C’est dans la collection l’Arpenteur de Gallimard que paraît le deuxième roman de l’écrivain, traductrice et scénariste Georgina Tacou. Cet évangile d’un genre particulier s’ouvre dans toutes les acceptions du terme par la fascination de Flora la narratrice pour Mars, l’œuvre unique de l’écrivain suisse Fritz Zorn (1944-1976), immense succès littéraire de la fin des années 70.
Dans une sublime première partie tout en monologue devant un psychanalyste, le livre mixe avec brio la forme romanesque et la critique littéraire. L’auteur le sait probablement et bénéficie manifestement de la force de traction créatrice d’une autre œuvre quand il est question d’écrire : il s’agit du même engagement essentiel et les allers retours incessants entre la vie de Zorn et la sienne, en pleine saison infernale intérieure, sont là pour éclairer la route. « J’en avais été convaincue; tant que les livres aimés étaient là, la solitude m’épargnerait toujours. Mais plus je lisais, plus l’absence de réconfort devenait cinglante. Je lisais, je lisais, je lisais jusqu’à n’y plus voir, aux larmes, jusqu’à ce que les lettres se harponnent les unes aux autres, amarrées jusqu’à ne plus former sur la page que des lignes de charbon, muettes, sourdes, indéchiffrables. » Zorn prend la forme d’une pierre brute et concrète, d’une référence de vie.
« C’est avant tout le livre d’un immense écrivain, porté par une voix puissante, implacable, qui fait mouche et sens, un livre révulsé, une apologie de la colère, qui vous lamine, vous entraîne sans pitié là où l’on ne veut pas aller, cet endroit si inconfortable : au cœur des choses. » Flora est dans le centre palpitant du monde au moment où ce sacré Mars, dieu et stratège (quelle carte de visite !) devient son ombre portée : elle cite de mémoire la géniale dernière phrase du roman, comble des combles pour un Suisse : » Je me déclare en état de guerre totale. «

Le livre bascule alors dans une deuxième partie polyphonique où la narratrice, internée dans « le Refuge », une clinique psychiatrique située dans la bien nommée Merveil-sur-Arc, va traquer et cerner de discrètes épiphanies dans les halos des comportements et des paroles des égarés-internés. Alexia, Judith, Vasco, François et Karim s’y jaugent en diagonale et échangent dans autant de segments narratifs ambitieux à la première personne. Qu’apprend Flora parmi eux ? » Ce que le monde refuse : la fantaisie, l’élan, les audaces minuscules. Ces petites choses qui, si on ne les tente pas ici, ne seront jamais tentées. » Il s’agit tout simplement pour ces êtres de recommencer à être là où cela semble impossible. « Il y a dans le Refuge un silence dans le silence, un trou dans un trou. »
De ce fond double, elle sortira et c’est là que l’écriture de Tacou bascule à nouveau pour s’inviter au sein de la pensée du fils de Flora. Dans ce troisième et dernier temps plus enjoué, la grammaire et la syntaxe du jeune homme réfractaire à la technologie et spectateur de l’amour hors norme de parents pourtant séparés pousse le lecteur dans un humour doux amer. Ainsi ce passage émouvant qui paraît enregistré dans la vie même. « D’un coup, mon père a prononcé les mots « spliff » et « bite ». Ils ont pleuré de rire. Littéralement, des larmes roulaient sur leurs joues. Je les trouvais laids. J’étais super embarrassé, je suis parti m’enfermer dans ma chambre. Je déteste les voir comme ça, vacillant au bord de leur chaise, à deux doigts de tomber au sol, se tenant l’estomac. Ils avaient peut-être fumé un joint mais je crois que même pas. Des gosses. »
Un texte triptyque moderne et puissant où styles et focales narratives se croisent pour mieux trouver leur chemin.
Georgina Tacou, Évangile des Égarés, L’Arpenteur Gallimard, janvier 2020, 198 p., 18€ — Lire un extrait