Sabine Huynh : « Pendant l’étreinte amoureuse, dire c’est faire. Nommer les choses en décuple l’intensité » (Parler peau)

Sabine Huynh © courtesy Anne Collongues

Ardent et terriblement sensuel : tels sont les quelques qualificatifs qui viennent spontanément à l’esprit pour parler de Parler peau, nouveau et beau recueil de poèmes de Sabine Huynh. Déployés conjointement aux peintures de Philippe Agostini, les poèmes de Parler peau dévoilent un art poétique feutré où, autrefois blessure, le corps vient à s’apaiser dans la fureur de l’amour et trouver une ligne nue de langage pour venir dire l’autre. Dans ce tournoiement de formes et de forces, la poésie ne cesse de s’interroger entre parler peau, parler peu et parler cru. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre de l’autrice le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre dernier beau recueil poétique, Parler peau. Comment est-il né ? Dans quelles circonstances s’est-il particulièrement écrit ? Ardemment sensuel, Parler peau multiplie les poèmes d’étreintes depuis comme une blessure du langage, une perte : y a-t-il ici une scène précise qui serait à l’origine de votre déploiement poétique ?

Parler peau est né du désir : désir de corps et de langues, désir de voir une langue prendre corps, comme il se produit il me semble avec chacun des livres qu’on écrit, notamment les livres de poésie.

Plus concrètement, j’ai commencé à écrire Parler peau au milieu des remous d’une relation qui naissait dans des circonstances assez difficiles, car survenue à la fin d’une relation qui avait duré vingt ans. Je revenais à la vie, quelque chose d’éteint s’était ranimé en moi, quelque chose sortait peu à peu du silence, quelque chose de vivant, de fou et d’inespéré, qui me poussait à écrire : on peut dire que c’était dû à l’amour, et plus précisément aux étreintes amoureuses, pour employer cette litote sage.

J’ai pris conscience que la libido était une force vitale et créatrice incroyable, et que dans l’idéal, il serait bon de tenter d’« écrire comme on fait / l’amour », comme le dit le dernier poème de Parler peau. Je ne voulais pas écrire sur ce nouvel amour, mais avec lui et le nouveau langage que l’autre me parlait à la fois avec sa peau et sa langue (organe du baiser et de la parole) dans une totale spontanéité et qui me remuait tellement qu’avidemment je le buvais, l’imitais, en faisais mien ; je voulais le restituer, à la source : on peut dire que c’était la langue de l’amour en train de se faire, langue déployée dans la chambre et dans ma tête.

Depuis toujours, le manque de langues, dû à la perte des langues (maternelle entre autres), et par conséquent le désir de langues, sont prégnants dans ma vie : à la fois imposants, fructueux et fruitifs, puisqu’ils ont conduit à la recherche et à l’enfantement de langues nouvelles, chaque livre, chaque texte écrit, ayant sa langue propre. C’est sans doute à cause de ce manque/désir de langues que j’écris de la poésie, que je continuerai à en écrire. Parler peau s’ouvre sur les mots « il y a », soit sur la reconnaissance de l’existence de quelque chose, en l’occurrence ici il s’agit (encore et toujours) de langage : « il y a tant à dire »… Le mot « désir » est le dernier mot de Parler peau : le texte se clôt et s’ouvre à la fois, sur cette soif, quelque chose de nouveau est constamment mis en branle à cause d’elle et grâce à elle.

Parler peau est donc un recueil de « poèmes d’étreintes », comme vous le dites si joliment, né du désir de coucher à l’écrit et de toucher une langue surgie d’un abandon total de soi pendant l’amour, langue qui représente également la joie de se sentir enfin bien dans sa peau : enfin chez soi, enfin pleinement soi, en train de parler la langue la plus en adéquation avec soi, une langue presque « maternelle », car ressentie comme naturelle.

Sans attendre, je voudrais que nous parlions du titre que vous avez choisi, Parler peau qui résonne à la manière d’un art poétique feutré. De fait, il faudrait peut-être l’entendre en deux sens : « parler peau » comme une urgence à dépeindre l’union sensuelle et sexuelle de deux êtres, leur amour intimant de parler peau comme on parle cru ; « parler peau » clame également combien la poésie se donne comme « transformation du corps en langage », ainsi que votre exergue de Philippe Rahmy le rappelle . Est-ce en ces deux sens que vous entendez ce Parler peau qui fonde votre poésie ?

Parler peau © éditions Æncrages & Co

Encore une fois, vous avez l’art de formuler bellement les choses : me plaît énormément votre « art poétique feutré », qui dit bien la douceur et la brièveté des poèmes de Parler peau.

Ce qui réunit naturellement deux êtres au commencement de leur relation amoureuse c’est d’abord (et souvent et peut-être toujours) une attraction physique à laquelle ils ne peuvent résister. Un langage s’est déjà amorcé, des choses sont déjà dites, mais dans la stupéfaction et le « silence », comme dans un film muet, et nous savons que le plateau de tournage d’un film muet est tout sauf silencieux : tumulte, agitation, remuement, confusion des sentiments et des idées, tohu-bohu – cette dernière expression, tohu-bohu, provient d’ailleurs de l’hébreu et de la Genèse. Donc « parler peau » se produit avant le balbutiement : c’est parler en étant dénué de paroles.

Ce n’est pas « parler cru » (aucune brutalité ni dureté dans Parler peau, mais franchise, spontanéité, oui, si c’est à cela que vous vouliez faire allusion avec cet adjectif), mais plutôt « parler nu » – sans artifices, dans un état de disponibilité totale, tout donner de soi dans l’abandon ; écrire ainsi.

L’exergue de Philippe Rahmy, grand écrivain, grand poète et grand ami trop tôt disparu et infiniment regretté, est tiré d’une correspondance que nous avons entretenue pendant de longues années et constitue la colonne vertébrale de Parler peau, son « ars poetica », et, pour reprendre ce que je disais au début de notre entretien, mon texte est né d’un désir de corps et de langues : désir de voir une langue née de corps se désirant et se touchant se matérialiser en langage. L’écriture poétique est peut-être principalement cette alchimie : changer les états du corps en langage, et cela est possible si l’on écrit « de l’intérieur de [s]on corps », comme le préconisait Philippe : « Je dis ces mots de l’intérieur de mon corps où la douleur décide l’œuvre à venir. Ma parole n’exprime pas mon mal, elle est mon corps malade » (Mouvement par la fin, Un portrait de la douleur, Cheyne Éditeur, 2008, p. 50).

Dans la même optique, pour Parler peau, mon souhait était que ma parole n’exprimât pas mon amour mais qu’elle portât les signes de l’ébranlement-même de mon corps amoureux, qu’elle fût aussi ébranlée que le corps, en contact étroit avec la réalité du vécu du corps. « Écrire comme on fait l’amour » : le corps se trouve dans le corps du texte et le texte est le corps ; lisez, ceci est mon corps… et pendant l’amour j’entendais les mots : prends, avale, apprends, répète, crie, écris, ceci est ton poème.

Parler peau se donne aussi, amour et sensualité obligent, comme une intense poésie du corps. Vous placez ainsi en ouverture au recueil quelques mots, forts et poignants, de Philippe Rahmy sur son corps et la manière dont le corps s’offre à la saisie de l’écriture. Sans attendre, deux directions majeures se dessinent que Parler peau explorera et mettra en exergue : un corps tout d’abord envisagé paradoxalement à la fois comme grande fragilité et comme force inouïe de résistance aux douleurs ; et, enfin, un corps blessé qui finit par guérir. Dans quelle mesure ces deux visions du corps résonnent pour vous dans l’acte d’amour que vous placez au cœur de Parler peau ? Plus largement, par cette revendication du corps et de l’organique, Parler peau semble être un recueil qui refuse le romantisme : en seriez-vous d’accord ?

Oui, tout à fait d’accord avec vous. Rêve, mélancolie, spiritualité, contemplation ne participent pas à Parler peau, qui privilégie la forme, et même si c’est un texte poétique passionné, un texte assez lyrique sans doute (involontairement mais fatalement puisqu’il s’agit de désir et de rapport à l’autre) qui n’exclut ni la nature ni les émotions, il tient l’imagination et l’idéalisation à distance. C’est en fait un texte qui au final est direct, « efficace » : il ne s’embarrasse pas de réflexions métaphysiques, d’émotions spirituelles et d’images exaltées. Son propos apparent – l’amour-passion et l’amour charnel – en fait peut-être un texte intense, mais cette intensité n’est pas portée aux extrêmes, elle n’est pas écrasante, pas visqueuse, pas romantique donc, du moins je l’espère. Son véritable propos est la langue née pendant l’amour, langue faite de la rencontre de deux êtres, de leurs langues, de leurs peaux.

Dans Quelque chose noir, un de mes livres culte, Jacques Roubaud a écrit : « La “poésie” du coucher de soleil : à vomir ». Et je viens de découvrir que dans Trente et un au cube, publié en 1973, que je n’ai jamais lu et que je vais m’empresser de me procurer, il avait écrit : « on se touchait toujours de jambes de doigts de paroles ». Dans un poème de Parler peau, j’ai écrit : « parle-moi touche-moi écris- / moi c’est pareil ton souffle à / mon oreille ma salive sur / ton buste ».

La poésie de Parler peau ne se trouve pas dans son sujet : ni dans l’amour, ni dans les étreintes, ni dans les amants, elle se construit dans la langue, qui, parce qu’elle est ancrée dans le présent, l’immédiat, le familier et le réel de l’acte sexuel, est naturellement porteuse de sensualité. Les corps présentent des bouches qui toussent, halètent, mordent, s’ouvrent, s’offrent, se mangent, gémissent, salivent, embrassent ; des langues qui lapent, lèchent, mouillent ; des peaux qui frissonnent, frémissent, frottent leurs cicatrices et leurs taches de rousseur, de soleil et de vieillesse ; des doigts qui dégrafent, agacent, plantent, effleurent, enfoncent ; et des veines gonflées, dans lesquelles le sang afflue. On est en contact serré avec le vrai. La langue, à la fois organe de la parole et du baiser, est éminemment et intrinsèquement érotique dans sa performativité. Pendant l’étreinte amoureuse, dire c’est faire. Nommer les choses en décuple l’intensité.

Parler peau ne parle pas d’amour ou de sexe, il parle avec et depuis l’amour et le sexe, donc si je veux que le texte poétique soit fidèle au réel vécu par les corps, il ne peut pas être romantique. Je pourrais dire, à l’instar de Jacques Roubaud que la « poésie » du coucher de soleil fait vomir, qu’il n’y a rien de poétique ou de romantique dans un corps. Liliane Giraudon a publié récemment un livre intitulé Le travail de la viande, je ne l’ai pas encore lu mais la critique de Jean-Philippe Cazier dans Diacritik m’encourage à le faire aussitôt que possible ; bref, dans ce titre j’ai immédiatement lu « le travail de la langue » : la langue vient du corps, vient de la viande, foncièrement elle n’est ni jolie ni propre, et dans ce sens elle serait « crue », oui, comme vous l’avez dit.

Ainsi, le corps est présent de façon très tangible dans l’écriture de Parler peau et son cœur, fragile et fort à la fois, pulse de vie nouvelle après avoir cessé de battre. Philippe Rahmy, à cause de la maladie grave dont il était atteint et qui attaquait et fragilisait son corps depuis l’enfance, a connu plusieurs morts et plusieurs ressuscitations, plusieurs vies – y compris toutes celles qu’il a vécues en lisant, il tirait une grande force de la lecture – ; il savait donc de quoi il parlait quand il écrivait sur la résistance aux douleurs et sur la guérison. Finalement, il m’a appris que même si l’écriture et la lecture ne peuvent procurer de guérison, elles ont le pouvoir de mener à un semblant d’apaisement et même à l’oubli, et je pense qu’il en est de même pour l’amour et la jouissance. Par ailleurs, quand on fait l’amour, et quand on écrit, tout n’a de cesse de recommencer, la fin est écartée.

Parler peau, c’est aussi, à un lettre près, parler peu. Parler rarement, affronter le silence comme votre recueil le fait, en plaçant notamment typographiquement chaque étreinte de langage, chaque étreinte de corps comme un bloc compact sur la page, un bloc ramassé comme une union totale de deux êtres que le poème aurait à cœur de réaliser. Ces blocs sur la page disent-ils, selon vous, l’union rêvée par le langage ? S’agit-il aussi de montrer combien le langage est entouré de silences autour de l’amour, qui parfois vient se loger au cœur même du poème ?

La forme en blocs de mots des poèmes de Parler peau m’a été inspirée par plusieurs œuvres, mais de façon assez inconsciente, je ne m’en rends compte qu’aujourd’hui. Il y a eu le livre très beau et grave de la poète américaine Susan Howe, That This (New Directions Publishing, 2010), lu il y a quelques années (quand je traduisais un livre de la poète américaine Carla Harryman) et dont certains poèmes se présentaient sous la forme de petits carrés ou petits rectangles de mots, non ponctués.

Avant That This, il y a eu la sculpture imposante de l’artiste américain Robert Indiana, intitulée Ahava (1977), exposée dans le jardin des sculptures du Musée d’Israël, à Jérusalem, et devant laquelle je suis restée muette d’émotion lors de ma première rencontre avec elle il y a plus de vingt ans : il s’agit des quatre lettres d’imprimerie, de forme carrée donc (la forme des lettres hébraïques), du mot amour en hébreu (« ahava »), en acier Corten, posées l’une sur l’autre, deux par deux. J’ai été épatée par le fait que l’artiste ait osé faire ça : mettre en avant ce qui était au cœur de son travail – le mot, la matérialité du langage – d’une façon si ostentatoire (la sculpture mesure plus de trois mètres de haut). On voit la forme des lettres du mot avant de le lire et de comprendre de quel mot il s’agit, et cela est suffisant. D’ailleurs, je ne connaissais pas du tout l’hébreu alors, j’ignorais donc ce que les lettres disaient, et cela ne m’a pourtant pas empêchée d’être subjuguée et marquée durablement par cette sculpture.

Il y a aussi eu la sculpture en pierre de Constantin Brancusi, Le Baiser (1925), vue au Centre Pompidou il y a une vingtaine d’années ; elle m’avait tellement plu que j’ai ressenti le désir impérieux de la reproduire à l’argile, et je l’ai fait. Évidemment, ce n’était pas tant le sujet qui me plaisait mais la forme que l’artiste avait donné à l’étreinte : on voit la forme cubique avant tout, en tout cas c’est ce qui m’est arrivé à moi.

Ces sculptures ont ressurgi dans mon esprit pendant ma lecture de That This et mon travail sur les poèmes brefs de Parler peau. M’impressionnent énormément ces travaux où la forme et le fond, indissociables, forment « un bloc compact », « une union totale », comme vous dites ; on ne peut rester insensible devant la force qui s’en dégage. La poésie est une forme de l’informe. Chaque poème de Parler peau est comme une sculpture carrée et « compacte », organique, qui constitue son propre symbole, son propre idéogramme, tout comme deux corps s’étreignant dans un même lit forment une figure aux contours uniques et c’est sans doute ce que je vois d’abord quand j’y pense : pas leur amour mais l’amour qu’ils font et qui revient aux formes que leurs corps dessinent, et Parler peau serait alors comme un chant, concentré, de leurs formes.

Ainsi, « parler peau » c’est « parler peu », effectivement, puisqu’il s’agit d’essayer de faire passer beaucoup d’émotion dans peu de mots, d’exprimer beaucoup avec le minimum de moyens, et cela est en totale adéquation avec ce qui est échangé avec la peau à défaut d’avec les mots pendant l’amour, ainsi qu’avec la maîtrise de la langue que demande la poésie, le travail de la langue donc.

Parler peau © éditions Æncrages & Co

Finalement, concernant la question des silences entourant l’amour que vous soulevez : l’amour et l’amour charnel restent peut-être des sujets assez tabous, ou qui fâchent, ou gênent, je ne sais pas. C’est peut-être dû à la façon dont on en parle, on en parle mal je crois, en général, je veux dire par là que les mots qui en parlent manquent de justesse, sonnent creux, ou artificiel, et ne sont pas en contact avec le vécu car ils ne sont pas écrits à partir de ce vécu mais à partir d’idées qu’on s’en fait. Roland Barthes n’évoquait-il pas dans ses Fragments d’un discours amoureux l’« extrême solitude » du sujet amoureux, car l’amour-passion se trouve souvent « ou ignoré, ou déprécié, ou moqué » ?

Toujours au sujet de cette question centrale de l’usage de la langue, ce parler peu renvoie aussi à un horizon presque utopique du poème : celui de la fin du langage. Comme dans un sillage rimbaldien, on a le sentiment que le bonheur absolu de l’union tient à ce que l’on n’ait plus besoin de parler, que seuls les corps parlent : qu’on parle peu pour parler peau. Est-ce ainsi qu’il s’agit d’entendre les vers suivants : « – mots simplement – sans dire beaucoup – bourdonne durablement » ?

Même si j’ai un peu du mal à savoir après coup pourquoi j’ai écrit quelque chose de particulier dans un poème, je crois que ces vers parlent de l’étirement du temps présent grâce à la sonorité, à la vibration des sensations et des sons s’échappant des gorges : la densité offerte par le temps que passent les corps à s’aimer est une durée à part et une plénitude à part entière. Me demandez-vous si elle se prolonge dans le silence ? Parler peau, bien qu’étant aussi « parler peu », porte sur la parole malgré tout, la parole signe de reconnaissance et de vie, la parole qui bourdonne « durablement », qui dure donc, allant à l’encontre du temps qui passe. Le peu est déjà beaucoup. Les mots resteront après la fin de l’amour. Mais il est vrai que dans l’idéal, on se comprendrait sans mots férir, et il est probable qu’on se comprenne mieux…

Mais peut-être que votre question porte sur cette part d’inconnu que le poème cache en son sein ? Aux silences que Rimbaud disait écrire, pour exprimer « l’inexprimable » ? Tout comme des personnes qui s’aiment partagent un secret indéchiffrable (on ne saura jamais dire pourquoi exactement ces deux-là ensemble, n’est-ce pas ?), le poème lui-même abrite le silence « comme son identité la plus secrète, la plus désirable »… Philippe Rahmy avait dit cela dans un entretien, en parlant de la poésie de Paul Celan (face au silence de Dieu je crois). Et ce silence-là, il est visible à l’œil nu dans Parler peau : dans l’emploi du tiret long ou cadratin (précédé et suivi d’un espace blanc), dans les trouées au cœur de certains poèmes et dans le grand cadre blanc entourant chaque poème, que vous aviez relevé – tout ce que les mots « peau » et « peu » préfigurent. Autour des amants se déploient des plages de calme, qui ne sont pas silencieuses, vides ou inaudibles pour autant, même si on ne peut mettre de mots dessus ; au contraire, elles sont tellement expressives qu’elles échappent à la langue ; heureusement le poète peut les représenter typographiquement sur la page et quelque chose d’autre y prend corps.

Les poèmes sont chez vous autant de fragments non d’un discours uniquement amoureux mais aussi sexuels. Vous parlez, à ce propos, de « mosaïque / d’égarements ». En quoi le poème-fragment ou son devenir-mosaïque disent-ils selon vous la dynamique sensuelle de l’union, ce que vous appelez encore le « langage de l’entre-nous » ? Est-ce que le morcellement est paradoxalement la condition intrinsèque de l’amour ? Est-ce que finalement la vision de l’amour qui se donne n’est pas pessimiste, vision qui reviendrait à la définition de la peau par Paul Valéry, clamant que « c’est ce que l’homme a de plus profond » ?

Je crois que dans ce livre la fragmentation exprime un doute profond face au pouvoir expressif des mots pour dire les états et les ébats amoureux : ce mélange de folie, de vitalité impétueuse, de perte de contrôle, d’abandon de soi, de disponibilité absolue et de vulnérabilité maximale aussi. La langue de Parler peau semble buter sur les mots, tâtonner parfois : le manque de ponctuation souligne les « égarements », la spontanéité, l’absence de préméditation, de direction, de projection dans l’avenir, et peut-être même qu’il loue cela, dans une volonté de rester dans le présent jouissif. Absence de ponctuation veut dire absence de point final aussi. En effet, le futur est effrayant, il mène à cet « hiver de la chair » que le poème tente de « dépasser ». La peur de la mort est forte dans ce texte (la mort de l’amour, la mort des amants). Le pessimisme dont vous parlez se trouve là, je pense, dans cette conscience de la fin inéluctable qui guette les amants.

Le terme « mosaïque » évoque ici un assemblage de caresses, de baisers, de pressions de doigts et autres, qui parent la surface des peaux et les font frémir. Il ne s’agit pas que de sexe, il s’agit aussi d’art, de création. Les amants font œuvre de leurs doigts, ils sont actifs, en vie, tout en mouvement et en voix. Peau et cerveau sont intimement reliés, la peau et le corps réagissent et cela crée du langage. Ces créations-sensations à fleur de peau les ébranlent profondément, les maintiennent hors du néant, et c’est en cela qu’ils sont profonds, au sens de Valéry : l’amour charnel leur permet de mieux se connaître et se comprendre, ils savent ce qui les touche, ce qui les sauve j’oserais dire.

Je crois que la condition intrinsèque de l’amour se trouve plus dans le manque que dans le morcellement, c’est aussi cela, l’« extrême solitude » dont parlait Barthes, non (si j’ai bien compris ses Fragments d’un discours amoureux) ? Pardon si je me trompe. En tout cas, je crois que le manque sous-tend toujours le désir, il est probablement la condition nécessaire pour que dure l’amour.

Sabine Huynh © courtesy Anne Collongues

Parler peau dépeint aussi, autour des amoureux et de leurs étreintes, un monde de poussière, un monde effondré, ceint de ruines. On a le sentiment que le poème assume ici d’être un espoir, même ténu, au milieu du désastre, par l’étreinte qu’il sait opérer. Est-ce en ce sens qu’il s’agirait d’entendre votre vers qui considère qu’il s’agit de « fertiliser la poussière » ?

Tout à fait, le poème crée et resserre les liens, et les mots « nos cicatrices / se frottant et fertilisant nos / poussières » évoquent des poussières fécondes et fécondantes d’une part, vivantes, comme le pollen, et des poussières cosmiques d’autre part, qui participent à la création de nouveaux mondes, que j’entends comme celle de nouvelles langues.

Tant qu’il y a de la poésie, il y a de l’espoir, pourrait-on dire platement, et la solitude de notre monde dévasté est plus supportable. Il faut continuer à écrire, à croire en le pouvoir du verbe, continuer à traduire aussi, puisque traduire c’est frotter des langues ensemble pour produire les étincelles lumineuses d’une nouvelle langue.

Écrire de la poésie, en traduire et faire l’amour, c’est la même chose : ce sont des frottements et des formes… de résistance têtue, qui contribuent à la poétisation du monde et au don d’espoir – ce sont des gestes politiques. La poésie, l’amour et la traduction sont des rebelles qui sont dans le toucher, le partage, le don de soi, le mouvement vers l’autre.

L’étreinte amoureuse est une union qui restera toujours révolutionnaire, par les changements fondamentaux qu’elle peut provoquer dans les êtres et leurs destinées ; la poésie et la traduction aussi.

Enfin, Parler peau, comme en amour, est un livre à deux. Vous le signez avec Philippe Agostini qui, par ses dessins, accompagne vos poèmes. Comment s’est déroulé le travail avec lui ? Comment s’est opéré le choix des peintures qui constellent l’ensemble de Parler peau ? Diriez-vous que votre travail avec Philippe Agostini consiste à déconstruire précisément la peinture comme simple illustration ?

Les éditions d’art et de poésie Æncrages & Co réalisent des ouvrages qui marient toujours un poète et un artiste. Mon premier livre édité chez elles, Kvar lo (2016) comporte des peintures de Caroline François-Rubino. Et ce que vous dites est très juste : c’est comme une histoire d’amour, on collabore sur une œuvre parce qu’on est tombé amoureux du travail de l’autre.

 

 

La première fois que j’ai vu le travail de Philippe Agostini, il accompagnait des poèmes d’Armand Dupuy dans le livre Ce doigt qui manque à ma vue (Æncrages & Co, 2015). J’ai été frappée par la façon dont il avait posé les couleurs, je sentais fortement le geste de la main, il y avait quelque chose de « franc » et de « physique » qui m’avait séduite, beaucoup de mouvement, c’était très fort, on sentait que la couleur était l’aboutissement d’une recherche profonde, qu’elle venait de loin. Philippe et moi avons participé à des événements littéraires et artistiques organisés par Æncrages et émis au fil de nos discussions le souhait de travailler ensemble un jour. C’est donc tout naturellement que je lui ai envoyé le tapuscrit de Parler peau, qui lui a plu.

Il a travaillé à son atelier, puis à celui des éditions et m’a envoyé de temps à autre des images des différentes études et des essais effectués pour me montrer le cheminement de sa pensée. Il avait bien sûr carte blanche et a opéré les choix lui-même. N’étant pas peintre, je n’étais qu’en mesure de commenter son travail avec admiration et gratitude.

Les ouvrages réalisés par les éditions Æncrages & Co, bien que présentant ce qui est communément appelé des illustrations, ne comportent pas exactement d’interventions graphiques qui illustrent, à proprement parler, de façon figurative j’entends, les textes les accompagnant dans un même livre. Même s’il arrive au poète et à l’artiste de se concerter durant le processus, ou pour le choix final des peintures, chacun des deux travaille sa matière de son côté et reste totalement libre de proposer ce qu’il ou elle a créé. Ensuite il existe des contraintes éditoriales et techniques à prendre en compte, concernant la longueur du texte, la forme des poèmes et le nombre de couleurs des peintures, par exemple. Si l’artiste travaille à partir du texte, comme dans le cas de Parler peau, il veille à exprimer quelque chose qui est à la fois en rapport direct avec le texte et avec sa propre vision du monde et façon de travailler : le texte est filtré par les yeux de l’artiste qui restitue son interprétation.

Philippe Agostini m’a dit qu’à la lecture du tapuscrit plusieurs motifs se sont imposés à lui : « Les fragments des corps, l’intérieur et l’extérieur, le grain (peau/sable). Je voyais une palette plutôt chaude (d’où les jaunes, bruns, orcres et oranges), une matérialité assez mouvante avec des jeux de profondeur discrets… et un contrepoint de lignes plus sombres pour nouer la présence des motifs fugaces (le pli des draps, l’ondulation d’une ombre sur le sol, la courbe d’une hanche, d’une épaule ou d’un sein). En somme, l’idée était de trouver une équivalence qui fasse flotter les plans, jouer sur un effet de zoom du/des corps (décor charnel) avec ses contacts, ses affleurements et ses griffures. J’ai pensé à la séquence de quatre impressions comme un polyptyque, soit une autre vision de ces mouvements « corps-paysage » pliés (et donc dissimulés) dans les pages du livre ».

Ainsi, comme le dit si bien Philippe Agostini, il ne s’agit pas d’illustrer mais de « trouver une équivalence », comme quand on traduit de la poésie, et de proposer « une autre vision » du texte.

Sabine Huynh, avec Philippe Agostini, Parler peau, éditions Æncrages & Co, « Voix de chants », novembre 2019, 48 p., 18 €