Doctorant-chercheur en philosophie à l’Université de Paris VII-Diderot, venant de terminer l’écriture de sa thèse de doctorat en Philosophie des mathématiques, professeur de mathématiques, poète, Mohamed Ben Mustapha a décoché un livre-ovni, Éden, l’été publié par les Éditions Arabesques.
Si le titre fait songer à Soudain, l’été dernier — texte aussi vénéneux qu’envoûtant de Tennessee Williams, adapté au cinéma par Mankiewicz, approché par Deleuze dans ses deux volumes sur le cinéma —, la rencontre des mondes poétiques dépliés dans le recueil propulse le lecteur dans une expérience des limites. Penseur des lisières, Mohamed Ben Mustapha livre ici une œuvre articulant les passages entre poésie, philosophie, mathématiques et mystique. Moins une déconstruction de la langue, de ses enjeux, de son dehors qu’une déconcertation du verbe qui l’ouvre aux grands vents d’une métaphysique devenue sensible. Ce qui se trouve déconstruit, par contre, c’est la veine épique qui éclate en une tectonique de fragments, de chants diffractés. Une variété de bio-écritures inédites se déploie dans Éden, l’été, une écriture fissile regardant le désastre (au sens de Blanchot) en face, une écriture derviche lançant ses projectiles au confluent des Nombres et des Lettres, une écriture qui danse sur les ruines. Nous touchons des terres inexplorées parcourues par de hauts voltages qui ne craignent pas de conjoindre vitesse de pensée, cyclotron de vocables et extase mystique d’une expérience de la nudité.
« Épuiser les possibles sonne faux.
Appréhender. Barricader. Intensifier le Bardo.
Le démiurge algébrique joué contre la convection. La crasse diffusion. Thermodynamique », Éden, l’été.
Recueil placé sous le signe de « l’anarchie couronnée », des « nouvelles révélations de l’être » d’Artaud, de ses questionnements du Bardo, Éden, l’été topologise les sourates, refonde l’anatomie de la langue dans la production d’une xénomorphie du verbe et des corps.
Des spectres hautement vivants parcourent ton texte, les fantômes de Mallarmé, de Spinoza, de Lewis Carroll et son chat du Cheshire (« sourire d’un chat ? »). Ils insistent dans l’épaisseur du texte, quitte à ce que tu mettes en place des opérations de retournement/détournement. Je songe à ta formule « inferni sive natura » qui « fait un enfant dans le dos » (Deleuze) de la formule spinoziste « Deus sive natura ». Comment envisages-tu la délocalisation de la langue, ses sauts passe-murailles entre les sphères de la poésie, de la philosophie, des mathématiques et de la mystique ?
L’hantologie est un signifiant-maître du recueil. Elle engage une constellation de thèmes-problèmes qui servent de « vecteurs directeurs » au déploiement de l’écriture. La hantise, la spectralité, la mort, la répétition, l’éternel retour du même, le deuil, l’Histoire, etc., sont relevés, d’une manière ou d’une autre, et mis en marche pour que le verbe dé-soit. Il ne s’agit pas, ici, d’un jeu de mot lacanien, mais bien de la signification ramassée de ce que Derrida, dans Spectres de Marx, entendait par « hantologie ». Je cite : « Répétition et première fois, voilà peut-être la question de l’événement comme question du fantôme : qu’est-ce qu’un fantôme ? qu’est-ce que l’effectivité ou la présence d’un spectre, c’est-à-dire de ce qui semble rester aussi ineffectif, virtuel, inconsistant qu’un simulacre ? Y a-t-il là, entre la chose même et son simulacre, une opposition qui tienne ? Répétition et première fois mais aussi répétition et dernière fois, car la singularité de toute première fois en fait aussi une dernière fois. Chaque fois, c’est l’événement même, une première fois est une dernière fois. Toute autre. Mise en scène pour une fin de l’histoire. Appelons cela une hantologie. Cette logique de la hantise ne serait pas seulement plus ample et plus puissante qu’une ontologie ou qu’une pensée de l’être (du « to be », à supposer qu’il y aille de l’être dans le « to be or not to be », et rien n’est moins sûr). Elle abriterait en elle, mais comme des lieux circonscrits ou des effets particuliers, l’eschatologie et la téléologie mêmes. Elle les comprendrait, mais incompréhensiblement. »
Il suffit de comprendre ceci : l’hantologie est une logique de l’apparaître – assez étrangère vis-à-vis de ce que thématise la phénoménologie « orthodoxe » – plus qu’une ontologie. Sans, pour autant, renier les incidences hölderliniennes des « chants de l’être » (ou de l’Être), Éden, l’été travaille le revenant et désire son établissement – aussi intermittent soit-il. Le « temps » d’un événement, l’écriture ritualise une capture des incantations du spectre. Ironiquement, je titrais, jadis, « Endorcisme », un premier recueil de poésie avorté. L’on tend à chasser le spectre intempestif dans le rite de l’exorcisme. Par endorcisme, j’entends une prescription temporelle étale, adressée à la présence du spectre. Quel serait ce phénomène où la présence parasitaire du spectre serait accueillie, dans un étrange mouvement d’hospitalité ? Cela rejoint, d’une certaine manière, ce que Derrida, toujours dans Spectres de Marx, décrivait : ce souffle du fantôme envoûtant Hamlet : « Whither ? », où vais-je en suivant le fantôme ? Mieux : où vais-je si le fantôme me suit dès lors qu’il se dresse en miroir face à mes pas m’entraînant dans son sillage ? Bref, si le spectre est cet Autre, lequel, à même le foyer de son langage, est le sujet du parler-autre, dans quelle mesure serait-il possible de « retranscrire » son « charabia » ? C’est bien cette question qui rejoint la tienne et qui portait sur la délocalisation de la langue dans le prisme des « registres ».
Je choisirai, pour point de départ, la philosophie. Quel site occupe-t-elle eu égard au « parler-autre », à l’hantologie ? Pour le dire directement, la philosophie ne peut faire l’économie de « l’événement littéraire ». Les différentes postures consistant à ignorer celui-ci ; à s’assigner, à son égard, une indifférence, minerait, d’emblée, l’acte du philosopher, l’intégrité même du logos, dont la matrice – pythagoricienne – incorpora la mythologie, la théologie et la poésie. Ainsi, serait-il question, pour le philosophe auteuriste, d’écrire après Hölderlin, après Mallarmé, après Joyce, après Celan. Et cet écrire – je n’insisterai jamais assez sur ce point – est un « après » et non un « d’après » : l’essence de la philosophie ne « s’émousse » pas en présence de la littérature ; en revanche, celle-ci n’a de cesse d’enregistrer les ondes sismiques de celle -là, et se réinscrit, en tant que telle, dans le sillage des distorsions du style, à l’œuvre chez Celan ou Mallarmé. Le point de vue du technicien de la littérature ne peut, en effet, assimiler la férocité universelle de l’écriture philosophique, sa machinerie qui engage, inéluctablement, une « odyssée de références ». Ce geste pourrait être vu, inconsciemment, comme une réactivation de la définition badiolienne de la philosophie comme étant inéluctablement suturée à des « procédures de vérité » : le poème, le mathème, la politique et l’amour. Soit. Étrangement, Badiou, dans son Saint-Paul, traite d’un « événement » religieux : la résurrection du Christ. Cependant, dans ses écrits systémiques, la condition religieuse est répudiée. Or, je pense que la mystique est à la religion ce qu’est la révolution pour la politique, ou ce qu’est la poésie pour l’art : un foyer où se condensent événement, vérité et fidélité.
Je caractériserai Éden, l’été, de « mystique du mathème ». J’énonce ce syntagme tout en étant conscient de ma parfaite ignorance de sa signification. Plus précisément, j’estime, pour affiner mon propos, que la signification, qui m’échappe – contrairement au sens – n’est pas à chercher du côté du pythagorisme et de ses survivances néoplatoniciennes. En revanche, je retiendrai de Plotin l’ineffabilité de l’Un – Plotin qui fut, à mon sens, moins pythagoricien que Jamblique, ou Proclus, dans le moment décisif du néoplatonisme. Faut-il l’écrire, cet ineffable ? Faut-il en garder le silence ? Mon intuition, au sens vulgaire du terme, serait de l’inscrire dans une (impossible) poématique du mathème. Tout vrai poème engage une quasi-écriture ou une non-écriture, qui rate son objet et se rate dans son être. Ce tournant « mathématique » de la poésie, du moins tel que je le conçois – et qui se trouve être hautement imprégné d’un galiléisme « généralisé » – ne doit aucunement être interprété à l’aune du tournant linguistique de la philosophie. Il ne s’agit pas d’instaurer un « calcul versifié » qui serait l’homologue du calcul des prédicats en logique – s’il fallait le rappeler, les mathématiques débordent la logique. Sur la pointe de mon ignorance, j’avancerai ceci que la « mystique du mathème » renvoie à une zone d’obstruction des langages : mathématiquement, on traite de la notion d’espace sans la circonscrire ; philosophiquement (hénologiquement), on problématise l’Un sans le nommer ; mystiquement, on « délire » Dieu sans le connaître. L’Un-Dieu-Espace aurait pour instanciation poétique une invagination de « tous » les langages sur eux-mêmes. Désastre ou point critique. J’essaierai d’en dire plus en répondant à ta troisième question.
Te vois-tu comme un sourcier ou plutôt comme un voyageur-passeur entre mondes ?
[Rires] En vérité, je suis tiraillé entre les deux. Et Éden, l’été est une preuve tangible de mon impuissance face à un ou bien… ou bien kierkegaardien. Entre l’archaïsme et le futurisme, entre le sourcier et le voyageur interstellaire et interdimensionnel, j’entrevois une saillante résonance structurelle. Je pense à Rick and Morty, une série d’animation américaine pour adultes, créée en 2013 par Justin Roiland et Dan Harmon et diffusée sur la chaîne « Adult Swim ». Son canevas scénaristique est, à première vue, profondément banal : Rick, un « scientifique », voyage interdimensionnellement et interstellairement en compagnie de son petit-fils, un simplet qui répond au nom de Morty. Dans un épisode, Rick est confronté au diable en personne. Le voyageur intermondain rencontre le sourcier. Et, malgré l’incommensurabilité de leurs paradigmes respectifs d’action et de réflexion, les deux personnages conceptuels visent l’introduction d’une forme d’anarchie dans les « lois de la nature », dans le « cosmos de l’ordre et de la mesure », lequel fonde notre modernité scientifique – cartésienne, en somme. Le prémoderne est l’alter-ego du postmoderne. À cet égard, les deux s’engagent à briser les fondements de la science via l’accélération d’une actualisation événementielle : un miracle pour le diable, une science avancée – locale – pour Rick.
Pour revenir à ta question, les discussions banales, meublant mon quotidien avec des interlocuteurs de tout bord, corroborent la perplexité généralisée devant un matheux qui écrit de la poésie. Ce qui s’interprèterait, à mon sens, par l’inquiétante étrangeté que ressentiraient certains eu égard à un matheux – supposé représenter le modèle abouti du « scientifique » – traficotant des vers soupçonneux. La disjonction entre le sourcier et le voyageur intermondain serait consommée. Sauf qu’une synthèse disjonctive – au sens deleuzien – entre les deux termes est immédiate, voire même nécessaire. Pour conclure, je pense que le renvoi à « Alchimie du verbe » dans Une saison en enfer serait d’une extrême trivialité. Rimbaud tout comme Artaud sont des sourciers de l’infini. Et Rimbaud fut un sur-voyageur (« l’homme aux semelles de vent »). Je n’entrerai pas dans la dialectique de la vie et de l’œuvre. Mais il existe bel et bien une coexistence entre les deux figures. Dans le poème en question, nous pouvons lire ceci : « Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises, Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère Entourée de tendres bois de noisetiers, Dans un brouillard d’après-midi tiède et vert ! Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise, — Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert ! — Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case Chérie ? Quelque liqueur d’or qui fait suer. Je faisais une louche enseigne d’auberge. Un orage vint chasser le ciel. Au soir L’eau des bois se perdait sur les sables vierges, Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ; Pleurant, je voyais de l’or — et ne pus boire. »
Par-delà la prédominance éclatante du schème du sourcier, il me semble, en jouant Rimbaud contre Rimbaud, que le marabout à blouse blanche est à (ré)inventer. Car « il faut être absolument moderne. » Après tout, Ellen Ripley dans Alien. Le huitième passager, ne disposait-elle pas d’une figure totémique en la personne du chat Jonesy ? Elle qui est « absolument moderne » ? Bref, le poète est à même d’être équidistant du sourcier et du voyageur.
Procèdes-tu en suivant des lignes de sidération ou des lignes de déstructuration intensive, de sédition active ? Y a-t-il de l’indéconstructible, un point de butée à la déconstruction ?
La dialectique sidération-sédition pose, en effet, problème. Pour la philosophie comme pour la poésie, la pensée se conjugue équitablement à travers la grande santé et la grande maladie. En un mot : la grande santé de certains grands malades. C’est un thème deleuzien récurrent, décliné souvent sous les figures de Spinoza et de Nietzsche. Il suffit de lire la seconde préface que rédige ce dernier pour Le gai savoir. L’ambiguïté y est sidérante. La vie intensive n’est jamais décorrélée d’une végétation, d’un corps exsangue, d’un cycle de petites morts. La dialectique en question est discutée depuis Aristote sous cet étrange appariement entre mélancolie et créativité. Et l’énigme d’une telle intrication persiste et insiste au sein des neurosciences cognitives. Les cas Van Gogh, Virginia Woolf et même Alexandre Grothendieck ne sont plus à rappeler.
Ta question reste ouverte, tant le procès d’écriture se revitalise de sidération et se sidère de sédition. Elle demeure, du moins, la question fondamentale de toute critique-clinique. Pour ma part, je ne saurai distinguer, dans ma praxis, un éclatement « lucide » de ces deux termes clés. En revanche, les flux d’écriture admettent indubitablement pour site un complexe de sidération-sédition. Mais ils convergent, « une fois produits », vers le moment de la déstructuration intensive.
Pour revenir à ta première question et au thème de la mystique que tu relèves à juste titre, celle-ci fut pour Claudel la source de sa poésie et de son salut. Et à ce propos, je pense que l’objet de cette mystique importe peu : qu’il soit immanent ou transcendant, que ce soit la Vie ou Dieu, je défends la thèse d’un relativisme absolu. Car, dans la mystique, justement, les barrières s’écroulent et les verrous cèdent : l’immanence et la transcendance se dialectisent dans une effectivité aigüe. Dans le soufisme, par exemple, les locutions prononcées sous extase – s’appelant shat’h – forment le zénith de la poésie d’un Hallāj ou des Illuminations d’un Ibn ‘Arabī.
Je me ressaisis de la thématique de la mystique car elle présente, à mon sens, un point de surplomb qui permet de déconstruire la dualité de sédition et de sidération. La poésie articulée à sa ressource mystique instaure une transsubstantiation (au sens eucharistique) de la sidération en sédition active. La foi, quel qu’en soit la forme ou l’objet, laquelle s’expérimente dans la mystique, permet, « momentanément », de régler le problème du Mal – de la sidération. C’est la condition sine qua non pour que la ligne de fuite poétique ne se transmute pas en ligne mortuaire, par une rumination compulsive de la sidération et une extinction de la sédition. Je n’insisterai jamais sur ce point : la Vie, ou Dieu, ou le Dionysos tragique installent des prototypes assez variés de catharsis qui procèdent tous par une épochè de la sidération, certes précaire et fugace, mais qui ouvre la voie à la sédition. Et le poème devient mystique dès lors qu’il incorpore dans son devenir une mise à mort de la mort. L’inconscient de la poésie est la mystique.
Pour répondre à la question ardue de l’indéconstructible, j’estime, en effet, à titre personnel, que certaines tentatives de déconstruction formelle de la poésie pourraient mener directement à de la « non-poésie » ou à de l’ « antipoésie ». Je demeure assez classique sur ce point. Transformer la poésie en un agencement d’onomatopées reste assez similaire à une page blanche labellisée « poème ». Je ne saurai dessiner précisément la ligne qui sépare la poésie de son ailleurs. Je reste fasciné par des tentatives extrêmes de déconstruction formelle comme celles que l’on trouve chez E. E. Cummings, à titre d’exemple. Mais, en vérité, je ne puis que reconnaître mon ignorance abyssale, n’étant pas esthéticien de formation. Ce qui fait que ce genre de problématiques m’échappe entièrement. En revanche, pour tracer un parallèle avec la philosophie générale, la « non-philosophie » de Laruelle ou l’« antiphilosophie » de Lacan représentent deux modes de « sortie » réussies de la philosophie. Il s’agit de deux déconstructions abouties : la première, systématique, court-circuite le « principe de raison suffisante » et synthétise son champ à travers une fusion de la philosophie avec la science (la mécanique quantique, en particulier) ; la deuxième, moins radicale, dévalue la catégorie de vérité en lui substituant un autre terme (ab-sens). Pour revenir à la poésie, la déconstruction en question ne peut affecter que la forme de la langue. Mais cette convocation de langages externes à la poésie (mathématique, philosophie, mystique) n’opèrent-ils pas, déjà, une « non-poésie » qui serait de la « non-esthétique » laruellienne appliquée ? En tout cas, je reste profondément inconscient de la part « non-poétique » d’Éden, l’été.
Quels sont les catalyseurs et les opérateurs de ta revitalisation de la langue (et partant, du monde, des mondes car qui revitalise la langue revitalise les mondes) ? Quelles sont les armes (conceptuelles, mystiques, sémantiques, syntaxiques, politiques…) qui te permettent de secouer sa tombée dans l’inertie du mécanisme, de transpercer les flots de ce que Mallarmé appelait « l’universel reportage » ?
Cette question s’ancre dans la problématique générale du vitalisme. « L’Immanence : une vie… », ainsi envisagea « la vie » que fût titré le testament de Deleuze. La vie elle-même survient aussi chez Fichte dans la structuration du champ transcendantal, ou d’un champ transcendantal qui, à l’encontre de la lettre de la première Critique, n’est ni constituant des catégories du sujet – transcendantal –, ni représentant les intuitions – par la modalité schématique. Partant, les catalyseurs de la vie ne peuvent être séparés ontologiquement de la vie elle-même – « immanence de l’immanence. » Si l’on transpose extraphilosophiquement la dualité sujet/objet vers le fait poétique, la vie prétendrait à rendre inopérantes les catégories de la syntaxe et de la sémantique, du signifiant et du signifié, du texte et du contexte, du poète et du poème, etc. Formulée ainsi, la praxis d’une telle déconstruction pourrait paraître absconse, impraticable. Il n’en est rien. Je cite Descartes (en soulignant) : « Pour avoir une idée vraie de l’infini, il ne doit en aucune façon être compris, d’autant plus que l’incompréhensibilité même est contenue dans la raison formelle de l’infini. » Ce que thématisait Descartes pour l’idea Dei persiste et insiste dans l’idea Vitæ.
Ce que consigne la vie dans la Destruktion de la dualité poème/poète s’interprète, derechef, en tant qu’ek-stase dont le texte est le prétexte. Ποιεῖν, le « faire », le « créer », sont des modalités maïeutiques : le vers fini condense la distance infinie qui le sépare de la Vie pour rendre vie à la vie : envisager l’aurore du fœtus comme l’éternel recommencement de la Vie, hic et nunc. Revitaliser la langue signifie pour moi être au site de l’événement, inchoatif au topos de l’advenir, de l’ad–venture. Dès lors, l’universel de la Vie qu’est la Vie, se décline dans la plurivocité de son être. Et les mixtes de registres se conjuguent à l’aune de l’« abondance de la grâce. » Puisque je viens de mobiliser saint Paul, permettez-moi de renommer la Vie Dieu. Et le poème le Verbe. Je suis, d’une certaine manière, hanté par les résonances assourdissantes qui prévalent entre la théologie mystique et le poématique (au sens de Walter Benjamin, lecteur de Hölderlin). Car, à la fin des fins, de quelle autre manière pourrait procéder le mystique ? S’il ne poétise pas, il meurt ; s’il poétise, il meurt aussi : alors il poétise pour « mieux mourir » autrement dit, pour « mieux vivre ». Cette dialectique fendue, aussi étrange soit-elle, (re)présente la condition de possibilité de la poésie. Simone Weil avait formulé un aphorisme frappant : « Il existe une force ‘déifuge’. Sinon tout serait Dieu. » Sans le poème qui s’interpose comme l’Autre de Dieu, sans le poème déifuge (pléonasme), tout serait Dieu.
Quelle est la valeur de ce rebranding mystique ? Que nous puissions avoir un dictionnaire anarchiste des catalyseurs (vies) de Dieu. Non pas au sens de l’anarchisme militant mais bien celui cosmogonique, hésiodique de Kháos : « Donc, au commencement, fut Chaos » est parfaitement symétrique, du moins formellement, au Prologue de l’Évangile selon Jean : « Au commencement était le Verbe. » S’il est une vie/catalyseur politique du poème, celle-ci tendrait à « foutre une once d’anarchie » dans les figures fossilisées du divin. Et, qu’ainsi, les transsubstantiations abondent sans se figer : un cosmos d’événements, un chaosmos. Hölderlin écrivit ceci dans l’hymne « Der Enzige » (trad. André du Bouchet) :
« Je le sais, cependant, mienne
Est la faute, car à l’excès,
Ô Christ ! Je tiens à toi,
Quand même le frère d’Héraklès,
Et, hautement je l’avoue, tu
Es ce frère aussi de l’Évios qui, prévoyant, jadis
La revêche errance redressa,
De la terre le dieu, et donna en partage
Une âme à l’animal qui, vivant
Au hasard de sa faim, allait comme la terre épars,
Mais droits chemins comme imposant, et des lieux à la fois,
Pour chaque chose alors fit valoir un usage. »
Hölderlin déclare – timidement – que le Christ est non seulement le frère d’Héraclès mais aussi de… Dionysos (Évios) ! De l’orgiasme à l’eucharistie et vice versa. Il me semble qu’il s’agit d’un devoir pressant pour le poète. Et pour l’anarchiste.
Je rêve, par ailleurs, de composer un livre sur l’articulation problématique de Nietzsche au Christ – « De si loin… de si proche… » – à l’aune du travail de Monique Dixsaut dans son Platon-Nietzsche. L’autre manière de philosopher. Car le Nietzsche effondré, alias « Dionysos ou le crucifié », est éminemment une figure christique. Il incarne, peut-être à son corps défendant, la fratrie dont parle Hölderlin.
La politique du poétique consiste donc à mettre en commun les moyens de production de la Vie (Dieu) et d’instaurer une instance (autogérée) transversale de cut-up burroughsien où, justement, les figures mythiques et mystiques puissent, par synthèse disjonctive, disposer de l’intensification succédant à leurs épousailles. Ce procès a, trivialement, des consonances schizophréniques. Cela étant, il demeure, quant à sa forme et quant à son objet étranger à la déterritorialisation capitaliste. À l’encontre des flux spéculatifs bornés par la propriété privée, à l’encontre de la financiarisation effrénée du Capital, lesquels estropient l’abstraction, la transfigurant ainsi en une transcendance délétère et crétine, l’anarchisme, lui, nourrit la poésie de Dieu (la Vie) par la mise à mort, dans le Verbe – indéfiniment incarné, indéfiniment ressuscité –, de toute capture capitaliste putride. La mort est morte. Il s’agit, ici et en dernière instance, de sens le plus souterrain du poème.
Circonscris-tu a priori ou lors de l’écriture, des balises face à l’illimitation des puissances de la langue ? Te donnes-tu des contraintes (au sens où l’entendait Leibniz) afin de naviguer dans la nuit des langues ? Je pense à tes inventions langagières, à ton expérimentation d’une autre ponctuation mais aussi aux quelques mots calligraphiés en arabe, comme des étoiles, qui rythment le texte.
Je répondrai brièvement à cette question. Le rythme et la métrique transcendent mon geste poétique. Par conséquent, les bricolages syntaxiques que j’exerce sont dictés par l’ouverture à une icône de sens : un visage auréolé que l’on contemple, et que l’on médite. Je te fais la confession suivante : mon dernier poème écrit en arabe date de 2013. Humblement, je déclare que ma « lacanologie », ma lalangue n’était pas satisfaite par la syntaxe, la morphologie et l’orthographe arabes. Jouer, déjouer et rejouer avec la syntaxe sonnait faux dans le texte. J’insiste platement sur mon ignorance des éventuelles études linguistiques comparatives au sujet de la poésie arabe. Pour autant, il demeure indubitable pour moi que le plus grand poète Arabe vivant, Adonis, n’est absolument pas un « formaliste ». Ce dernier représente le dernier poète arabophone moderne dans le sens où il me semble impossible d’expérimenter, davantage et « sainement », la modernité poétique – c’est-à-dire sans tomber dans le « comique de répétition » ou dans l’auto-caricature. Autrement dit, le postmodernisme poétique arabe est à inventer. Il faudra composer un nouveau Coran. Cette courte description restitue, à mon sens, l’état des lieux de la crise syntaxique et orthographique au sein de la poésie arabe contemporaine. Ceci étant, les constellations écrites en arabe dans Éden, l’été sont, en général, des intraduisibles. L’arabe littéraire, que j’ai appris, paradoxalement, avant que je ne maîtrise le dialecte tunisien persiste dans le recueil comme des traces, des tags.
Des basses telluriques portent Éden, l’été. Elles ont pour noms Cantor, le soufisme, la ville de Tunis, les noces contre-nature de Gaïa et d’un Éden mythique, Paul Celan que tu actives dans le texte, que tu accoles à Ashes to ashes de David Bowie, les lettres qui sortent de leurs gonds. Quelle est l’énergie qui préside à l’orchestration, au nouage de ces basses ?
Étant donné que cette question est intercalée entre deux longues investigations philosophico-mathématiques, je mettrai en exergue le registre exécrable du « je », de la « vie » après l’« œuvre » quand bien même cette clinique me semblerait inefficace pour une expérience poétique pure – et pour « être », en général : « Il n’y a absolument aucun acte libre qui nous soit permis, sinon la destruction du je », disait Simone Weil.
L’énergie que tu relèves à juste titre admet une double racine. En effet, je suis l’enfant de ce siècle mais aussi, anachroniquement, l’enfant d’autres siècles. Par ailleurs, je demeure tout aussi disséminé à travers les lieux. Je suis l’enfant de l’Académie et l’enfant de saint Paul. Je suis l’enfant du rock et l’enfant de la musique baroque. Je suis l’enfant de Grothendieck et l’enfant de Galilée. L’enfant de Celan et l’enfant de Rimbaud. L’enfant de Louise Michel et l’enfant de Perspectives – groupe d’extrême gauche tunisien dans les années soixante. L’enfant de Tunis et le rejeton de Paris. La liste peut être indéfiniment déroulée. Un ami cinéaste, pour se présenter, dit souvent cette phrase : « Touche-à-tout, bon à rien ! » Je la lui emprunte. C’est justement d’être, comme Deleuze, un voyageur sur place pour la pensée, et un nomade – écartelé entre Tunis et Paris – pour le corps, que je me vois et que j’entrevois mon ἐνέργεια – au sens d’Aristote. Je cite une dernière fois Derrida dans La dissémination : « Il n’y a pas de concept ‘concept-métaphysique’. Il n’y a pas de ‘nom-métaphysique’. La métaphysique est une certaine détermination, un mouvement orienté de la chaîne. On ne peut pas lui opposer un concept [scil. mais peut-être des Idées] mais un travail textuel et un autre enchaînement [scil. un faisceau ? ]. Cela étant rappelé, le développement de cette problématique impliquera donc le mouvement de la différance tel qu’il fut d’ailleurs dégagé : mouvement ‘productif’ et conflictuel qu’aucune identité, aucune unité, aucune simplicité originaire ne saurait précéder, qu’aucune dialectique philosophique ne saurait relever, résoudre ou apaiser et qui désorganise ‘pratiquement’, ‘historiquement’, textuellement, l’opposition ou la différence (la distinction statique) des différents. » Cette condensation disséminatrice est le credo de l’énergie que tu évoques pertinemment.
Tu as travaillé sur Deleuze, Badiou, la philosophie des mathématiques. Quelles sont pour toi les saveurs du langage mathématique ? Conçois-tu ce dernier sous l’angle d’un réalisme, d’un formalisme ou d’un constructivisme pour reprendre les catégories d’Alain Badiou dans Le Nombre et les Nombres ?
Pour répondre à cette question technique, qui rejoint frontalement mon travail de thèse de doctorat, je dirai ceci que le corps des mathématiques pose aux philosophes des mathématiques deux questions fondamentales : celle de l’organisation et celle du fondement. Les deux questions sont enchevêtrées mais je n’entrerai pas dans les détails mathématiques d’une telle intrication. Les trois mouvements que tu viens de citer relèvent de l’organisation du corps des mathématiques et se proposent de répondre à une question que je formule vulgairement comme suit : par quelles procédures démontre-t-on un résultat en mathématiques et par quels moyens le bienfondé de la démonstration est-il établi (les problèmes indécidables, etc.) ? Cette visée organisationnelle est historiquement corrélée à la naissance des transfinis de Cantor. Ces derniers sont immédiatement liés au problème des fondements des mathématiques à travers l’axiomatisation ZFC ou théorie standard des ensembles. Cette histoire commença au début du siècle dernier pour le dire schématiquement. Et elle est à notre siècle l’objet de ruminations plus ou moins consistantes. Toutes les problématiques relevées par Badiou dans les trois tomes de L’être et l’événement sont foncièrement prisonnières d’un ensemblisme indéboulonnable. Il y eut un sursaut d’intérêt pour une théorie adverse, la théorie des catégories, avec la parution en 2006 de Logiques des mondes. Or, ce fut un non-événement.
En vérité, le défaut principal de l’entreprise de Badiou dans Logiques des mondes – bien que la notion de faisceau ne soit pas totalement absente dans l’ouvrage –, se manifeste dans son positionnement sur la terra cognita des ensembles « masqués » en topos élémentaires. L’orientation de L’être et l’événement est traduite fidèlement dans Logiques des mondes sans que les thèses centrales ne soient remaniées. Dans la mesure où, pour le philosophe, les enjeux fondamentaux des topos élémentaires demeurent des variations sur l’unique thème de la logique (binaire ou intuitionniste), Badiou y relève la forme de ses logiques. L’argument principal que je formule à l’encontre d’une telle entreprise consiste à exprimer ceci que, du point de vue des mathématiques de Grothendieck, il nous semble intenable d’éluder l’interprétation ontologique des topos de faisceaux et de les rabattre, systématiquement, sur les topos élémentaires. Une ontologie des faisceaux est irréductible à une logique des topos. Un sens purement géométrique, engageant, dans l’entreprise de ma thèse l’espace des Idées, semble absent des analyses badioliennes. Par-delà l’argument du défaut de prise en compte ontologique des topos de Grothendieck, un autre me semble saillant.
Bien que les finalités de mon travail de thèse ne croisent que formellement les orientations de Logiques des mondes, la question de l’événement, conçue comme une « subversion de l’apparaître », prendrait un sens plus inouï si elle était thématisée autrement que par l’appareillage des topos élémentaires. Le formalisme des topos de Grothendieck, plus précisément la méthode de faisceautisation d’un foncteur – absente de Logiques des mondes – est hautement plus fertile eu égard au simple fait d’établir un pont entre l’ontologie et la phénoménologie. L’ensemblisme logicisé que rejoue Badiou à travers les topos élémentaires manque l’Eventum tantum de l’espace choral ou espace idéel qui marquerait à lui seul les traits du fond où naissent l’ontologie et la phénoménologie, « les corps et les langages », d’après une célèbre sentence de Logiques des mondes.
Mohamed Ben Mustapha, Éden, l’été, Tunis, éditions Arabesques, 2019, 117 p., 10 €