocre) santé, puis dans un narratème elle a dit : tu as été un épisode, et l’épisode est terminé,…, le poignard du mot épisode, épisode point, aucun fer, écrit Babel, aucun fer ne peut pénétrer le cœur humain, avec un froid aussi mortel qu’un point placé au bon moment,… » (Proserie 65).

Professeur de philosophie et lecteur de Montaigne, Lambert Schlechter a la grandeur de ne professer aucune philosophie. Penseur de soi en mots parleurs, son écriture vit et jouit de la chair des femmes, de la nature et de ses rencontres réelles ou fictives auxquels il s’accouple en langue intime ou étrangère selon son humeur. Il écrit où son désir le conduit, de l’œil à la bouche et du toucher à l’ouïe, traçant au travers de son corps la syntaxe d’une jouissance de l’être-là au monde. Tout est objet de désir pour faire fusionner son corps et la matière qui l’en sépare, faire jaillir d’un jet ininterrompu les mots qui le raccordent à l’espace vide de la page.

« Fantasme de l’arpenteur, me disais-je, qui n’a pas à rendre compte de son arpentage, immenses mottes de terre fraîchement retournées, champ labouré en plein février, et tous les lombrics, sauf ceux qui ont été tranchés, ont plongé profond en direction du centre de la Terre, et juste au moment où je note ça en toute hâte, une miniminuscule coccinelle trottine le long de mon cahier, à peine deux millimètres, qu’allons-nous devenir, ma bestiole, je ne peux pas te toucher, te déplacer, ce serait fatal,… » (Proserie 43)

© Lambert Schlechter

Dans « l’arrière-boutique » de Lambert, chaque objet est fétichisé et participe du rituel quotidien de l’écrivain : les cahiers de rêves, les billets rangés dans des boîtes à chaussures, les crayons sur la table, les cinq pinces à linge pour tenir les pages quand il travaille dehors, les règles Berlitz 16 cm sur les tables de travail, au moins une par table sur les cinq tables distribués dans la maison, et les livres classés ici et là en piles. L’arrière-boutique est encombrée de vies, de celles de ses objets, de ses souvenirs, et des personnages anodins ou écrivains de langue anglaise, allemande, flamande, qui s’invitent sans s’annoncer, sans rapport les uns avec les autres, sans rapport d’une ligne à l’autre. C’est le va et vient ; la pensée vagabonde. Il serait vain de citer toute la bibliothèque de ce savant de la littérature et de la philosophie tant elle est vaste et tristement disparue dans l’incendie qui a ravagé sa maison en 2015 et dont il ne se console pas. Sa mémoire conserve encore vivants les noms de ces hauts écrivains et leurs minuscules faits et gestes comme si leurs écrits avaient été voués in fine à disparaître dans l’immensité du silence.

« Il a fallu noter, donc, que les vies, en fait, sont des romans, les vies présentes et les vies passées, trépassées, dizaine de milliards de romans, il n’y a donc pas à considérer que des Stendhal et des Tolstoï, qui dans l’incommensurable ensemble ne sont que de minuscules épiphénomènes à peine décelables. » (Proserie 159)

Sans doute n’y a-t-il de réellement sauvé que l’écrivain Leonid Torganov, l’épiphanique personnage des proseries, dont on ne sait s’il est réel ou une énigmatique projection de Lambert Schlechter dans une figure autobiographique, se démultipliant en « biographèmes » d’une communauté de semblables sensibilités comme « Barthes, s’il avait eu connaissance des feuillets de Torganov, en aurait été ému, j’en suis sûr, jusqu’au fond de l’âme, comme moi… »

« Apprendre à vivre, c’est apprendre à mourir » comme Montaigne l’enseigne à ses lecteurs les plus tenaces à le suivre dans les méandres de ses Essais. Ces proseries entamées il y a plus d’une décennie, page après page, comme les minutes tombent l’une après l’autre dans la béance du temps, rythment la marche d’un homme vers son inexorable chute. Lambert Schlechter, comme Montaigne, écrivent pour conjurer l’avancée de la mort, en se jouant d’elle par le tracé futile de l’exercice de vivre avec ses joies éphémères et ses inconsolables malheurs.

« J’écris parce que je vais mourir, encore que Karl Ove Knausgaard, qui n’est pas stupide, trouvait que c’était la seule réponse à donner, je ne réponds pas, j’écris parce que je vais mourir, je réponds avec ma stupidité bien à moi, je réponds : j’écris parce que j’aime écrire, j’écris parce que j’aime l’encre, parce que j’aime les plumes, j’écris pour écrire des billets à une nana qui est née la même année que Knausgaard, et qui habite Trondheim, et la plupart de mes billets se perdent avant d’arriver à Trondheim, mais je continue à dépenser mon encre sépia, … » (Proserie 179)

Pour Lambert Schlechter, écrire n’est pas tant un exercice de perdition qu’un acte d’amour consacré à l’état de vivre : chérir l’instant de conscience d’être totalement présent à soi. Aimer écrire, aimer l’encre, aimer les plumes, aimer les femmes, aimer les écrivains, aimer tout court. Chaque page-proserie est une chute dans le temps que l’instant de la jouissance de vivre retient au bord du gouffre. Il est rare qu’un homme énonce avec autant de naturel, de crudité et de sensibilité le déballement et l’emballement de son cœur et de ses organes. Sa volupté de sentir, d’aimer et de souffrir se renouvelle, presque mécaniquement comme l’inspiration et l’expiration, par le songe de la sensation perdue, « ce songe émancipateur », comme dit Lambert, qui cadre pour un instant l’image qui fait renaître ce qui a été perdu. N’est-ce pas le principe du désir ? La femme aimée et perdue, Loula, hante les proseries de son souvenir languissant et du désir qu’elle convoque à chacune de ses irruptions dans la main qui trace. Vecteur de l’écriture du désir, Loula inscrit en creux le fil vital qui se déroule page après page. L’auteur la poursuit autant qu’elle le poursuit pour que vive encore cet amour, transmué en apprentissage de la vie et de la mort.

« La petite culotte que j’ai volée il y a quelques semaines dans le tiroir des petites culottes de Loula, ça me fait un satori délicieusement mélancolique chaque fois que j’ouvre le tiroir pour prendre le somnifère orange, je vois la culotte, la regarde, parfois la touche, parfois la sors, la déplie, la contemple, la culotte qui la touchait là où j’aimais la toucher, ça me touche & et me donne presque envie de me toucher,… » (Proserie 208)

© Lambert Schlechter

Alors Lambert Schlechter renoncera-t-il à aller à Feodossia ? L’homme de soixante-dix-neuf ans, aux doux cheveux blancs et au regard si piquant, n’a pas encore épuisé sa réserve d’encre sépia, j’en suis sûre, ni son volubile plaisir à nous apprendre à vivre et à mourir, balancé entre le vernis de la réalité et le flou des songes.

Lambert Schlechter, Je n’irai plus à Feodossia, proseries, Le murmure du monde /9, Tinbad, novembre 2019, 230 p., 22 € 50

Écrivain, philosophe et poète luxembourgeois, Lambert Schlechter est né en 1941 à Luxembourg. Après des études de philosophie et de lettres à Paris et à Nancy, il a été professeur de lycée et a enseigné la philosophie et la littérature française. Il a été promu Chevalier des Arts et des Lettres en 2001. Il vit au Luxembourg, passe l’été en Toscane, fait de fréquents séjours en France ou ailleurs dans le monde, comme en Afrique du sud.