2020 vit dans l’événement du grand retour d’Eugène Savitzkaya qui, avec la parution chez Minuit d’Au pays des poules aux œufs d’or, livre l’un de ses plus grands textes. Histoire fabuleuse d’un héron et d’une renarde, ce conte d’une beauté conjointement éthérée et tellurique ne cesse d’interroger son propre genre : fable ou roman ? Cinéma ou pur roman ? Dans ce texte d’une jouissance verte, où la nature revient aux hommes, Savitzkaya démontre encore combien, patient inventeur de notre littérature contemporaine, il s’affirme comme l’un des écrivains majeurs de notre temps. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre le temps d’un grand entretien du romancier et poète qui signe l’un des textes déjà parmi les plus remarquables de cette année.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide nouveau roman, Au pays des poules aux œufs d’or. Dans ce récit épique, vous contez l’histoire fabuleuse de « deux protagonistes » qui « n’avaient que faire des apparences. L’un était héron, l’autre renarde, bien que d’aspect humain. » Comment et dans quelles circonstances est né ce texte ? On pressent que vous portez en vous ce livre depuis longtemps puisque, en effet, vous avez commencé à en évoquer publiquement la rédaction dès les années 2000. La gestation sinon l’écriture de ce récit se sont-elles ainsi déployées sur plusieurs années ?
Ce texte est né en Russie. A fin du siècle dernier et au début de celui-ci, j’ai voyagé en Russie, Sibérie et Ukraine sur les traces de ma mère, mais dans l’intention de faire une sorte de premier repérage en vue de la construction d’un film. Un premier texte naquit sous la forme d’un scénario. En territoire russe, je voyageais avec une cinéaste belge connaissant le pays. Et j’étais chargé, tout en écrivant l’histoire, de porter du matériel cinématographique. J’avais également appris à charger de la pellicule à l’aveugle. Il y eut des voyages et des bouts de séquences furent tournés. Puis vint le scénario qui ne trouva pas de production. Je me proposai de le transformer en récit, en roman à ma façon mais fortement teinté de russophilie et situé au cœur d’un monde sauvage, de la sylve vénérable. Occupé à diverses tâches et activités, j’ai délaissé l’écriture de ce texte n’y revenant qu’à intervalles plus ou moins longs.
Intéressons-nous sans attendre aux personnages principaux d’Au pays des poules aux œufs d’or, à savoir le héron et la renarde. « Personnages principaux » : à vrai dire, rien n’est moins sûr tant, en effet, ce couple n’occupe guère une place centrale dans le roman et se tient comme les fraudeurs du récit. On les voit comme à la dérobée, comme s’ils étaient des accidents de l’histoire que raconte le narrateur.
Diriez-vous ainsi de vos deux protagonistes qu’ils passent dans votre récit comme on passe en fraude ? Sont-ils, dans votre esprit, une manière de non-héros, sujets à tant de métamorphoses qu’en fait, le lecteur doit les prendre comme des invitations à un monde plus large d’histoires et de personnages dans lequel ils évoluent ? Est-ce que ce héron et cette renarde ne sont pas les cochons farcis de votre récit, les chevaux de Troie d’autres personnages ? Comment les avez-vous conçu ?
J’aime beaucoup cette idée de fraude. Elle est fondatrice. Dans le film que nous voulions construire, ces deux-là étaient les personnages principaux, les protagonistes et même des machinistes déplaçant les décors. Et les êtres humains que nous croisions dans nos périples en train, en bateau ou en charrette, la cinéaste Marie André et moi, entraient comme par magie dans le projet de notre film en habit de tous les jours. Au milieu de la nature opérante, ils sont contre nature et en cours de métamorphose. Leur seul avatar authentique est peut-être l’ombre de leurs deux silhouettes portées sur la tôle d’un portail d’Astrakhan. Il me fallait des personnages de fables, des personnages familiers des contes russes ou indiens (je songe au Pancatantra).

Si la couverture d’Au pays des poules aux œufs porte la mention de « roman », on ne peut manquer néanmoins dès les premières pages de s’interroger sur la qualification générique de votre texte. Dévoilant un monde fantastique enthousiasmant ou un univers merveilleux terrifiant, votre récit paraît s’écrire à la croisée du conte et de la fable, comme un La Fontaine d’après désastre.
Ma question sera double : diriez-vous ainsi qu’Au pays des poules aux œufs d’or est, depuis son merveilleux teinté d’horreur, un conte cruel et enchanteur ?
S’agissant toujours de la qualification générique de votre récit, on sait aussi que vous appréciez le conte pour sa forme musicale : est-ce dans cet esprit que vous avez construit votre récit qui est rythmé notamment de retours de formules à intervalles réguliers comme « Il était une fois. Il sera un jour » ? Est-ce que, par ce jeu du rythme, le conte n’est pas pour vous la forme de récit la plus poétique ?
S’il vous paraît cruel et enchanteur, et conte, j’en suis très heureux. C’était la seule ambition du livre, lui trouver un terreau approprié et laisser apparaître les strates dont est composé ma mémoire russo-polonaise. Mes parents m’ont nourri de contes et le russo-polonais a été ma première langue, à la fois maternelle et paternelle. Et la poésie, mon langage d’initiation. La plupart des formules que je trouve en composant un livre sont des ébauches de chants. Mais je suis contre la rime qui banalise l’expression, en la balisant.
A l’instar de Mentir, En vie ou La Disparition de Maman, l’essentiel du récit d’Au pays des poules aux œufs d’or fait l’éloge répété et émerveillé à chaque instant du monde sensible. La nature y est en particulier célébrée dans sa puissance de création mais aussi bien dans sa fureur de destruction. « Voir, humer, entendre, écouter, percevoir, goûter, tâter, caresser, croquer et boire » : telle est la liste de désirs de votre héron et de votre renarde. En quoi l’écriture s’impose ainsi pour vous comme un amour de l’expérience sensible ? Vous évoquiez dans Fraudeur « une jouissance verte » de l’homme devant la nature : en quoi, selon vous, Au Pays des poules aux œufs d’or relève de cette même jouissance devant la nature ?
Ne pas embrasser avec son corps entier, tous sens dehors, la moindre parcelle des phénomènes parmi lesquels nous évoluons est comme manquer la rencontre capitale. Au pays des poules… a voulu faire apparaître la qualité du lien qui attache beaucoup d’êtres humains aux grands processus géologiques, neurobiologiques et biochimique. La composition du livre m’a donné l’occasion d’utiliser de nombreuses notes éparses, les premières prises au cours des voyages. Sur le squelette souple du scénario sont nés des diverticules. Je laissais des comptines parler à travers moi, presque sonores dans la nuit de la mémoire.
Évoquer la jouissance verte de votre écriture ne doit pas faire oublier également votre attention au sensible du langage. Peut-être comme jamais dans Au pays des poules aux œufs d’or se découvre dans votre écriture une attention au mot rare, à la recherche du mot qui résonne que trop peu dans le langage. La richesse lexicale, avec des mots peu usités comme autant d’œufs d’or, constelle la lecture de votre roman : s’agit-il pour vous de redécouvrir toutes les nuances du sensible de la nature en usant de mots rares, comme s’il s’agissait d’une écologie du langage ? Est-ce dans l’esprit de ce goût pour le mot rare qu’il faut comprendre votre éloquente formule : « On inventa l’écriture pour décrire les butins » ?
La diversité est à rechercher dans le lexique comme aux champs et aux bocages. La formulation est autant visuelle que sonore. Empruntant la langue française comme une échelle, une passerelle, un ponton ou l’escalier de service, on ne peut que surgir au beau milieu des phénomènes naturels et rituels. Ma passion pour la sonorité précise des mots me vient de mon maître, l’Izoard qui aimait le mot bleu pour le son du vocable.

Cette attention au sensible dans ses détails, dans ses poussières d’atome même renvoie dans Au pays des poules aux œufs d’or à un éloge constant de la vie, du vivant. On a le sentiment en vous lisant d’un grand cri de vie contre toutes les forces négatives : on ne cesse d’ailleurs de survivre à la mort, de revenir de la mort, d’être nietzschéen au point même que votre récit cite Nietzsche.
Diriez-vous ainsi que dans ce livre domine une manière d’éloge de la vie et de la création qui n’arrête pas de créer à la manière d’un élan vital inaliénable ? Dans cet éloge du vivre qui est le vôtre, on pense souvent aussi à Pierre Guyotat qui vient de nous quitter, Guyotat qui paraît infuser dans votre phrase. Diriez-vous comme il le suggérait dans Coma que « plus j’interviens physiquement dans la langue, plus j’ai la sensation de vivre ; transformer une langue en verbe est un acte volontaire, un acte physique » ?
Formuler est effectivement un « acte physique », une gymnastique, une méditation ayant comme véhicule une grammaire déjà ancienne. On formule comme on babille ou comme on hurle. On essaie de vieilles chaussures trouvées dans la rue et on les trouve à sa taille. Voilà l’impression qui parfois surgit pendant la composition d’un livre. J’ai aussi la sensation d’emprunter une forme libre aux contes traditionnels comme on prend un moyen de transport adéquat : la charrette, le traineau, le train ou le bateau. Rives, quais, tunnels restent en arrière. C’est le très long travelling latéral.
Ce qui ne manque pas également de frapper votre lecteur, c’est, comme nous commencions à le suggérer, combien Au pays des poules aux œufs d’or n’est pas uniquement un chapitre supplémentaire de votre œuvre. Comme Fraudeur qui, il y a 5 ans déjà, jetait une lumière nouvelle sur Mentir, votre premier roman, on a le sentiment qu’Au pays des poules aux œufs d’or s’installe peut-être paradoxalement comme l’avant-texte de votre œuvre même, sa préface enfin révélée. On y trouve, en effet, une manière de contre-genèse inaugurale, une genèse du désastre, une manière de folie originelle de la matière et d’un cataclysme à partir duquel vous écrivez depuis toujours.
Ma question sera double : s’agit-il pour vous dans ce récit d’offrir une sorte de réécriture, négative, de la genèse ?
Et plus particulièrement, diriez-vous ainsi qu’Au pays des poules aux œufs d’or raconte la genèse même de votre œuvre, ce qui précède Mentir qui s’ouvre précisément sur les fientes dans l’herbe et la poussière sur lesquels s’achève Au pays des poules aux œufs d’or ?
Je suis depuis presque toujours friand de genèses. J’aime leur multiplicité et leur constance. C’est le chant de ce qui a été inventé et qui s’invente à chaque fragment de seconde. La genèse de la Bible est l’une d’elle, l’une des cosmogonies dont l’homme poétique est le poète, le créateur, l’auteur pour parler avec le langage d’aujourd’hui.
Ma dernière question voudrait porter sur les influences qui innervent Au pays des poules aux œufs d’or : en vous lisant, on a le sentiment persistant et bientôt la conviction qu’une généalogie poétique travaille votre texte. On songe à Michaux et à Pinget d’une part pour le caractère fabuleux du texte du premier et pour le dépouillement poétique de l’agraire pour le second. En seriez-vous d’accord ?
Enfin, s’agissant du héron et de la renarde, si La Fontaine vient à l’esprit, on songe plutôt à Bouvard et Pécuchet mais aussi bien à Mercier et Camier devenus animaux malgré eux : avez-vous songé aux couples de Flaubert et Beckett en imaginant vos personnages ?
Le couple héron-renarde s’est imposé d’emblée, comme l’union insensée, ludique et onirique de deux espèces qui ne se fréquentent pas dans la réalité écologique du monde. Ce couple est signe de magie immédiate et de transgression. Il propose l’impossible comme un mouvement nécessaire déjà à l’œuvre, manifestation fulgurante d’une théophanie.
Eugène Savitzkaya, Au pays des poules aux œufs d’or, éditions de Minuit, février 2020, 192 p., 17 € — Lire un extrait