Philippe Rahmy, c’était – j’aimerais tant pouvoir continuer à écrire « c’est », et peut-être devrais-je le faire, adoptant sa façon à lui de rester libre, en refusant « de contempler la réalité en face » (Pardon pour l’Amérique, p. 83) – un regard qui sondait jusqu’au tréfonds de votre abîme pour y cueillir vos débris d’étoiles, qui les ramenait à la surface, et qui riait avec vous en comparant leur état piteux avec celui de ses propres bribes (« les petites choses. Jamais de larmes, jamais de cris », p. 43). Ce qui peut paraître insignifiant, risible ou méprisable aux yeux des hommes communs, Philippe Rahmy, dans ses livres tout comme dans la vie, en faisait des pépites uniques (« trouver de l’intérêt et même de la beauté aux fissures dans les murs », p. 147), et il s’ingéniait à détourner ce qui avait réduit les sorts en miettes pour édifier dans son œuvre des vies toujours dignes d’attention, des existences de vainqueurs envers et contre tout. Ainsi, dans son dernier opus, Pardon pour l’Amérique, hélas posthume (l’auteur, victime de la maladie des os de verre, nous a quittés le 1er octobre 2017, à l’âge de cinquante-deux ans), en se plaçant sous l’égide de Bertolt Brecht, qu’il cite en exergue, il prend dans ses bras, « à pleins bras » comme il aimait à dire (et ses bras, malgré la fragilité de leur os, étaient « costauds », comme il disait lui-même, parce que d’étreinte généreuse), les laissés-pour-compte de la société américaine d’aujourd’hui et d’hier – non seulement bannis, mais également exploités, violentés, écrasés, emprisonnés, oubliés, tués – et il les ressuscite en révélant la lumière qui luit encore sous les couches de travers et de torts qui leur ont été attribués : « Qu’ils soient ou non coupables ne peut occulter la raison qui les maintient en vie » (p. 276).
Pardon pour l’Amérique, ouvrage singulier, ni roman ni récit ni essai ni mémoire, et pourtant un peu tout cela à la fois, s’ouvre sur la Floride telle qu’elle est peu de temps après l’investiture de Donald Trump, à première vue une terre de carte postale, mais très vite les descriptions caustiques de Rahmy contribuent à faire craquer le vernis des voiturettes de golf, des Cadillac customisées, des bronzages ostentatoires, des corps bodybuildés et des dentiers dernier cri. Notre regard fasciné par tant de platitude clinquante est habilement récupéré par l’auteur, qui le charge, par le biais d’une écriture claire et exacte, de sa propre compassion, avant de le diriger sur les personnes au service des nantis, ces opprimés qui leur servent de témoins, mais, comme le rappelle l’auteur en citant Paul Celan, « qui témoigne pour le témoin ? », eh bien Philippe Rahmy lui-même, qui écrit et qui parle, les auréolant de son verbe éclatant et poétique. Les fragiles et les exploités de la Floride actuelle deviennent par extension les fragiles et les exploités de l’Amérique et du monde entier, « ceux qui, malgré leur disgrâce, ont encore une certaine espérance » (p. 57), que Philippe Rahmy s’obstine à leur insuffler, malgré le sordide de leur existence. Une espérance d’encre empathique pour « ceux qui avouent leur solitude, une solitude si profonde qu’elle les rend uniques et semblables à n’importe qui » (p. 60). Le mot « solitude » est posé. L’écriture de Philippe Rahmy est celle d’un homme que la maladie des os de verre aliène et condamne depuis la naissance, elle se trouve à la croisée de la souffrance et de la fureur qui découlent du sentiment d’impuissance éprouvé par quiconque se retrouvant affaibli et isolé contre sa propre volonté (« j’étais un gamin banal et rêveur, dont la particularité était de souffrir toujours. […] poli et tranquille par obligation, mais plein de rage, car parfaitement lucide […] prisonnier de ma condition […] en présence du sadisme et de la dévotion des personnels soignants », p. 281-285). Ceux qui savent ce que signifie être tyrannisé par la douleur savent également combien celle-ci peut « vivifier » (p. 283), « tirer du tombeau » (p. 286), peut devenir force de vie et de création : « Le lendemain, après avoir appris mes devoirs, à nouveau terrassé par la douleur, brûlant de fièvre, j’écrivais mon premier poème » (p. 290).
Philippe Rahmy, romancier, essayiste et poète de la douleur dont les recueils magnifiques ont été publiés chez Cheyne Éditeur, découvre qu’il déteste autant qu’il aime l’Amérique, « d’un amour aveugle et sourd qui refuse de voir et d’entendre ce qui est, de contempler la réalité en face » (p. 83), un amour d’activiste, d’engagé enragé. Il réalise qu’elle lui ressemble. Il l’aime pour son accueil des esseulés au sein de sa solitude infinie, et l’on soupçonne qu’il comprend que par là même elle s’isole, tout en esseulant, en créant les esseulés, comme Mary Shelley a enfanté Victor Frankenstein, qui a lui-même créé le monstre. Dans Pardon pour l’Amérique, Philippe prête en quelque sorte sa voix à la fois à la servante des Frankenstein, condamnée et exécutée bien qu’elle fût innocente du crime dont on l’a accusé (le meurtre du frère de Victor), et au monstre assassin qui nourrit une haine féroce contre ceux qui l’ont rejeté et humilié. La cruauté de la société se retourne contre elle-même : elle a engendré une lignée de monstres représentant un grave péril pour les hommes. Elle se voit donc contrainte de les enfermer, dans des institutions carcérales ou psychiatriques. L’écrivain entreprend de se rendre en prison pour libérer la voix d’Américains condamnés à mort ou à perpétuité, à tort ou à raison (« l’homme mauvais m’émeut aux larmes », p. 154. Il s’accroche à la possibilité qu’ils ne sont pas coupables, et aux chiffres, qui disent que « 75 % des personnes emprisonnées aux États-Unis le sont pour des actes non violents », p. 89), pressentant que la société est aussi monstrueuse que le monstre, qu’elle est un monstre à têtes multiples, une horde sans pitié pour les faibles, qui sont eux-mêmes devenus des monstres, d’avoir été constamment humiliés, rejetés. Henri Michaux, un autre poète exalté par la douleur, n’a-t-il pas écrit : « Je suis né troué / […] Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine, / Mais il y souffle un vent terrible, / Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance, / Malédiction sur toute la terre, sur toute la civilisation, sur tous les êtres à la surface de toutes les planètes, à cause de ce vide ! »
Philippe Rahmy m’a écrit ceci un jour : « Je sais aussi, comme toi, que nous abritons un sauvage, une bête féroce, imperméable à l’empathie, innocente du devoir, hostile à l’héritage, un monstre, un tigre ou un diable, un enfant obstiné devenu lumière à force de refuser le monde. Cette créature est d’une jalousie astronomique. Je me dis ces choses pour moi sans y croire, mais je me les dis car elles font partie de mon panthéon, de la machine à écrire, elles aussi » (courrier du 21/04/2014). Quatre ans plus tard, je comprends, en lisant son dernier livre, qu’en faisant parler ces hommes et ces femmes devenus monstrueux d’avoir été exclus, il laissait parler la créature haineuse en lui, celle née de la rage engendrée par sa condition de malade condamné qui s’est nourri « de poussière, de silence, de mépris » (p. 147) : « La douleur fait le monstre. Douleur physique et morale. […] je veux que celui en face de moi ressente ma souffrance. Je n’ai d’autre but que de lui faire comprendre ce que j’endure depuis toujours » (p. 59). Plus loin dans le livre, cette confession : « Je ne parviens pas à condamner cette sauvagerie qui pourtant m’oppresse, me fait suffoquer. Elle éveille en moi une violence équivalente, sinon pire » (p. 153), puis cette autre : « Les viols dont j’ai été victime ont glissé sur moi avec les larmes que je versais, avec les mots orduriers que mes tourmenteurs bavaient à mon oreille » (p. 286). Et enfin : « Henri […] par certains aspects moraux, du moins en ai-je l’insupportable intuition, me ressemble beaucoup » (p. 305). Pardon pour l’Amérique acquitte le monstre qui est en nous.
Ce livre offre aussi une critique salutaire de l’appropriation nationale de la mort d’individus pour en faire des morts héroïques, des « morts pour la patrie » ; cette élévation et glorification des soldats morts étant une façon détournée de glorifier la guerre. Dans un désir évident de rompre avec la transmission de la croyance qu’il est admirable pour des êtres humains de sacrifier leur vie pour une cause nationale, dans une volonté de couper le lien entre le soldat et la nation (« cette femme de héros qu’aucun homme ne pourra plus approcher sans souiller l’Amérique », p. 79) et de libérer les corps devenus propriété nationale, Philippe Rahmy redirige notre regard sur la vie et la mort des vaincus, des innocents, des faibles, des marginaux, « des clochards, des rats, des ordures » (p. 145), des invisibles traités d’inutiles : enfants, handicapés, personnes malades, âgées, indigents, délinquants, drogués, prostitué(e)s, animaux (« ne jamais me couper de ce monde bestial, trois fois rien sous le soleil », p. 21), mais aussi femmes, Noirs, Indiens, Asiatiques, Mexicains, immigrés, clandestins, homosexuels, etc. – il nomme tous ces êtres qui ont été soit écrasés soit ignorés par la société arrogante et belliqueuse car tenus pour perdus d’avance, et il insiste pour en faire des héros, non seulement en les nimbant de sainteté morale, mais aussi en livrant leur perspective unique de personnes ayant survécu aux terribles souffrances engendrées par les luttes et les épreuves indicibles qu’ils ont traversées. Si la gloire au front est synonyme d’endurance des pires privations, atrocités et conditions dégradantes à la fois physiquement et moralement, sous la menace constante de la mort, alors les créatures écartées de la société des vainqueurs sont également à célébrer, pour avoir enduré des conditions de vie tout aussi inhumaines, et ce dans la relative indifférence des reporters, car résultant de malgouvernance et d’injustices sociales.
Toute vie a un sens, nous rappelle Philippe Rahmy dans chacun de ses livres (qui nous ont menés en Chine, en Allemagne, en Israël – ce Jack Kerouac égypto-suisse m’avait confié en préparer un qui se déroulerait en Argentine, et qu’il songeait au Congo), et plus particulièrement dans Pardon pour l’Amérique, un livre politique et pas politiquement correct qui balaie le mythe fondateur du self-made man américain, pour révéler l’illusion d’un mythe qui continue à affirmer éhontément que le dur labeur et la détermination conduisent immanquablement à la réussite, en passant à la trappe le racisme, la discrimination, l’histoire et la nature sauvage des hommes. Ce qui nous paraît moral ou pas l’est parce qu’on nous a persuadé que ça l’est ; c’est la culture qui crée les systèmes de valeurs et la réalité dans laquelle nous vivons, ainsi que les monstres qui nous effraient. Celle des médias gouverne les récits qui seront transmis comme des mythes, en l’occurrence ceux du rêve américain ici. Philippe Rahmy lui tourne le dos pour tendre le micro à « la masse des citoyens privés de droits civiques » (p. 89), ceux qui font honte à l’Amérique tyrannique de Donald Trump, cette Amérique à la mentalité simpliste qui oublie qu’on n’est pas toujours responsable de la condition dans laquelle on se trouve, qu’on peut y avoir été enfermé contre sa volonté, dès la naissance par exemple, et qu’on ne peut pas toujours s’en échapper, tout n’étant pas que question de bonne volonté. Pardon pour l’Amérique est un livre qui, en exposant faits et mensonges concernant une vision américaine unitaire et fasciste, se place dans la lignée du travail engagé et ancré dans la réalité de Muriel Rukeyser, Charles Reznikoff, ou encore Truman Capote, que l’auteur évoque comme « un frère » (p. 24). C’est le livre du miroir aux alouettes brisé dans lequel Philippe Rahmy montre la mort de l’innocence, la fin de la beauté des rêves (pervertie par le mythe du rêve américain), la victoire de la désillusion et du mal, et l’origine du fascisme.
Pour finir, me revient cette phrase entendue dans Si j’avais quatre dromadaires de Chris Marker : « Et les pauvres sont toujours là, jour après jour, et jour après jour nous continuons de les trahir ». Ainsi que celle-ci : « Quand nous allons là-bas, ce n’est pas pour nous émerveiller […] c’est pour étendre aux dimensions d’un pays la tendresse dont nous avons fait l’apprentissage entre des pères décorés, des mères bavardes et des petites sœurs avec des nattes » (Si j’avais quatre dromadaires, 1966). Voilà, il nous reste la tendresse, comme les animaux (« les crocodiles […] ont survécu non pas à cause de leur férocité, de leurs crocs, de leur carapace, mais parce qu’ils ne sont que tendresse et précision », p. 20). En tant qu’êtres humains, il nous reste aussi la littérature, peut-être la seule à pouvoir pardonner à tous. « Seule la littérature. » (p. 311, la dernière du livre), si seule désormais sans Philippe Rahmy.
Philippe Rahmy, Pardon pour l’Amérique, La Table Ronde, 2018, 320 p., 22 € — Lire un extrait