À l’occasion de sa leçon inaugurale au Collège de France, ce soir à 18 heures, Diacritik a voulu revenir sur l’œuvre critique de William Marx, désormais titulaire de la chaire de Littératures comparées, une œuvre qui s’affirme comme l’une des premières et des plus vives parmi nos contemporains.
De fait, depuis la fracassante parution en 2006 de son fort Adieu à la littérature, William Marx a dessiné un territoire inédit de recherche, qu’essai après essai, de la Vie du lettré jusqu’à La Haine de la littérature, il a peu à peu circonscrit et qu’il continue, à l’orée de cette nouvelle décennie, à arpenter : un territoire de philologie du contemporain, le dessin nu d’une geste des valeurs du temps présent, un monde des post-mythologies.
Qu’y a-t-il derrière chacune de nos habitudes de lecture ? Telle serait la question vive et cruciale qui rayonne au cœur des recherches de William Marx. Derrière chaque homme se tient une bibliothèque qu’il faut, dans un geste benjaminien, absolument déballer. Nous sommes des êtres connotatifs, rarement dénotatifs – nous sommes des êtres errant entre journaux et bibliothèques, périodique inassignables et incunables datés. Nous errons ainsi dans une zone infinie, celle, discursive, de nos vies qui sont comme prises entre des discours construits, des phraséologies figées et des phrases labiles qui nous poursuivent comme autant de spectres dès que l’on ouvre la bouche. Pour William Marx, la littérature n’existe qu’à la mesure d’une tension entre vie et bibliothèque : c’est dans cet entre-deux, d’amour et de haine, que s’avance l’écriture en nous.
C’est donc à ce territoire creusé entre la vie et la bibliothèque que va s’attaquer encore plus avant désormais William Marx à son entrée au Collège de France aujourd’hui : tout d’abord par sa leçon inaugurale qui va tracer les grandes lignes d’un ambitieux programme de recherche, celui d’une bibliothèque tout d’abord mondiale – où, à la haine ou l’adieu à la littérature, s’opposera une vision bibliophile, celle qui dit combien la vie entoure le livre et le livre la vie, dans un contexte, une nuée de sentiments qui vibrionnent autour du livre qu’il s’agit de toujours restituer. Enfin, dans cet au-delà de la littérature, se donnera dès le 5 février son séminaire dont le titre a valeur de programme critique : « Construire, déconstruire la bibliothèque ».
Entrons donc dans le gai savoir, la gaya scienza critique, de William Marx en revenant sur deux entretiens donnés à Diacritik, diptyque qui expose les enjeux majeurs de son œuvre : la haine de la littérature en premier lieu où se donne à voir comment la littérature est la proie d’une hostilité sociale ou pourquoi elle est toujours vouée aux gémonies de la société. Enfin, dans cette histoire de haine, se donne à voir, en un second entretien, les fragments d’un discours homosexuel en lutte contre l’hétérocentrisme comme inavouable postulat de notre société.
Leçon inaugurale au Collège de France, ce soir à 18h : « Par-delà la littérature. Lire dans la bibliothèque mondiale »
Séminaire « Construire, déconstruire la bibliothèque » à partir du 5 février. Programme des cours et séminaires ici.
Entrée libre dans la limite des places disponibles.
Premier entretien à l’occasion de la parution, en janvier 2016, de La Haine de la littérature : « La littérature est l’ennemie préférée ».
Une dizaine d’années après son remarquable essai L’Adieu à la littérature, William Marx est revenu il y a peu avec La Haine de la littérature, non moins brillant essai, sur l’histoire de la dévalorisation de la littérature mais en en scrutant une face plus dérobée sinon obscure. Si le professeur à Paris Ouest-Nanterre s’était d’abord intéressé à la manière dont le nom de littérature était décrié depuis la parole littéraire même, c’est désormais au cœur de ses plus vifs ennemis, ses pourfendeurs les plus terribles et intrépides qu’il a cherché des réponses à cette haine noire.
Diacritik a interrogé, le temps d’un grand entretien, le critique sur ce procès qui s’instruit depuis bientôt 2500 ans.
Après vous être successivement intéressé à l’adieu à la littérature, à la vie des lettrés et à une réinterprétation neuve et forte de la tragédie, pourquoi avez-vous choisi de consacrer une réflexion d’ampleur au rejet que la littérature subit ? Qu’est-ce qui a présidé à l’écriture de votre nouvel essai La Haine de la littérature ? Existe-t-il un événement fondateur dans l’actualité récente qui vous aurait ouvert à cette brûlante question ?
On pourrait facilement imaginer que les attaques répétées de Nicolas Sarkozy contre La Princesse de Clèves, avec tout le tintouin qu’elles ont provoqué, m’eussent inspiré l’idée de remettre ces discours dans une perspective plus large et d’étudier de façon générale l’ensemble des attaques contre la littérature, depuis les origines jusqu’à nos jours. La vérité m’oblige à dire qu’il n’en est rien – ou du moins que c’est un peu plus compliqué.
Le projet d’une étude de l’hostilité contre la littérature remonte à plus loin. Il s’inscrit dans l’entreprise que je poursuis dans chacun de mes livres, inlassablement : celle de retracer une histoire de l’idée de littérature, de son statut, de ses fonctions, à travers les âges, ou tout au moins d’en montrer les variations, souvent plus grandes et plus rapides qu’on ne veut bien le croire. Or, pour ce faire, les discours hostiles à la littérature fournissent un témoignage irremplaçable, dans la mesure où ces discours contre – on a trop tendance à l’oublier – sont aussi, malgré eux, des discours sur : ils montrent les enjeux auxquels la littérature est confrontée, les attentes qu’elle suscite, les déceptions qu’elle provoque. Les historiens de la littérature ont trop tendance à négliger ces discours négatifs au motif que ceux-ci sont extérieurs à leur objet. Mais c’est cela précisément qui les rend intéressants.
Dès Vie du lettré, j’avais le projet de travailler là-dessus. Il ne vous échappe pas qu’on était alors en pleine polémique sur La Princesse de Clèves. Cela a pu m’aider à penser la chose, sans doute. Ne sous-estimons pas non plus le fait que les attaques de Nicolas Sarkozy ont été rendues possibles par les mêmes circonstances qui m’ont conduit à vouloir penser à nouveaux frais le fait littéraire, à savoir une certaine mutation en cours du paradigme de la littérature, dont je parlais dans L’Adieu à la littérature. Sous cet aspect, Sarkozy et moi, si j’ose opérer un tel rapprochement, ne sommes que des produits de notre temps, malgré l’incontestable divergence des opinions, et la coïncidence de ma recherche avec la polémique autour de La Princesse de Clèves ne paraît plus si fortuite.
Si, il y a une dizaine d’années désormais, L’Adieu à la Littérature ouvrait à une exploration de la dévalorisation de la littérature par elle-même, depuis son Dedans, peut-on considérer aujourd’hui, comme vous l’indiquez, La Haine de la littérature comme le second volet d’un diptyque de cette même dévalorisation, de ce même dénigrement mais faisant état cette fois des attaques venant du Dehors ?
On peut tout à fait le voir ainsi, et l’analogie des deux titres vise en effet à suggérer un tel rapprochement. L’Adieu à la littérature montrait la façon dont, dans les deux derniers siècles, s’était développée chez les écrivains eux-mêmes une posture de défiance à l’égard de la littérature, et de mise à distance de celle-ci, qui pouvait tourner au dénigrement, voire au rejet.
La Haine de la littérature envisage cette fois les attaques venues non plus de l’intérieur, mais de l’extérieur de la littérature elle-même, c’est-à-dire quand elles s’expriment au nom de la philosophie, de la théologie, de la pédagogie, de la science, du pouvoir politique, etc. Aisée en général, il arrive toutefois que la distinction de l’interne et de l’externe pose des difficultés pratiques, soit lorsque, pour des raisons historiques, la définition et la séparation des discours manquent de netteté, comme chez Xénophane de Colophon, soit dans le cas de certaines individualités complexes, tel Renan, qui figure aussi bien dans l’un que dans l’autre ouvrage, puisque le mépris de Renan pour la chose littéraire se donne tantôt comme celui d’un écrivain vis-à-vis de son propre travail, témoin d’une époque révolue de son œuvre, tantôt comme celui d’un savant vis-à-vis d’un type de discours jugé puéril par principe.
Toutefois la symétrie des deux ouvrages ne doit pas occulter la divergence des méthodes : L’Adieu à la littérature visait à tirer sur quelques siècles un fil explicatif et à mettre en scène une dialectique historique perceptible dans une certaine évolution littéraire ; La Haine de la littérature se propose délibérément comme un parcours transhistorique et non chronologique, avec un éclatement revendiqué du récit.
Dans La Haine de la littérature, semble se poser le retournement de la grande question sartrienne : qu’est-ce que la littérature ? L’ensemble de votre essai semble plutôt procéder de son envers : qu’est-ce que l’antilittérature ? Telle serait la question. En quoi ainsi cette question vous paraît-elle aujourd’hui plus féconde que celle posée naguère par Sartre ? Pourquoi une définition de la littérature par la négative vous semble davantage pertinente sinon nécessaire ?
Comme je l’écrivais déjà en préambule de L’Adieu à la littérature, j’ai toujours conçu une certaine méfiance vis-à-vis des tentatives de définition de la littérature, qui paraissent finalement dérisoires eu égard à la complexité et à la variabilité immenses de l’objet, telles qu’on les peut constater tout au long de l’histoire et dans la diversité des cultures.
Mon précédent livre, Le Tombeau d’Œdipe, n’avait d’autre but que de faire toucher du doigt cette complexité et cette variabilité, en proposant le choc salutaire d’une confrontation avec l’objet littéraire non identifié que constitue pour nous, aujourd’hui, la tragédie grecque. Maintenant, une fois qu’on a dit cela et qu’on a bien affirmé la variabilité de la littérature comme une donnée préalable à toute réflexion sur le littéraire, une fois qu’on a rangé dans les tiroirs les pistolets à essentialiser et qu’on s’est bien assuré de jeter à la rivière la clé avec laquelle on les y a enfermés à double tour, il faut bien tenter malgré tout de penser la continuité de cette même littérature. Qu’est-ce qui nous autorise, en lisant Homère et les tragiques, à les classer sous la rubrique littérature ? Ce qui m’a frappé en commençant cette étude, c’est le ressassement permanent de ces discours contre la littérature, qui ne cessent de se répéter les uns les autres. Ils figurent presque tous déjà chez Platon. Cette continuité que je peinais à trouver dans la littérature elle-même, elle me sautait aux yeux dans l’antilittérature, qui est en quelque sorte son envers. C’est là, je crois, la solution du problème : la littérature est d’abord définie de l’extérieur, par les discours qui s’opposent à elle, et la définition négative serait la seule susceptible de rendre compte de cette permanence en dépit de la variabilité.
Selon vous, pourquoi la littérature surgit-elle à toutes les époques comme la grande accusée ? Pourquoi, de Platon à Sarkozy, se tient-elle comme la puissance à abattre ? Est-elle une puissance capable d’inquiéter intransitivement ou s’attaque-t-elle à des questions spécifiques ?
Remet-elle en cause ou est-elle remise en cause ?
La littérature est la grande accusée ou l’ennemie préférée parce qu’elle est le seul discours à ne pas construire sa propre légitimité, et parce qu’elle s’offre comme une cible facile. Tous les autres discours, philosophiques, religieux, scientifiques, s’appuient sur un mécanisme rationnel de justification et d’autolégitimation qui en assoit l’autorité. Il n’en va pas de même pour la littérature : le discours des œuvres littéraires sur le monde, les hommes, les dieux, existe bien, mais n’a aucune justification. Il est là et on l’écoute, mais rien ne vous oblige à le prendre au sérieux. C’est une puissance, indéniablement, mais une puissance fragile, la plus facile à contester. On ne s’est donc pas privé de le faire. La littérature est le repoussoir idéal de tout discours en mal d’autorité, qui peut ainsi se faire valoir à peu de frais.
Dans votre introduction, vous prévenez votre lecteur que cet essai sera « une galerie de grotesques ». Quels sont donc que ces grotesques que vous peignez ? Sont-ils à chercher du côté de la littérature ou de l’antilittérature ?
Je ne m’étais pas même posé la question : dans mon esprit, il ne peut s’agir naturellement que des adversaires de la littérature, dont les attaques sont parfois si ridicules qu’on peut hésiter à se donner en les citant l’autre ridicule, au second degré, de les prendre au sérieux. C’est ce que je fais pourtant. Les encyclopédistes de la bêtise, Bouvard et Pécuchet, ne sont-ils pas également les premières victimes de cette même bêtise ? Le lecteur peut s’amuser d’une telle recension : il est vrai qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer, et c’est bien ainsi que je conçois ce livre. Néanmoins, il ne faut pas oublier que la bêtise menace partout dans le monde. Sa défaite n’est jamais certaine. Il est prudent de s’armer contre elle : le rire fait partie de l’arsenal.
A vous suivre, on peut se demander si la littérature ne débute finalement pas avec Platon plus qu’Homère ? Est-ce que sa dévalorisation et sa destitution ne sont pas les conditions essentielles à son existence ? En quoi littérature et philosophie se disputent-elles les mêmes pouvoirs et les mêmes lieux de discours ?
La poésie antique ne s’est thématisée et justifiée comme poésie que lorsqu’elle était confrontée à des adversaires : ainsi du personnage de Phémios dans l’Odyssée, obligé de justifier son art devant Ulysse prêt à le tuer. La situation se reproduit avec l’émergence d’un nouveau type de discours dans la cité grecque, celui des philosophes et des sophistes, parmi lesquels Héraclite et Platon, revendiquant pour eux seuls la capacité d’énonciation d’une vérité rationnelle. La philosophie a aussitôt désigné les poètes comme l’adversaire privilégié, en leur reprochant leur archaïsme et leur irresponsabilité. Ils se sont donc vus destituer au moment même où ils étaient constitués comme entité distincte. Ce discours sans autorité que devient alors la poésie préfigure le dénuement de ce que nous nommons aujourd’hui littérature. La littérature, c’est ce qui reste quand d’autres discours plus légitimes occupent le terrain.
Autorité, vérité, moralité et société surgissent comme les quatre motifs essentiels d’instruction des différents procès intentés par l’antilittérature à la littérature. De ces quatre chefs d’accusation, y en a-t-il un qui, selon vous, se détache avec plus de rage et de hargne ? Lequel vous paraît être le plus présent dans notre contemporain ?
Le procès au nom de l’autorité est le procès premier, qui se détaille le plus souvent en deux chefs d’accusation complémentaires : le mensonge et l’immoralité. L’objectif fondamental pour les philosophes et pour les Pères de l’Église consiste d’abord à retirer à la littérature le prestige ou l’intérêt dont elle jouit pour imposer à sa place un autre discours, censément mieux fondé, celui de la raison philosophique ou celui de la foi chrétienne ; peu importent, au fond, les arguments utilisés pour parvenir à de telles fins ; l’important est d’abattre une puissance, réelle ou imaginaire.
Aujourd’hui, bien sûr, l’autorité de la littérature ne paraît plus vraiment un enjeu d’actualité : tout semble déjà joué et perdu, même si l’on voit encore à l’occasion (j’en cite des exemples dans le livre) des savants et des philosophes reprocher aux écrivains de ne pas proposer une vision du réel plus conforme aux dernières avancées de la science. Toutefois, dans la période la plus récente, le procès est intenté le plus souvent au nom de la société : on reproche à la littérature de n’être pas un discours suffisamment représentatif soit du corps social ou politique en son ensemble, soit d’une catégorie particulière de la société, et donc de n’avoir aucune utilité à ce niveau-là.
Mutatis mutandis, et aussi différentes qu’elles puissent paraître a priori, les attaques de Nicolas Sarkozy contre La Princesse de Clèves, comme la description par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron des usages éducatifs de la littérature comme pur instrument de ségrégation sociale, forment les deux actes d’un procès identique : il s’agit d’enlever aux écrivains leur capacité à parler au nom de la société, à s’en faire les porte-parole, à jouer un rôle de ciment politique et social. C’est un peu le procès de la démocratie contre la littérature – même s’il ne faut pas simplifier à outrance cette hostilité : les sociétés de type aristocratique également avaient des arguments à faire valoir contre les écrivains.
Pour parler encore de notre temps présent, croyez-vous que nous vivons un temps d’antilittérature, d’un triomphe peut-être inédit de l’antilittérature où la littérature peinerait à faire entendre sa voix même ? Ne pensez-vous pas que certains écrivains contemporains portent en eux l’antilittérature même, et souvent à leurs corps défendants ?
Pour parler strictement, quand un écrivain emploie des arguments contre la littérature, cela relève d’une antilittérature de type interne, qui n’a pas exactement le même statut que cette haine de la littérature dont parle le livre. On se trouve alors plutôt dans un cas de figure de l’ordre de L’Adieu à la littérature : un écrivain n’attaque la littérature que pour mieux la transformer de l’intérieur et substituer un paradigme artistique à un autre. On songe aux surréalistes, bien sûr, à Witold Gombrowicz et à ses diatribes contre le roman, mais aussi, plus récemment, aux attaques de Michel Houellebecq contre la littérature dite « Minuit » ou à celles de Christine Angot contre les écrivains lettrés et policés. L’utilisation de tels arguments signale un moment de crise et d’évolution de la littérature même, qui est peut-être consubstantiel à notre moment contemporain.
Pour revenir à l’antilittérature à travers les âges, ne pensez-vous pas que l’antilittérature soit liée à une logique spectaculaire, qu’elle s’affirme comme une théâtralisation de la haine à la manière d’un combat de gladiateurs comme vous l’écrivez si justement ? En quoi la littérature appartiendrait selon vous à une intimité de la parole alors que l’antilittérature aurait toujours déjà une vocation médiatique ?
Je n’aurais pas vu la chose a priori comme cela, mais vous avez raison sur le fond : l’antilittérature vise à retirer à la littérature toute valeur, toute autorité, tout espace d’expression publique, et à la restreindre, au mieux, au domaine du futile, du privé et de l’intime, sinon à la faire taire complètement. Cette action cependant ne relève pas nécessairement du spectaculaire : les machinations qui se trament dans le secret d’un cabinet ministériel ne sont pas les moins efficaces. Dans tous les cas, il s’agit d’une guerre d’occupation du terrain, à savoir du discours, et depuis Platon le soupçon pèse toujours sur une littérature qui voudrait reconquérir du territoire. Mais les frontières sont mouvantes, toujours renégociables, et les écrivains tentent régulièrement de contourner l’obstacle et d’investir par des moyens nouveaux des espaces de liberté.
Pensez-vous que l’antilittérature puisse être assimilable à une vague de fond réactionnaire ? « Homophobie et littérature, même combat », déclarez-vous. En quoi l’antilittérature appartient-elle à l’homophobie ? Plus largement, l’antilittérature appartiendrait-elle à une implacable logique politique, ou en un mot : l’antilittérature est-elle de Droite ?
Je crois réellement qu’il y a une antilittérature de gauche comme de droite, et que cette distinction des camps politiques n’est pas absolument pertinente sur un tel sujet. Pensez à ce que je disais tout à l’heure de Bourdieu. Platon, le prince des antilittérateurs, est-il de droite ou de gauche ? Songez à l’usage intensif qu’en fait aujourd’hui Alain Badiou.
Plus intéressante me paraît la question de l’homophobie : à partir de la fin du Moyen Âge, le discours antilittéraire se double d’une argumentation d’inspiration homophobe. Orphée, premier poète, est présenté également comme le premier sodomite puisque, à en croire Ovide, après la perte d’Eurydice, il avait renoncé au commerce des femmes.
Mais l’anecdote mythologique n’est qu’un prétexte : si le lien entre le discours homophobe et le discours antilittéraire s’établit si facilement, c’est parce que les deux pratiques, la littérature et l’homosexualité, sont considérées comme fondamentalement stériles, contre nature, artificielles, contraires aux valeurs de la virilité et propices à un affaiblissement généralisé du corps physiologique et social. Apparu chez des clercs dès la fin du XVe siècle, l’argument se retrouve encore notamment sous la plume de Rousseau et, si étrange que cela puisse paraître, il continue d’être exploité jusque dans la seconde moitié du XXe siècle, tant l’histoire de l’antilittérature et celle de l’homophobie ont partie liée.
Enfin, l’un des traits parmi les plus remarquables de votre essai est la réinscription de la littérature, par le truchement et le levier de l’antilittérature, dans tous les débats politiques et sociaux de chaque époque, en particulier la nôtre comme s’il s’agissait de tirer un trait sur la vision carcérale et solipsiste d’une littérature prétendument formaliste. Pensez-vous finalement que l’antilittérature soit salvatrice pour la littérature ?
Salvatrice, je ne sais pas : j’éviterais pour ma part de poser la question en terme de salut, car je crois de toute façon que la littérature, sous une forme ou sous une autre, n’est pas près de disparaître. Ce qui est certain, en revanche, c’est que les arguments antilittéraires jouent un rôle déterminant dans l’évolution de la littérature et que les écrivains y répondent à leur façon, non point par des contre-discours de type théorique, mais par d’autres œuvres qui prennent en compte les objections exprimées, les contournent, les détournent et les rendent en fin de compte obsolètes. On peut voir, par exemple, que les reproches adressés tout au long du XVIIIe siècle à la poésie, accusée d’insincérité et d’artificialité, donnent finalement naissance à une autre poésie, qui ne se veut plus simple jeu mondain, mais expression lyrique venue du plus profond de l’auteur : c’est ce qu’on nomme le romantisme.
De façon générale, le fait que la littérature gêne, qu’elle provoque des scandales, des hostilités, cela me paraît fondamentalement sain : cela prouve que quelque chose se passe, qu’elle a comme tout bon médicament un principe actif, qu’elle vit. La littérature fonctionne de pair avec l’antilittérature. Tout vaut mieux que l’indifférence.
William Marx, La Haine de la littérature, éditions de Minuit, 2015, 224 p., 19 € — Lire un extrait
Second entretien à l’occasion de la parution, en janvier 2018, du Savoir Gai : « L’homosexualité n’est pas prévue par l’ordre social »
Après son brillant essai sur La Haine de la littérature, William Marx revient en cette rentrée d’hiver avec Un savoir gai, nouvel essai qui, aussi neuf qu’incisif, porte sur le désir homosexuel et le rapport spécifique qu’il entretient au beau et à la vérité. Si l’essayiste y évoque sa vie érotique mais aussi bien la figure d’un Jésus homophile et convoque tour à tour amour, drague et fantasme, le propos de William Marx se fait politique, questionnant l’hétérocentrisme indéfectible de la société.
Dans un alphabet du désir où il apostrophe l’expérience de chacun, Marx offre un essai qui ne peut manquer de soulever de fécondes questions. L’occasion pour Diacritik de revenir avec son auteur sur ses fragments du désir homosexuel le temps d’un grand entretien.
Ma première question porte sur la genèse d’Un savoir gai : comment est né le désir d’écrire cet essai sur l’intellect et l’affect homosexuels, sur la manière dont, dites-vous d’emblée, « le sexe influe sur la pensée » chez ceux dont un « hasard, ni heureux ni malheureux » les a « fait naître ou devenir amants de ceux de leur propre sexe » ?
On pressent aux nombreuses mentions que vous faites du mouvement violemment homophobe de « La Manif pour tous » que ce soulèvement de haine a pu déclencher l’écriture de ce livre : cela en a-t-il précipité l’écriture ? Faut-il ainsi lire Un savoir gai comme une réponse à cette « Manif pour tous » ?
Comment, quand on est gai, sortir indemne du déchaînement de passions tristes qu’a provoqué le débat sur le mariage pour tous ? Pour beaucoup d’entre nous, c’est comme un voile qui s’est déchiré. On savait que l’homophobie existait, mais ailleurs, dans d’autres quartiers, dans d’autres milieux, on ne se sentait pas vraiment concerné, et voici soudain qu’elle prenait un visage familier, elle surgissait au coin de la rue, elle envahissait les écrans, des personnalités politiques apparemment respectables s’en réclamaient. Pour la première fois sans doute en France, des centaines de milliers de personnes descendaient dans la rue non pas pour elles-mêmes, pour revendiquer un droit ou pour réclamer plus de justice, mais contre, contre les autres, contre une extension de droit où nul n’était lésé, contre une catégorie particulière de la population, contre une minorité fragilisée présentée comme un « lobby » ultra-puissant. De manière habile, bien sûr, ces manifestations se sont réclamées de la protection de l’enfance, mais il ne faut pas s’y tromper : il ne s’agissait que d’un habillage de moralité pour dissimuler l’homophobie profonde dont ce mouvement était animé. On n’a jamais vu le dixième de ces foules protester, par exemple, contre l’avortement (pour reprendre un thème qui leur est cher officiellement) ou contre le sort fait aux enfants de migrants. C’est la pure haine des pédés qui fut déterminante dans cette mobilisation monstrueuse.
Peut-être les hétérosexuels favorables au mariage pour tous ont-ils été moins sensibles à cette violence symbolique, mais, pour ma part, je me suis senti, sinon blessé, du moins interpellé. Que pouvais-je faire, en tant qu’intellectuel, pour prendre part au débat, pour le faire avancer, me défendre, tout simplement ? J’ai publié des tribunes ici ou là, mais cela ne suffisait pas. Il fallait entrer dans le vif du sujet, explorer plus longuement le problème, faire comprendre le malentendu fondamental existant entre l’expérience commune et majoritaire, celle de l’hétérosexualité, et l’expérience gaie telle que je la ressentais. Lors de discussions avec des amis, l’idée du livre est née. Je ne sais si je l’aurais écrit sans cela : l’urgence était trop grande. Je n’irais pas toutefois jusqu’à remercier « La Manif pour tous » de m’en avoir donné l’occasion.
Pour en venir à présent au cœur de votre propos, vous avancez ici la thèse selon laquelle le sexe est « chose mentale » et que « le sexe est objet de pensée ». Vous développez en précisant : « La sexualité implique un rapport particulier au vrai, au beau, au bien, autrement dit, une épistémè, une esthétique, une éthique, une politique. » À ce titre, en quoi selon vous l’homosexualité informe-t-elle l’esprit de celui qui est homosexuel et lui livre-t-elle un point de vue singulier sur le monde ? Peut-on affirmer de la sorte que le savoir gai dont vous donnez ici la mesure pointe que la différence sexuelle ne passe pas uniquement entre le masculin et le féminin mais trace une frontière cognitive entre l’hétérosexuel et l’homosexuel ?
Le désir sexuel n’est pas séparable d’une vision du monde : les choses, les êtres nous apparaissent nimbés d’une aura variable selon nos goûts, nos préférences, notre orientation. La phénoménologie et les sciences cognitives nous ont appris que notre conception de l’espace et du temps n’est qu’une transposition en termes abstraits de notre façon concrète d’occuper le milieu où nous nous trouvons et de mesurer notre plus ou moins grande capacité d’action : le nouveau-né forge l’idée de distance temporelle et spatiale à partir de l’effort qu’il lui faut fournir pour atteindre tel objet ou de la frustration que provoque en lui la non-satisfaction immédiate d’un désir ou d’un besoin. Ce qui est vrai de l’espace et du temps l’est a fortiori des concepts beaucoup plus complexes de vrai, de beau et de bien, qui sont bien plus profondément marqués par l’expérience sociale.
Comment le désir sexuel, qui informe notre rapport à celles et ceux qui nous entourent, comment ce désir pourrait-il n’avoir pas sa part, et une part considérable, dans nos conceptions épistémiques, esthétiques, éthiques ou politiques ? L’activité mentale n’est pas indépendante du corps, et réciproquement : Aristote le disait déjà, mais nous en faisons tous l’expérience quotidienne au fil de la journée et de la succession de nos divers états physiques et mentaux. Le sexe est donc là, dans le corps et dans l’esprit. C’est cette présence que je veux mesurer.
Qu’il y ait une différence entre l’expérience masculine et l’expérience féminine, certes, mais cette différence elle-même n’est pas seulement d’ordre physiologique : elle est structurée par tout l’appareil social dans lequel les corps se sont développés ; c’est une altérité, mais prévue et préparée par l’ordre de la société. Et cette différence n’est pas la seule différence, ni même peut-être la différence absolue que voudrait nous faire accroire une certaine idéologie d’inspiration religieuse ou psychanalytique. Il est tant d’autres différences culturelles, sociales, liées à l’origine, au milieu, à l’éducation, qui sont peut-être plus décisives encore.
Le désir sexuel participe de ces différences multiples ; il en produit lui-même de spécifiques. L’intérêt scientifique, si je puis dire, du désir homosexuel tient à ce que, dans une société comme la nôtre, il n’est pas prévu ni attendu dans l’ordre familial et social. Il arrive littéralement comme une surprise, voire comme un scandale, chez celui qui le vit de l’intérieur comme chez ceux qui l’entourent. Cette altérité paraît donc, à bien des égards, beaucoup plus radicale en ce qu’elle reste largement imprévue par le système, qui ne sait pas toujours comment l’accueillir ou quelle place lui accorder. Surtout, il s’agit d’une altérité invisible de l’extérieur, souvent informulée et donc déniée. Si le désir sexuel donne forme à notre expérience du monde, comme je le postule, l’existence d’un désir de type homosexuel fournit une extraordinaire occasion d’en proposer la preuve : que l’expérience gaie se révèle en effet distincte de l’expérience hétérosexuelle, et la cause n’en pourra être imputée qu’à la seule variable du désir, CQFD.
Afin d’approfondir la question de la différence cognitive entre hétérosexualité et homosexualité, la nature de la différence entre homosexualité et hétérosexualité relève, selon vous, d’une certaine qualité du contact au monde, d’une expression particulière du sensible. En quoi, de fait, l’homosexualité n’ouvre-t-elle pas tant à une esthétique qu’à ce qu’Aristote nomme une esthésique, à savoir un sensible qui décide du sens ? Inversement, pensez-vous que l’hétérosexualité soit justiciable d’une analyse esthésique comme celle que vous pratiquez dans Un savoir gai ?
L’histoire de la réflexion esthétique occidentale moderne à partir du XVIIIe siècle est celle d’un détachement toujours plus prononcé vis-à-vis du corps pour faire du sentiment du beau une notion, une idée liées non plus à l’individu, mais à l’universel. Les Anciens ainsi que les bons lecteurs des Anciens, à savoir les humanistes de la Renaissance, avaient moins de prévention contre l’interaction, qui leur paraissait fondamentale, entre le corps et le plaisir esthétique, entre le corps et les idées. T. S. Eliot situe quelque part au cours du XVIIe siècle cette « dissociation de la sensibilité », comme il l’appelle : il l’envisage quasiment comme une catastrophe civilisationnelle. Chez les Anciens, et chez Aristote en particulier, cette omniprésence du corps et de la physiologie allait de pair avec un accueil de la diversité des pratiques sexuelles.
À l’époque moderne, en revanche, la catégorisation toujours plus étroite des discours et des savoirs, ainsi que l’a montré Michel Foucault, coïncida avec la mise en valeur d’un universel abstrait, garant de la légitimité de l’ordre ainsi institué, et cet universel abstrait se confondit avec l’ordre hétérosexuel, le seul prétendument fondé sur la raison. L’éloignement du corps signe donc le triomphe d’une rationalité hétérosexualisée. Dans un tel système, face à la raison hétérosexuelle triomphante, les corps, quand ils se manifestent, ne peuvent être montrés et désignés que comme déviants, d’où l’apparition de toute une taxinomie des pathologies.
C’est le propre de toute pensée dominante de ne pas se connaître comme située, et située non seulement dans un temps, mais dans un corps et dans tout un appareil de la sensibilité. Nietzsche a commencé de renverser ce système trop sûr de lui-même en montrant comment il se fondait moins sur cette prétendue raison érigée en principe fondateur que sur un ensemble de valeurs implicites qui en formait la secrète architecture et qu’il s’agissait de dénoncer. Tel est la base du « gai savoir ». Mon « savoir gai » ne vise qu’à restituer au désir la place qu’il occupe de fait dans notre construction du monde, chez les gais, mais également chez les hétérosexuels : ces derniers ne sont pas moins soumis au corps et aux sens que les homosexuels, mais ils ne le savent pas ou font mine de ne pas le savoir. Il importe de le leur rappeler.
Afin d’aller plus avant sur la nature exacte de ce savoir, il me paraît nécessaire de déployer deux références que vous sollicitez, tour à tour, avec jeu. La première rend explicitement hommage à ce que Roland Barthes dit du savoir dans les derniers mots de sa Leçon inaugurale au Collège de France : « Sapientia : nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible ». Votre savoir gai appartient-il à cette saveur barthésienne selon vous du savoir ?
L’autre référence, explicite dès le titre, – vous venez d’en parler – est celle au Gai Savoir de Nietzsche : vous œuvrez d’une certaine manière à partir du sens que Nietzsche donne à cette expression. Diriez-vous comme lui que le savoir gai, « qu’est-ce sinon les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une terrible et longue pression — patiemment, sévèrement, froidement, sans se soumettre, mais sans espoir, — et qui maintenant, tout à coup, est assailli par l’espoir, par l’espoir de guérison, par l’ivresse de la guérison ? » Le savoir gai guérit–il de l’hétérocentrisme ?
Le savoir et la sagesse ne sont pas nécessairement froids et abstraits : ils délivrent, ils libèrent, ils ouvrent des portes et des possibles. Barthes et Nietzsche sont deux penseurs qui font goûter à la saveur même de la pensée : l’idée, chez eux, a une substance inscrite dans le grain même du langage, dans un éthos, dans un corps. Chez eux, le style même fait pensée – j’insiste ici sur le substantif féminin, car pas de pensée qui ne s’incarne dans des mots particuliers.
Je crois aussi le savoir, tout savoir, intimement lié au désir. Le livre propose de ce point de vue une profession de foi platonicienne : l’amour est à la source de notre connaissance du monde. S’il y a dans le savoir une saveur, elle est là : dans la libido sciendi, dans la force érotique qui anime et dirige l’intellect.
Je rends explicitement hommage au Barthes des Fragments d’un discours amoureux, qui m’ont servi de modèle indépassable, notamment pour la structure générale du livre. Barthes préfère toutefois s’en tenir à l’analyse du discours ; il préserve l’auteur de toute indiscrétion, en particulier quant à son orientation sexuelle. Mon projet était, à cet égard, tout autre : il s’agissait d’explorer une psyché et une catégorie particulière de désir, je devais m’engager personnellement, faire corps avec mon propos, notamment pour subvertir la pensée dominante, celle de l’hétérocentrisme. De ce point de vue-là, le projet est totalement nietzschéen, qui consiste à dénoncer l’armature axiologique d’un monde qu’on essaie de faire passer pour neutre alors qu’il est sexuellement orienté. Dire les choses, les désigner, c’est déjà peut-être s’en délivrer, en effet.
Vous aviez tout d’abord songé à intituler votre essai : Introduction à l’hétérosexualité. Au-delà du paradoxe, Un savoir gai se présente finalement comme un portrait en creux de l’hétérosexualité qu’il s’agit finalement de considérer non pas tant comme une norme que comme une doxa. En effet, la leçon ultime du Savoir gai n’est-elle finalement pas de considérer l’hétérosexualité comme un régime discursif dominant et exclusif par lequel l’hétérosexualité serait, sans le savoir, la doxa, un discours terriblement endoxal ? En quoi l’hétérosexuel n’est-il pas un universel ? Finalement, en quoi l’hétérosexualité est-elle pour le gai comme la femme pour Freud, c’est-à-dire « un continent noir » ?
Pourquoi faut-il désituer et dépayser l’hétérosexualité ? En quoi faut-il dépasser ce que vous nommez justement l’étrangement, « ce sentiment d’aliénation par rapport à la culture où tu as grandi et où tu ne peux te reconnaître » ?
On est passé dans l’histoire récente de l’Occident d’une représentation médicale et politique de l’hétérosexualité comme norme, définissant en creux des comportements de type pathologique ou criminel, à celle d’une hétérosexualité considérée comme pratique majoritaire, voire ultra-majoritaire, permettant l’existence libre d’autres sexualités. Or, ce biais hétérocentriste qui a en partie disparu du discours savant et autorisé est en revanche resté très présent dans la doxa et dans la culture, en particulier la culture populaire. Le problème de tout discours dominant, je l’ai rappelé, c’est qu’il ne se connaît pas comme dominant ni comme situé : il se croit neutre et impersonnel. Les minorités, en revanche, ont une conscience parfois pénible de ce discours qui les ignore et auquel elles sont confrontées quotidiennement. C’est cette conscience-là que je nomme étrangement, en reprenant à l’anglais ce terme, puisque l’individu se retrouve comme étranger au monde dans lequel il vit.
Le projet du livre consiste précisément à déplacer ou inverser cet étrangement, en retournant la perspective et en invitant mon lecteur hétérosexuel à prendre lui-même conscience du caractère hétérocentré de la société où il vit, de manière à entrer dans un processus de dépaysement ou de défamiliarisation – le même processus que j’essayais de déclencher dans un autre livre, Le Tombeau d’Œdipe, où j’utilisais les spécificités historiques de la tragédie grecque pour faire prendre conscience du caractère extrêmement situé et localisé de ce que nous nommons aujourd’hui littérature. C’est en ce sens que le livre se présente aussi comme une mise en évidence de l’implicite hétérosexuel permanent de la société où nous vivons.
À vous lire, une opposition s’affirme entre d’une part une hétérosexualité considérée comme nature sociale tandis que s’y oppose une homosexualité qui constitue une culture asociale ou hors social : seriez-vous d’accord avec cette dichotomie ? Le savoir gai, est-ce finalement presque malgré lui un point d’achèvement culturel qui doit se fabriquer, se construire, devenir presque une poétique au sens de poïein pour parvenir à faire survivre les homosexuels ? En ce sens, se cultiver ou se constituer une culture gaie est-ce pour les gais un geste existentiel nécessaire ?
Je le disais tout à l’heure : l’homosexualité n’est pas prévue par l’ordre social. Voilà un demi-siècle que les mouvements homosexuels militants essaient de faire bouger les lignes dans nos sociétés occidentales démocratiques libérales, avec un succès variable selon les pays. Mais la reconnaissance de droits ou la visibilité d’une certaine culture gaie ne change pas nécessairement la donne au niveau général : la culture hétérosexuelle reste et restera par natureune culture majoritaire. C’est surtout pour le jeune gai que la dimension asociale est la plus prégnante, puisqu’il naît forcément (ou presque) dans une famille hétérosexuelle. Si libérale que soit celle-ci, la découverte d’une orientation homosexuelle sera toujours une surprise, pour la famille non moins que pour le principal intéressé, avec tout le risque de décrochement que cela comporte. Si le jeune gai n’a pas dans son entourage immédiat de modèles auxquels se référer et qui lui permettront de grandir, c’est dans la culture, dans la littérature, dans les arts qu’il les trouvera. La culture est sa seconde famille. D’où l’importance de l’éducation et le rôle que l’enseignement et les médias doivent jouer, non pas pour faire l’apologie ou la promotion de l’homosexualité comme le prétendent les mouvements homophobes, mais pour faire de l’homosexualité un possible de vie.
Je voudrais à présent en venir à l’architecture conceptuelle de votre propos : il repose notamment sur un concept clef qu’avec patience et rigueur chacune des entrées de votre essai tisse. Je pense là à ce que vous nommez si justement le limes qui, dites-vous, « désigne en latin la frontière, la bordure ou la limite : il s’agit de la barrière érigée entre ta propre vision du monde et celle des personnes qui t’entourent ». En quoi le limes fait-il partie intégrante du savoir gai et de se savoir, de se reconnaître gai, savoir décrypter des signes que les autres ne comprennent pas ?
Peut-on à ce titre dire que le gai, c’est le sémiologue à l’état sauvage, secret et intuitif ? L’homosexualité se donne-t-elle ainsi comme un apprentissage sémiologique aigu, comme si chaque gai appartenait sans le savoir au décryptage balzacien ou proustien des signes ? Vous évoquez notamment en filigrane une comédie sociale que le gai démasque : en quoi finalement ne serait-il pas un stoïcien qui répondrait d’un implacable theatrum mundi ?
Il m’a fallu désigner la cause de ce sentiment étrange que j’ai moi-même si souvent éprouvé dans mon existence : celui de voir mes propres désirs et les signes que j’en donnais ignorés par mon entourage et par la société en général tandis que, de l’autre côté, je ne comprenais pas nécessairement les enjeux sexuels profonds qui rendaient compte du comportement des gens autour de moi. Donner un nom, c’est déjà en partie expliquer et rendre dicible, sinon visible. Le limes, qui en latin signifie frontière, mesure l’écart entre les attentes et les représentations de deux acteurs sociaux donnés, groupes ou individus. Lorsque l’écart est important et lorsqu’il n’a pas été mis au clair entre les deux acteurs concernés, ce qui est généralement le cas en matière sexuelle, il peut donner lieu à des malentendus plus ou moins cocasses ou dramatiques.
Ainsi mon prochain se trompe-t-il systématiquement sur mon compte en m’assignant un rôle hétérosexuel. Cela me donne un espace de liberté dont je puis jouer à l’occasion : larvatus prodeo, disait Descartes. Mais le masque peut s’avérer lourd à porter. Pour m’en débarrasser, il faut que j’en paye le prix, ce qu’on nomme sortie du placard, dont les conséquences doivent toujours être soigneusement évaluées. Inversement, pour comprendre les attentes de mon entourage ou les signes prodigués par la société hétérosexuelle, je dois les interpréter et les transposer dans mon propre registre de désirs et d’attentes : par exemple, si un film me montre une nudité féminine, je dois mimer en moi le désir pour comprendre la réaction du personnage masculin à l’écran. Mon voisin hétérosexuel, quant à lui, n’a pas cet effort intellectuel à faire : il se projette naturellement dans le désir du personnage de cinéma.
Oui, on pourrait dire que le gai est un sémiologue obligé s’il veut pouvoir se repérer dans la grande machine hétérosexuelle où il est embarqué malgré lui : il doit interpréter, évaluer, calculer. Ce faisant, il met au jour pour lui-même le soubassement sexuel de certains mécanismes et rites sociaux, soubassement dont les hétérosexuels eux-mêmes n’ont pas toujours conscience : s’il y a théâtre ou comédie sociale, elle est là, dans cette inconscience hétérosexuelle, dans le masquage permanent des motivations sexuelles, laissées toujours implicites parce que partagées par la majorité des acteurs.
Ma question suivante voudrait porter sur la place que cet essai occupe dans votre œuvre critique. S’il marque le premier essai de coloration autobiographique qui s’affronte à une question de société, force est de reconnaître que votre propos réarticule de manière neuve des préoccupations qui sont les vôtres, au plus haut point. De fait, si votre premier essai s’attachait à appréhender L’Adieu à la littérature et le plus récent revenait sur La Haine de la littérature, chacun de ses deux livres s’articulait à ce que vous nommez « l’histoire d’une dévalorisation ». Ainsi, Un savoir gai peut-il être lu comme l’histoire d’une dévalorisation, celle des gais que le livre cherche conjointement à revaloriser ?
Enfin, dans La Haine de la littérature, vous disiez que « l’antilittérature a toujours fait bon ménage avec l’homophobie, et ce jusqu’au XXe siècle. » En ce sens, « La Manif pour tous » est-elle antilittéraire autant qu’homophobe ?
L’antilittérature moderne a en effet partie liée avec l’homophobie : si les reproches courants de stérilité, de perversité et d’artificialité adressés à la littérature valent aussi contre les homosexuels, ce n’est pas simple coïncidence ; la référence va au mythe d’Orphée, présenté par la tradition à la fois comme le premier poète et l’inventeur des amours de même sexe. Je n’irais pas toutefois jusqu’à retourner la proposition en disant que toute homophobie est antilittéraire : l’homophobie est infiniment plus fréquente aujourd’hui que l’antilittérature. Voyez ainsi comme le mouvement dit des « Veilleurs », lié à « La Manif pour tous », a cherché à utiliser la littérature comme une arme contre l’extension du droit au mariage, en organisant des soirées de lectures et de méditation autour de textes de Saint-Exupéry, Aragon, Sartre, notamment. L’une des fondatrices des « Veilleurs » était d’ailleurs une doctorante en littérature comparée, maintenant devenue présidente de « Sens commun ». La littérature peut servir à tout : elle défend tout et mène à tout, comme vous voyez.
Pour comprendre la cohérence de mon propre parcours de chercheur, la grille de la « dévalorisation » me semble peut-être moins pertinente que celle de l’étrangement. Comme je le disais tout à l’heure en faisant référence au Tombeau d’Œdipe, mon travail en tant que critique, que penseur et historien de la littérature, s’est toujours basé sur une relation d’extériorité avec l’objet qui m’intéressait. « Penser la littérature de l’extérieur », ai-je récemment intitulé un texte où je tentais de résumer ce qui me paraît être mon approche et ma méthode. Interroger la vulgate formaliste dans laquelle j’avais été instruit, historiciser la notion moderne de littérature, confronter nos conceptions littéraires contemporaines au très ancien ou au très lointain, définir la littérature à partir des discours qui se sont opposés à elle : quand je considère rétrospectivement mon parcours de chercheur, je suis frappé de voir combien il consonne avec ma propre situation en tant que gai placé malgré lui en marge d’une société hétérocentrée. Il y a là comme une expérience originaire qui gouverne mes choix épistémologiques et me conduit à privilégier la définition de l’objet par ses contours plutôt que par son essence, par ses marges plutôt que par son intérieur : définition du même par l’autre et du positif par le négatif. De ce point de vue, Un savoir gaipeut être lu, je pense, comme le sous-texte ou le non-dit de Vie du lettré : le fait que les deux livres aient une structure commune, en courts chapitres, n’est peut-être pas totalement un hasard. L’autobiographie collective de Vie du lettré s’incarne, s’individualise et s’intellectualise dans Un savoir gai.
Que la question de la valeur soit néanmoins présente dans mon travail critique, je ne saurais le nier : c’est mon côté nietzschéen de remise en question générale des opinions. Mon état le plus général est un sentiment d’inadéquation et d’insatisfaction par rapport à ce qu’on me présente comme un donné éternel et intangible : j’ai une tendance naturelle à vouloir déranger ce qui me paraît toujours un peu trop ordonné et à montrer la contingence de ce qu’on veut nous proposer comme une essence. Une telle attitude est sans doute là aussi liée à la façon dont, en tant que gai, j’ai dû construire mon propre rapport au monde en défaisant ce qu’on me proposait comme une norme.
Un des chapitres parmi les plus stimulants et vifs de votre essai consiste, textes à l’appui, à démontrer combien finalement, loin d’être l’homme chaste aux accents hétérosexuels que d’aucuns veulent bien lui prêter, le Christ est un homme très proche de certains hommes : un homophile, au bas mot. Au-delà de la part ludique, en quoi s’agissait-il pour vous de retourner la lecture des Évangiles promue par « La Manif pour tous » en démontrant que le Christ n’est pas celui auquel ils croient ? S’agissait-il par là même d’opérer une réaction sinon réparer une injustice, celle qui vous fait notamment remarquer qu’en dépit de tout, « le mariage pour tous n’a rien changé à l’ordre du discours ou si peu » ? On ne peut changer pour l’instant l’ordre du monde, alors changeons l’ordre des discours : est-ce la devise du savoir gai ?
Si Un savoir gai pouvait un tant soit peu aider à changer l’ordre du discours, s’il pouvait contribuer à défaire un peu l’hétérocentrisme inconscient de notre culture, ce serait merveilleux. Ainsi de Jésus : si l’on compte objectivement dans les Évangiles les marques d’affection et de tendresse de Jésus pour ses proches, on verra qu’elles concernent beaucoup moins souvent des femmes que des hommes, et de jeunes hommes en particulier. Pour qui veut bien voir les choses sans préjugé, cette homophilie de Jésus est évidente. Pourquoi cependant l’est-elle si peu aux yeux du lecteur ordinaire ? Parce que le lecteur ordinaire des Évangiles est hétérosexuel et donc peu sensible à ces signes patents d’homophilie (encore un effet du limes), et aussi parce que deux mille ans d’histoire de l’Église, depuis saint Paul, ont cherché à effacer cette homophilie originelle et ont promu sans relâche, dès le début, une condamnation des comportements homosexuels : pour conquérir le monde, le christianisme a dû s’adapter aux attentes de la majorité, c’est-à-dire à une conception strictement hétérosexuelle du désir. Rien de plus orthodoxe, de ce point de vue, que le succès du Da Vinci Code de Dan Brown, qui promeut l’image d’un Jésus marié à une femme. La lecture gaie des Évangiles peut pourtant s’étayer de certains textes dits apocryphes.
Assurément, il y a un certain plaisir à renvoyer ainsi le discours religieux homophobe contemporain à son inexactitude historique, à ses incohérences et à ses contradictions. Mais, au-delà, il importe de rappeler que la figure de Jésus appartient à tous : son message est d’une portée bien plus universelle que celui que se sont approprié les Églises et qu’elles cherchent à propager. Il faut révéler, pour le bien de tous, la diversité sexuelle existant au cœur de notre propre culture et dans ses fondations mêmes, et qui a souvent été oblitérée par les commentaires et les interprétations hétérocentristes des derniers siècles.
Cette question me conduit à vous interroger sur le caractère politique de votre essai. L’avez-vous conçu comme un livre militant, comme un acte politique qui entend notamment renforcer une visibilité gaie qui, à l’heure de l’homophobie médiatique d’un Hanouna par exemple, apparaît plus que nécessaire ? S’agit-il ainsi de s’opposer au discours qui soutient que les gais, par le mariage, sont désormais entrés dans une situation de normalisation comme le prétend Alain Naze dans son récent essai Manifeste contre une normalisation gay ? En quoi Un savoir gai dit-il au contraire qu’il n’y a pour l’heure aucune normalisation gaie ? En quoi s’agit-il précisément de parler de savoir gai par rapport à un pouvoir gai qui, de fait, ne coïncide pas avec une situation souvent de précarité pour beaucoup de jeunes gais notamment ?
Le livre a une dimension éminemment politique, comme, du reste, mais à un moindre degré, La Haine de la littérature et Vie du lettré. On trouvait déjà cet argument de la normalisation chez certains intellectuels soutenant « La Manif pour tous » : j’en cite des exemples dans le livre. Les gais seraient tellement plus beaux, plus merveilleux, quand ils vivent leur sexualité clandestinement, en cachette. Pourquoi ne retournent-ils pas dans leurs backrooms plutôt que de vouloir passer devant monsieur ou madame le maire ? Qu’ils se taisent et qu’on n’en parle pas : voilà le message homophobe contemporain.
Or, ouvrir aux couples de même sexe le droit au mariage n’était en rien une normalisation : c’était juste l’octroi d’une liberté, celle de s’embourgeoiser, si l’on veut, ou celle de refuser l’embourgeoisement, si l’on veut aussi, mais cette fois en toute connaissance de cause. Car pour refuser le mariage encore faut-il avoir la liberté de le choisir. Où est ici la normalisation ?
Si normaliser, c’est refuser un destin tracé d’avance par une clandestinité forcée, si c’est augmenter le degré d’acceptation de l’homosexualité dans la société, alors oui, je suis pour une telle normalisation. Mais en réalité il n’y aura jamais de véritable normalisation gaie : l’homosexualité ne sera jamais une norme ; les gais seront toujours extrêmement minoritaires dans une famille, un environnement, une société qui ne sont pas pensés ni organisés pour eux. Il leur faudra toujours se trouver une place, vaille que vaille, dans l’ordre majoritaire. Ce qu’on peut espérer de mieux, c’est une libéralisation générale des sexualités dans l’ensemble de la société, une ouverture sans a priori à tous les possibles de l’expérience sexuelle, un refus d’enfermer automatiquement chaque individu dans une case prédéterminée : on en voit déjà des signes chez les plus jeunes générations.
En attendant, s’il y a une visibilité gaie ou bi dans les élites sociales et médiatiques ou dans certains quartiers centraux de grandes villes, et c’est heureux, elle ne doit pas masquer la difficulté réelle des situations vécues ailleurs. Faisons juste en sorte que l’effort demandé aux jeunes gais ne soit pas surhumain, qu’ils aient des modèles auxquels s’identifier, que l’école les soutienne et qu’ils n’aient pas à affronter l’hostilité de leurs proches : c’est une question d’éducation et de savoir, en effet.
Ma question suivante porte sur l’énonciation singulière d’Un savoir gai : d’emblée, le « tu » s’impose pour apostropher le lecteur, le happer dans le cours de ce que vous développez et le faire participer de ce que vous dites même. En quoi, pour vous, dire « tu » revêt-il une fonction sociale, une métalepse politique presque, par laquelle il s’agit à la fois d’interpeller le lecteur et d’opérer une incidente identification à ce que vous exposez ? Est-ce aussi une manière pour vous, par ce « tu » conatif et cognitif, de tracer la voie d’une autobiographie oblique qui permet de tenir les faits exposés à une certaine distance critique ? Vous évoquez à la naissance de ce livre la lecture d’Histoire de ma sexualité d’Arthur Dreyfus mais, précisément, par ce « tu », Un savoir gai n’est-il pas à lire, dans son désir d’apostropher, comme une histoire de notre sexualité ?
Le « tu » a été pour moi d’abord un choix technique et d’ordre quasiment heuristique. J’avais commencé à écrire deux ou trois chapitres en employant classiquement le « je ». Mais cet aspect de confession et d’étalage de mon intimité me gênait et finit par me bloquer : un reste de pudeur me retenait, ou le souvenir du précepte pascalien (ou bouddhiste), que je continue de trouver paradoxalement assez juste, selon lequel « le moi est haïssable ». Comment faire, puisque le projet du livre consistait précisément à ancrer la réflexion dans une expérience personnelle ? J’ai pensé utiliser le « il » non référencé, mais le « il » a tellement d’emplois comme anaphorique, en particulier dans un essai, qu’une certaine confusion risquait de régner. Annie Ernaux, dans Les Années, avait moins de problèmes avec le « elle ». J’ai pensé ensuite attribuer mes expériences à un personnage imaginaire auquel j’aurais attribué un prénom, mais cela aurait vite tourné au roman avec ses contraintes propres, auxquelles je ne voulais pas me plier.
Le « tu » s’est alors imposé, sur le modèle des Pensées pour moi-mêmede Marc Aurèle, et il a exercé sur l’écriture un pouvoir libérateur : en me permettant d’entrer en conversation avec moi-même, de me mettre à distance, de m’objectiver, le « tu » a délivré ma propre parole des dernières contraintes de pudeur ou de modestie qui pesaient encore sur elle. Il m’a permis de sortir du registre de la confession, dont le principe même me déplaisait (qu’ai-je à confesser, en effet ? et à qui ?), pour entrer dans celui de l’interrogation critique, plus conforme au projet initial, avec sa volonté d’intellectualiser l’expérience. Le « tu » avait aussi cet avantage d’interpeller le lecteur, de l’impliquer dans le propos. J’imagine en effet au moins deux lectures possibles de ce discours à la deuxième personne : soit le lecteur aura l’impression d’assister comme par effraction au colloque intime de l’auteur avec lui-même, soit, comme vous dites, il se sentira interpellé et invité à partager au plus près l’expérience de l’auteur. Ces deux types de lecture pourront, du reste, alterner selon la personnalité du lecteur, le moment et le passage. Le « tu » fait ainsi sortir de l’autobiographie singulière en amorçant un mouvement de généralisation de l’expérience : à ce titre, il invite aussi à créer une communauté et à faire surgir un « nous ». Il est profondément politique.
« Abécédaire, dictionnaire, encyclopédie » : telle est la clef formelle que vous livrez à l’orée de votre essai. En quoi pour vous, à la différence peut-être de vos précédents essais, Un savoir gai est-il le lieu d’une invention formelle propre à tout essai mais qui ici est porté à un degré neuf ? Un savoir gai est-il votre coming out d’écrivain sinon de romancier ?
Tous mes précédents essais, me semble-t‑il, portaient en eux déjà une exigence formelle propre, chacun selon sa nature. Elle était très sensible, par exemple, dans Vie du lettré ou dans La Haine de la littérature, mais également, quoique à un degré moindre, dans Le Tombeau d’Œdipe. Je ne conçois pas en effet de pensée qui ne s’exprime dans une écriture, un style, une forme. Avant de commencer tout livre, j’en dois définir le ton prioritairement, ainsi qu’une structure, et ensuite seulement le processus de rédaction peut débuter.
Dans Un savoir gai, l’enjeu était spécifique pour au moins deux raisons : d’une part, le récit personnel, même fragmentaire, y prenait une place importante ; d’autre part, je voulais mettre ce texte à part de mes autres productions à visée scientifique liées à mes compétences universitaires. La recherche formelle y est donc plus poussée que dans mes autres livres. Il n’en revendique pas moins clairement l’étiquette de l’essai, au sens le plus noble et le plus ancien du terme : un texte de réflexion et d’exploration intellectuelle originale avec une implication personnelle forte, à dimension critique et sans visée systématique. Que l’essai inclue le narratif non moins que l’argumentatif, qu’il propose de courtes scènes, de la fantaisie et du fantasme, qu’il emprunte tour à tour un ton grave ou léger, qu’il recoure au comique et à l’émotion, voilà la conception que je m’efforce délibérément de défendre dans mes différents livres à des degrés divers, et dans celui-ci plus encore que dans les précédents.
William Marx
Ma dernière question voudrait enfin porter sur la place qu’occupe Roland Barthes au cœur des filiations de votre essai. Si, on le sait, Barthes a pu écrire notamment sur ses nuits au Palace, sur les incidents de ses rencontres ou encore sur ce qu’il nommait « la Déesse H. », vous choisissez de mettre en avant, notamment pour sa forme alphabétique ses Fragments d’un discours amoureux.
Pourtant, au-delà, Un savoir gai paraît porter une décision plus sombre, celle d’une décision de vie, celle peut-être d’une vita nova, « l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs ». Un savoir gai est-il alors à lire comme une vita nova, un désir de nouvelle œuvre, de nouvelle vie ?
Ce qui chez Barthes me plaît et m’inspire, mais m’intimide également, c’est le style, la clarté et l’intelligence, c’est l’invention formelle permanente, c’est la recherche de sujets toujours nouveaux, c’est une pensée à la coloration toujours un peu ironique qui ne veut pas se laisser prendre au piège de la fausse profondeur, du cliché et du déjà vu, c’est l’attention aux êtres et aux choses, c’est l’amour de la surface et de l’apparence teinté d’une mélancolie post-jouissance. Voilà mon Barthes, une cime donc, et moins un modèle (parce qu’inaccessible) qu’une référence. Vie du lettré s’y confrontait déjà.
Dans Un savoir gai, la vita nova est d’abord celle de Dante, qui inspire explicitement les dernières lignes du livre ainsi que sa structure en 33 chapitres, comme les 33 chants de chaque partie de la Divine Comédie. Ce livre, comme les précédents, je devais l’écrire, j’y étais poussé par une nécessité intérieure. Il m’a permis de reculer mes propres limites et d’explorer de nouveaux possibles de l’écriture. Il explicite un certain non-dit des livres précédents et rend compte de la démarche générale que je souhaite suivre. De ce point de vue-là, oui, il m’oblige, et m’oblige d’abord à faire autre chose.
William Marx, Un savoir gai, éditions de Minuit, janvier 2018, 170 p., 15 € — Lire un extrait