César 2020 : le bal des gens pires

Polanski, Nanterre, 2020 © Christine Marcandier

D’ordinaire, j’aime bien laisser les cuistres végéter dans leur ignorance et patauger dans le pédiluve de leurs idées toutes faites. En temps normal, j’apprécie de ne pas voir relayés les propos des incontinents notoires qui n’ont rien de mieux à faire que de venir se répandre par le truchement de la surface médiatique qu’on leur accorde si généreusement. Mais nous ne sommes pas en temps normal, nous avons dépassé la « normalité » depuis bien longtemps, depuis que l’on prend les essayistes de plateau pour des intellectuels, les polémistes professionnels pour des résistants ou les cons pour une fatalité.

Aujourd’hui pourtant, j’ai envie de contrevenir à mes principes et vous parler d’une tribune publiée sur FigaroVox à l’heure du déjeuner et d’un tweet posté un peu plus tôt sur le réseau dit social où n’importe qui peut faire sous lui en moins de 280 caractères et en toute tranquillité. A l’instar de l’un des deux tristes sires objets de ma colère du jour, pour emprunter au vocabulaire des prix, les deux nominés se nomment donc Joseph Macé-Scaron et Gilles-William Goldnadel.

© Capture d’écran Tweet Joseph Macé Scaron

Le premier s’est fendu vers 11 heures d’un tweet bouillonnant de haine non feinte à l’endroit de Virginie Despentes qui a signé dans Libération une tribune magnifique et nécessaire en réaction à ce qu’il s’est passé lors de la cérémonie des César vendredi dans la nuit. Ou plutôt à propos de ce qu’il ne s’est pas passé et pas dit au cours de cette nuit où l’académie a célébré Roman Polanski pour la 10e fois.

Le souci avec ce tweet c’est que Joseph Macé-Scarron use de la rhétorique bien connue des extrêmes, des dictatoriaux en puissance et des penseurs à la petite semaine qui consiste à ne pas répondre au fond et à blâmer celui qu’on interpelle pour tout autre chose. Par application de la morale de la fable selon laquelle « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage », Joseph Macé-Scaron, essayiste et écrivain décrit Virginie Despentes comme une « rebelle en peau d’hamster » (sic) « qui célébrait hier les frères assassins Kouachi dans le fol et pathétique espoir qu’elle grappillera encore quelques secondes supplémentaires de notoriété… Rien d’autre ne l’intéresse que son ego démesurément boursouflé ».

Dites-donc Joseph Macé-Scaron, permettez que je vous interpelle à mon tour sans nécessairement vouloir grappiller grâce à vous (le dieu Internet m’en préserve) quelque secondes de quoi que ce soit : comment ça se passe pour vous en ce moment ? Vous devenez quoi ? Vous avez fini de recopier les livres des autres pour « écrire » les vôtres ? Vous avez arrêté de porter des polos Fred Perry ? François Fillon vous consulte toujours pour muscler ses discours de probité ? Je voudrais vous paraphraser et vous renvoyer votre sortie du jour que ça me prendrait 3 secondes : « insoumis de salon qui hier « oubliait » de citer ses sources et faisait passer les mots des autres pour les siens, dans la vaine aspiration de se prendre pour un auteur (…) ». Vous avez le sophisme facile mais croyez bien que personne n’est dupe : vous ne répondez pas au fond et ça ne vous grandit pas, vous entrez de fait dans la catégorie trop grande à mon goût des imbéciles même pas heureux qui ne comprennent pas que les violences faites aux femmes doivent être dénoncées de manière inconditionnelle. Parce qu’elles sont nombreuses ces violences et surtout protéiformes (même si l’on se cantonne au monde du cinéma) : viol, agression physique, attouchement non consenti, violence conjugale, harcèlement sexuel et/ou moral, au travail, dans la rue, au quotidien, dans les mots, dans les regards, dans les gestes, dans les articles de presse, dans les articles de loi, dans les JT, dans les films, sur la scène des César, dans le silence policé des travées de la salle Pleyel, dans les vestiaires des patinoires, dans les chambres d’hôtels des producteurs, dans les studios des photographes, dans les salons des réalisateurs, dans les villas californiennes, dans l’omerta de toute une profession, sur les bancs de l’assemblée nationale, dans la bouche d’un comédien, dans la mine défaite d’une actrice déçue, dans la veulerie d’un collège de votants, dans la couardise d’acteurs et d’actrices tenus par le fric qu’ils pourraient perdre ou ne plus gagner s’ils se font blacklister par les argentiers du cinéma, dans la liste des nominés, dans le résultat d’un vote pour le titre de « meilleur » réalisateur, dans l’opacité d’un système qui s’autoalimente et se préserve… La violence est partout et elle est plurielle. Dans votre tweet… Dans une  « tribune » sur LeFigaro.fr/Vox sous la plume de Gilles-William Goldnadel…

© Capture d’écran Figarovox

Première victime de la pensée « tribunitienne » de Gilles-William Goldnadel, une femme qu’il « n’avait pas jusqu’à ce jour l’heur de connaître » : Aïssa Maïga. Pauvre chroniqueur qui érige son inculture en mépris, Gilles-William Goldnadel avoue n’avoir pas vu le magnifique Il a déjà tes yeux, ni Les Poupées russes de Cédric Klapisch ou L’un reste, l’autre part de Claude Berri. Comme il ne se souvient pas qu’Aïssa Maïga a été nommée dans la catégorie meilleur espoir féminin lors de la 32e cérémonie des César pour son rôle principal dans Bamako d’Abderrahmane Sissako. Monsieur Goldnadel, je vous laisse à votre cinéphilie très sélective et à votre perfidie surfaite : les minorités vous emmerdent, votre coreligionnaire Alexandre Devecchio va dans le même sens que vous quand il parle de « tyrannie des minorités ».

© Capture d’écran Figarovox

Parce que c’est une bataille collective : pourquoi donc compter les Noirs dans la salle ? Soulever la question de la représentativité dans le cinéma ? Quand votre comparse écrit dans le même torchon que vous « César, le cinéma victime de la tyrannie des minorités »… Sérieusement, la « tyrannie des minorités » ? les minorités qui crèvent de se faire entendre et reconnaître, d’être vues sont des « tyrannies » ? Et votre opinion, ne s’offre-t-elle pas comme une forme de « tyrannie » ? de protection frileuse de vos positions et modes d’énonciation menacés par une femme noire qui ose dire, de manière non policée ce qui crève les yeux ?

Capture d’écran recherche google Alexandre Devecchio

Après ce « César de l’ineptie racialiste » attribué à Aïssa Maïga par Alexandre Devecchio, Gilles-William Goldnadel décerne son César sentencieux à Adèle Haenel dont les déclarations sont « un monument d’aberrations racialistes et sexistes ineptes »… Deux femmes, donc, auxquelles Gilles-William Godlnadel associe les termes « racialiste » et « ineptie »… on a déjà un faisceau d’indices quant à l’avis du chroniqueur sur la femme-actrice (et peut-être sur la femme tout court, mais n’anticipons pas). Mais il ouvre sa tribune par une attaque d’Aïssa Maïga dont le tort est d’avoir occupé sa propre position d’énonciation. Je cite : « C’est dans ces conditions, que je décernerai le César de l’ineptie racialiste à l’actrice Aïssa Maïga, que je n’avais pas jusqu’à ce jour l’heur de connaître, et à qui manifestement l’académie césarienne avait décidé d’octroyer sa minute d’éternité tribunitienne ». La tribune est le pré carré de celui qui écrit, énonçant qu’il est « homme » et « avocat ». On ne peut être plus clair, titre brandi qui est une inscription dans un champ social, parangon de la justice, avocat vs actrice, celui qui sait contre celle qui ne sait pas de quoi elle parle (!) et bien sûr, si cela ne suffisait pas, homme vs femme.

© Capture d’écran Figarovox

Poursuivons : pour Monsieur Goldnadel, « la seule injustice, cruelle naturellement, dont souffre (sa) récipiendaire est son manque de talent et d’humour. Si par hasard, elle était refusée dans un prochain casting, qu’elle veuille bien y voir l’explication. C’est déjà une consolation. ». Vous pouvez préciser votre pensée ? Parce que vu d’ici, ça sonne un peu comme « elle l’a bien cherché », on dirait du « Charlie, ils ont eu que ce qu’ils méritent à faire des dessins rigolos qui ne respectent rien ni personne.. ». Un pur moment de prose de pilier de PMU.

© Capture d’écran Figarovox

Parce que c’est bien beau d’admettre éventuellement que les femmes peuvent être « victimes de la médiocre lubricité des hommes » avant d’ajouter aussitôt, en additionnant les adjectifs pour marteler la seconde partie de la proposition, « qu’il est également des femmes menteuses, mythomanes, vénales, maîtresses chanteuses ou maîtresses vengeresses ». Pour votre information et pour tenter de vous faire redescendre de votre piédestal d’essayiste obnubilé par les thèmes développés dans votre livre encore en vente : maître-chanteur ne se féminise pas comme vous l’avez fait. Pour une femme on dit : ma^tre-chanteuse. Je pense que la réforme de l’orthographe et l’écriture inclusive ont réveillé vos fantasmes enfouis sous tout le bien que vous pensez de la femme en général et des actrices qui osent l’ouvrir contre les hommes en particulier.

103° féminicide, Nanterre, 2020 © Christine Marcandier

Parce qu’il faut le dire, le répéter, l’asséner comme le fait si bien Virginie Despentes avec ses tripes couchées sur papier dans sa tribune sans guillemets dans Libération. Il faut reparler de la violence faite aux femmes : les carrières bloquées, les inégalités de salaire à travail et à poste égal, la représentativité dans les instances dirigeantes — combien de femmes dans les directoires et les conseils d’administration, à la tête des entreprises du CAC 40 ? —, la suspicion a priori quand il s’agit de porter plainte contre un agresseur, le renversement de statut de victime à accusée, le regard de la société sur les femmes élevant seul leur enfant parce que le père (à la « lubricité médiocre » sûrement) a quitté le domicile conjugal, les décès sous les coups, ces féminicides dont le nombre factuel est écrasant…

Et Polanski dans tout ça ? On se le demande, en lisant le tweet de Joseph Macé-Scaron qui évacue la question et met directement en cause Virginie Despentes et en lisant la bouillie autopromotionnelle de Gilles-William Goldnadel en boucle, sur les plateaux télé, dans Valeurs actuelles et Figarovox, sur Twitter, sur ses sujets fétichisés : obsédé par « l’obsession racialiste » et « des a priori sexistes, de la chasse à l’homme blanc, de la vocifération des médiocres, du double standard et des modes intellectuelles abêtissantes et abaissantes… »

Alors on déplace le problème, après avoir rappelé que les femmes peuvent aussi être « menteuses, mythomanes, vénales, maîtresses chanteuses ou maîtresses vengeresses », l’avocat-éditorialiste se mue sans vergogne en défenseur de la cause féministe : pas de femmes sur scène quand l’équipe des Misérables est venu chercher son César du meilleur film et, élargissant encore l’angle, il en appelle à l’Amérique, oui l’Amérique, celle des « colonnes ouvertement bienveillantes du New York Times » (je cite) dans lesquelles Adèle Haenel s’est exprimée ; l’Amérique dont Roman Polanski s’est enfui pour échapper à la justice pour un crime qu’il a reconnu… L’Amérique, cet épouvantail commode qui permet aux chroniqueurs de déverser leur théories fumeuses en exportant le problème. On se demande aussi ce qu’il en est du « double standard » (soit la « situation où les membres d’un groupe (une élite) est tacitement au-dessus des règles qui s’appliquent aux autres personnes ») que dénonce si bien Monsieur Goldnadel parce que lui sait faire la différence entre « célébrer un réalisateur talentueux et honorer un homme discutable et discuté »…

On se le demande et on ne devrait pas avoir à se le demander : Roman Polanski a été le grand absent des César ce vendredi. Pas seulement parce qu’il n’était pas là physiquement, pas plus d’ailleurs que la majorité de son équipe et ses principaux acteurs. Non. Il a été le grand absent de la cérémonie parce qu’en dehors de Florence Foresti qui a osé rappeler, sur scène, qu’il a été nommé douze fois ? et récompensé pour la 10e fois en 45 éditions ? Une belle régularité de la part de l’académie démissionnaire qui l’a donc récompensé tous les 4 ans environ depuis 1976… Comme quoi, ça ne date pas d’hier, mais Adèle Haenel est la première à signifier au monde du cinéma que oui, c’est une honte ! C’est une honte d’honorer un homme (le réalisateur) et non, à la limite, son film, si tant est qu’il soit bon. Un film c’est un sujet (et l’antisémitisme doit être dénoncé et combattu), c’est une équipe. Mais vendredi soir c’est Polanski  qui a été couronné et non J’accuse : meilleure réalisation, Roman Polanski, meilleure adaptation (Roman Polanski avec Robert Harris) soit deux récompenses d’auteur, auctor, celui qui signe.