Exercice de dépossession: Liliane Giraudon (le travail de la viande)

La quatrième de couverture le dit : on peut entrer dans le livre comme on l’entend, « on peut lire ce livre dans le désordre ». Ce livre de Liliane Giraudon, le travail de la viande (sans aucune majuscule, donc), n’est pas un livre fléché, ordonné selon les attendus habituels : sans début ni fin, pourrait-on dire, mais un ensemble de morceaux, de pièces juxtaposées, cousues ensemble comme un patchwork sans haut ni bas ni centre. Le titre signifie cela : l’absence de majuscule, le fait qu’il reproduise simplement un syntagme du livre, le montre moins comme une phrase que comme un fragment extrait d’un flux, un morceau ajouté à d’autres morceaux, ajout exhibé tel quel, sans jointure ou synthèse grammaticale et logique.

L’écriture de Liliane Giraudon est une langue morcelée, écrire étant morceler la langue autant que coudre ensemble ces morceaux, les juxtaposer comme une multiplicité sans soumission à l’ordonnancement commun, tel le mur de pierres sèches évoqué par Deleuze, mur sans ciment où les pierres résonnent entre elles sans être liées par la logique d’un raisonnement : juxtaposition plutôt que liaison, échos plutôt que syllogismes, coutures aberrantes plutôt que synthèse lisse et propre.

Si la langue est morcelée, si ce morcèlement est exhibé en tant que tel, c’est parce que la langue est aussi langue, organe charnu, viande que l’on peut découper et recoudre monstrueusement. Le titre du livre, le travail de la viande, peut aussi s’entendre comme le travail de la langue, travail de la langue comme chair et viande, travail subi par la langue mais selon sa propre logique de viande, travail effectué par la langue mais là encore selon cette même logique. Comment écrire lorsque la langue est de la viande ? Ecrire n’est pas spontanément utiliser la langue, écrire devient couper, découper, assembler des morceaux, enregistrer dans l’écriture ce qui advient à la langue-viande, à la langue-corps, sa nervosité, sa force, sa putréfaction. L’inverse, donc, d’une fantaisie charcutière ou d’un plat sophistiqué, dissimulateur.

Ecrire serait plutôt un ascétisme étrange consistant à manger cru, à recracher, à mastiquer, à constituer des corps monstrueux faits de morceaux de viande, à contempler tous les pourrissements possibles de sa propre langue. Ce serait défaire/découper la langue, à la fois celle qui est dans notre bouche et celle que l’on parle. La langue de la bouche sert à parler comme à manger, à articuler les sons et à ingurgiter les aliments, mais elle ne peut d’ordinaire servir aux deux en même temps, la parole nécessitant l’abstraction du morceau de viande que nous avons dans la bouche, et de même, comme chacun le sait, « il ne faut pas parler la bouche pleine ». Pour Liliane Giraudon, écrire est au contraire faire se rejoindre les deux langues, c’est créer du bruit en parlant, introduire du bruit dans la musique, parasiter une fonction de la langue par l’autre, imposer à la langue parlée le sort dévolu à la viande, à la viande-langue : la découper, la mastiquer, rabattre une langue sur l’autre, les greffer l’une à l’autre, les travailler en même temps, le corps et le sens en même temps…

Écrire serait donc morceler, découper, défaire, agencer, coudre, greffer – le chapitre « Mouvement des accessoires » présentant uniquement des papiers découpés et jetés au hasard, laissés aux libres associations qui se proposent ou à celles effectuées par le lecteur. De fait, c’est l’ensemble du livre qui correspond à cette logique : juxtaposition de sept chapitres distincts, sans suite narrative ou logique, sans cohérence de genre, sept morceaux posés ensemble avec, entre eux, des échos, des récurrences, des divergences, des possibilités plutôt qu’un message clair, convenablement ordonné. Liliane Giraudon écrit chaotiquement, et elle n’en est pas du tout effrayée, au contraire, ou en tout cas la peur ne l’arrête pas.

Le livre est multiple, tel le mur de pierres sèches, telle une « machine de guerre » (Deleuze et Guattari, encore), se substituant sans cesse lui-même à l’unité surplombante, à l’homogénéité exigée, au pouvoir que l’histoire de la littérature ou que la logique des genres imposent à l’écriture : livre en fuite, livre de fuites, livre ailleurs et au-delà, nomade comme le désert. Et ce livre est ouvert, inachevé-inachevable, laissé à l’errance du lecteur, cet autre du livre qui est ici inscrit dans le livre. Livre pour un Nous, un On, anonyme plutôt qu’identitaire, pluriel plutôt que voix de son maître… « Aujourd’hui encore, hors de toute autorité, je poursuis ».

Les identités, justement, sont à travers le livre, envahies par le morcèlement : chacun, chaque chose est plutôt un ensemble de morceaux qu’un moi, une pluralité variable plutôt qu’une substance selon une essence fixe. Le livre n’est pas un livre mais plusieurs à la fois. Un homme est aussi une femme ou l’inverse. Parler de soi, c’est constater que l’on n’est plus ce que l’on était, que l’on a d’ailleurs plus ou moins oublié, c’est s’étonner de ce que l’on est devenu et que l’on ne reconnaît pas clairement. Parler de soi, c’est parler des autres, tous ceux que l’on n’est pas soi-même, car il n’y a plus de soi-même – parler des morts, des écrivains, des foules en révolte ou massacrées. C’est parler de la mort, de sa propre mort certaine mais inconnue. Chacun et chaque chose est un ensemble rapiécé de morceaux de ceci et de cela, tour à tour et en même temps ceci et cela, celui-ci et celle-là, soi et autre que soi, une collection de parties mal ajustées, d’événements plus ou moins discordants, une alternance subie, dans laquelle le Je ne peut que se perdre au moment où il s’affirme, c’est-à-dire où il dit la multiplicité qu’il est. La parole de celui-ci ne peut être qu’au-delà de lui, au dehors, sans centre et dispersée, immense : « avancer vers cette parole que je voudrais excentrique ».

On peut lire dans le travail de la viande une forme d’autobiographie ou en tout cas constater la présence récurrente d’un Je. Mais ce Je est sans cesse relié à d’autres : « je m’aperçois que cette fille aux mains coupées et qui a demandé qu’on lui attache les bras dans le dos c’était moi ». Il ne s’agit pas de parler de soi à travers d’autres, de parler de ce que l’on est en utilisant le masque commode d’un autre, et il ne s’agit surtout pas de s’identifier à d’autres. Il s’agit de reconnaître que l’on est soi-même autre chose que soi, un peuplement, que l’on est un bout de moi et un morceau d’un autre, un morceau de vie et un morceau de mort, présent et passé et futur. « On n’est pas seul dans sa peau », écrivait Michaux, et parler de soi, ou plutôt écrire le soi, revient à faire émerger les autres qui sont soi sans l’être, le soi n’étant pas non plus lui-même. S’il y a de l’autobiographique ici, plutôt que de l’autobiographie, le rapport à soi n’y est jamais complaisant, fasciné par un moi qui s’examine, s’exalte ou se déteste. L’autobiographique y prend la forme d’une écriture de l’autre, alterbiographie qui est la forme véritable d’un soi multiple, un On composé de morceaux découpés, agencés, déchirés, recousus et défaits à nouveau. Et donc : « Le véritable poème n’est pas propriété. La création n’est pas possession. Plutôt, peut-être, un étrange exercice de dépossession ».

Ainsi, le Je ne peut s’écrire qu’en écrivant avec des personnages de « fiction » comme avec des personnes « réelles », en reconnaissant leur inclusion en « soi », en « On » : Hélène Bessette, Pierre Reverdy, Vsevolod Meyerhold… Si quelqu’un signe des livres du nom de Liliane Giraudon, ce nom est peuplé, comme ses livres, d’autres noms et d’autres livres, d’autres événements, d’autres temps et d’autres lieux, d’autres mots, d’autres phrases (« ce que j’écrivais m’apparaît souvent / comme écrit par une autre »). Et ce nom se prolonge d’autres noms qui sont ceux d’amis ou d’une communauté que l’on appelle « famille » : Laurent Cauwet, Robert Cantarella, Nicolas Maury, Paul Otchakovsky-Laurens, le fils… C’est cette multiplicité que l’écriture déplie, multiplicité elle-même adjointe à d’autres, infiniment, celles des peuples, des opprimés, des femmes assassinées, des Syriens mourant sous les bombes… Ecrire sur soi, ce n’est justement pas écrire sur soi car le soi n’existe pas : à sa place un On, un ensemble disjoint, hétérogène, plus large que l’individu, plus large que soi. L’écriture de soi ne peut être que mondiale, historique et politique, anonyme, écriture d’un On nomade et dispersé (« […] quand je lis-écris c’est souvent nous. Ou plutôt on »).

le travail de la viande est fait de ces voix des autres qui sont ma voix. Ce sont ces voix qui, de différentes manières, sont recherchées et articulées dans les différents chapitres pour former une écriture multiple de voix plurielles : On parle, ça parle, « dans ma tête ça marmonne ». C’est l’état d’une communauté disparate qui se dit, c’est l’état du monde qui se dit. Et lorsque l’on se dit soi, c’est toujours en tant que différent/différant de soi, sans mémoire précise, dans l’étonnement : « Je suis éberluée de vivre encore / D’être une vieille » ; « Je suis sidérée d’être vieille » ; « Je suis abasourdie de vivre encore ». Si Je ne se reconnait pas, c’est qu’il subit un cours du monde qui l’éloigne sans cesse de soi, qui lui ajoute d’autres choses, d’autres morceaux différents, divergents : mon passé n’est pas mon passé, mon corps n’est pas mon corps, qu’est-ce que ce corps qui est désormais le mien ? qu’est devenu le corps que je croyais avoir ? La viande du titre est aussi le corps comme une viande laissée hors du réfrigérateur et qui se flétrit, qui moisit, pourrit, se couvrira de vers – et que l’on ne reconnait pas alors qu’il s’agit de soi.

La mémoire pourrit également, se désagrège, comme l’existence, comme ceux et celles qui meurent. Là encore, s’il y a de l’autobiographique, il n’est pas question de narcissisme ou de voyeurisme/exhibition de soi : la contemplation de soi est la contemplation la plus aiguë de son altération, des processus qui nous travaillent et nous défont, nous rendent multiples et nomades. S’il y a une forme de cruauté objective, presque stoïcienne, dans cette autocontemplation, elle n’est que la cruauté de la vie elle-même.

Selon la logique de ce livre, tout pourrait s’y déverser, tout devrait en droit pouvoir y coexister avec tout. Liliane Giraudon reprend la figure du coup de dés de Mallarmé et la transforme en jeu des osselets, introduisant dans la désincarnation mallarméenne les os, le corps, la viande : « Les osselets s’y distribuent comme des lettres ». L’écriture est un jeu avec des dés, un jeu avec des osselets où le lancer ne détermine pas la combinaison finale pas plus que l’ensemble des combinaisons possibles qui s’ébauchent pendant le temps où les dés ou les osselets retombent selon une pluralité de versions possibles. Chez Liliane Giraudon, l’ensemble de ces possibilités entre dans le livre qui n’est pas un livre mais une pluralité de livres possibles et réels en même temps, des possibilités affirmées ensemble plutôt qu’un livre comme un tirage final effaçant tout ce qu’il aurait pu être. Dans cette idée du livre ou de l’écriture, le hasard joue un rôle essentiel : non le hasard en tant que n’importe quoi mais comme tirage de combinaisons, d’associations, de coexistences inédites. Par le hasard, tout peut coexister, tout peut être redistribué selon un nouveau hasard, lorsque l’on relance les osselets, ce qui revient à dire que rien ne peut jamais être identique à soi ou que les autres ne le sont jamais définitivement.

Ceci est une façon de comprendre que le travail de la viande est aussi un livre de poétique, une théorie/pratique de l’écriture et du poème. Le poème ici ne correspond pas à un genre mais à une liberté ou un nomadisme de l’écriture qui fait exister sa propre pluralité, la multiplicité qu’elle est et qui la traverse. Le poème, c’est l’écriture transgenre, sans genre défini et identifiable, une écriture acentrée, multiple, mondiale. Une écriture de la langue et contre elle. Avec soi et contre soi, un exercice de dépossession, de désappropriation : « […] écrire c’est supprimer celui ou celle que l’on est. Ou croit être ». Une écriture pour le poème, contre « le blaireau littéraire », contre « la montée de l’insignifiance ». Ecrire poétiquement, c’est être pour le poème et contre le monde qui l’empêche, c’est-à-dire contre ce qui empêche la vie et la massacre, contre ce qui traite le vivant comme, justement, de la viande à découper, à tabasser, à tuer : les hommes exerçant leur violence contre les femmes, les flics exerçant leur violence contre les corps, les bombes déchiquetant les chairs, les Etats fusillant, exterminant…

Une telle écriture ne peut être rassurante, protectrice, consolatrice : « arrêtons de voir / la littérature comme un enclos / protecteur une / réparation du vivre / il faut cracher dans la soupe ». Elle ne peut être qu’agressive, résistante, ouverte au monde et s’y exposant, c’est-à-dire agressive et amoureuse. C’est-à-dire encore : ouverte à soi, à sa propre puissance, et s’y exposant. Écriture de la vie, donc, y compris dans le fait que la vie implique la mort – la mort comme processus, non la mort comme état, la mort qui est l’altération de soi et de tout ce qui existe, l’altérisation de soi et de tout ce qui existe, la mort comme relance incessante du hasard. La mort au travail, comme Cocteau le disait du cinéma, comme le poème le dit de la vie.

Liliane Giraudon, le travail de la viande, éditions P.O.L, décembre 2019, 160 p., 16 € — Lire un extrait