Le Vu de l’année 2019 : telle est la réalité

Avant de se souhaiter une éventuelle félicité à l’aune d’une année naissante, qu’en était-il vraiment de 2019 qui vient de trépasser dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier dernier ? Pour le savoir, il faut regarder le VU de l’année (diffusé le 3 janvier à 23h35 sur France 3) disponible à la demande jusqu’au 3 février prochain sur france.tv.

Autant le dire d’entrée, le visionnage de l’année télévisuelle décortiquée par l’équipe de VU (alias feu « le Zapping de Canal ») désormais diffusé sur le service public ne (re)donne pas foi en l’humanité. Bien au contraire. Concentré de télé qui rassemble une année de programmes toutes chaînes confondues, le VU de l’année compose une fresque fascinante et effrayante. Et le résultat est à la hauteur de l’espoir que l’on plaçait dans la représentation syncopée (et engagée) qui fait sa force : VU pointe un certain état du monde, avec ses qualités, ses défauts. Dont le premier est un cruel et terrible manque de mémoire collective.

En 1972, The limit to growth prévoit l’effondrement du système
« 2019 sera une bonne année pour la consommation »

Avec la prolifération des images, à la télévision et sur Internet, la course à l’audience et à la priorité à l’immédiateté, avec tout ce que la France, le monde (et jusqu’à l’espace) ont connu l’an passé, l’édition 2019 de ce VU de l’année ne pouvait être que haute en couleurs… et le commentaire (en creux) des « zappeurs » à l’avenant. Si l’on devait résumer (ce que VU ne fait jamais), 2019 a tout de même été l’année des emballements de toutes sortes : grand débat, incendie de Notre-Dame de Paris, crise climatique, féminicides, élections européennes, gilets jaunes dans les rues, affaire de Rugy, Coupe du monde de football féminin et de rugby masculin, mort de Jacques Chirac, incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, réforme des retraites et grèves qui ont suivi. La liste est loin d’être exhaustive et la question cruciale de la mémoire est bien au centre de cette émission dite de divertissement quand, face au déluge d’images, on se prend à dire plusieurs fois « je ne m’en souvenais pas » alors qu’il s’est écoulé à peine un an, trois semaines, ou même quelques jours depuis l’événement…

Sous sa forme quotidienne, VU pourrait être pris pour une de ces pastilles bouche-trous propre à faite patienter le spectateur entre un JT et une émission de télé-réalité ou un énième télé-crochet au concept importé du Japon ou des États-Unis. Ce serait minimiser la force de l’exercice. Mais c’est bien sous sa forme annuelle et avec son visionnage in extenso que VU — le VU de l’année — prend tout son sens : alors que nous vivons désormais dans la culture de l’effervescence et de la compétition du clic, du scoop à tout prix (qui a remplacé le buzz déjà passé de mode), VU propose un pas de côté et une prise de recul nécessaires. C’est par la télévision, et plus largement l’image (publicité, clips, Internet) que sont (re)posées des questions essentielles avec un feuilleté d’images en apparence pêle-mêle (un débat politique vient côtoyer un télé-achat par exemple) qui, de fait, réintroduit une hiérarchie de l’information.

« On va tout péter ». Documentaire de Lech Kowalski © Coproduction : ARTE France, Revolt Cinéma

Quatre heures 14 pour raconter un an de télévision, ce n’est ni un best-of ni un bilan convenu, comme ces émissions-marronniers que les chaînes, les journaux ou Internet proposent en fin d’année, entre un bêtisier et un autre, chacun plus consternant que l’autre. C’est une somme brute d’images, de sons, de vies, de morts, d’accidents, de naissances, de guerres, de bonnes et de moins bonnes nouvelles, d’initiatives, de regards, d’inventions… Ce sont aussi ces émissions sur le consumérisme débridé ou sur les causes du réchauffement climatique entre deux publicités pour un SUV ou une compagnie aérienne ; c’est ce jeu télévisé où l’on promet (à un gagnant tiré au sort moyennant un appel surtaxé) 1500 € mensuels (à condition de dépenser entièrement la somme tous les mois !) qui suivent une séquence sur le sort des habitants d’un pays d’Afrique dans lequel les pays occidentaux déversent leurs ordures non traitées ; ce sont ces mots des militants d’Extinction Rébellion interpellant sur la survie de l’espèce humaine en occupant un centre commercial qui suivent ceux de Ségolène Royal, ambassadrice des pôles appelant à réprimer les activistes écologiques « parce que c’est une dégradation de l’image de l’écologie et de l’environnement »…

 

Les contempteurs pourront s’en donner à cœur joie et vite juger que VU balance parfois entre ironie comique et cynisme outrancier, car les opinions, les biais choisis sont parfois empreints ou d’un humanisme naïf ou d’une conscience plutôt de gauche. Un esprit dans lequel la majorité des libéraux, conservateurs ou extrêmes ne se retrouveront pas (et pour cause) mais qui réaffirme la nécessité de porter un regard plus large que celui qu’on nous propose, sur et à la télévision (où les programmes pointus côtoient émissions populaires et présentateurs populistes sans jamais se rencontrer ou presque), qui plus est amplifié (et déformé) par Internet et les réseaux sociaux.

Quand le programme court a disparu des écrans de Canal+ en juillet 2016 (supprimé par ses dirigeants et Vincent Bolloré en tête) par manque « d’espace en clair » et parce qu’il n’y avait « pas de sens de faire la promotion des chaînes gratuites sur une chaine cryptée », on a un peu vite oublié l’apport indiscutable d’une telle émission : extraits et séquences se suivent, entrecoupés d’autres bribes et  scènes tirées de chaînes différentes (ou non) se télescopant, se répondant. L’absence de tout commentaire combinée avec la ligne éditoriale forcément subjective ont dès ses débuts fait la spécificité du Zapping/VU : le montage saccadé, la mise en miroir quasi systématique des séquences choisies sont non seulement une marque de fabrique mais participent du récit mont(r)é, recomposé.

Ce procédé a un nom, découper un texte en fragments aléatoires puis les réarranger pour produire un texte nouveau : c’est la forme même du cut-up, pratiquée notamment par Burroughs. En cela, le VU de l’année entre parfaitement dans cette définition. Le collage et le remontage des images, des séquences, des extraits, réarrangés au gré des intentions des « zappeurs » et du producteur historique Patrick Menais donnent une forme autre à un discours initial. Pour comparer, pour souligner l’absurdité, pour mettre en exergue la palette infinie des sentiments humains, des joies primaires à l’horreur la plus glaçante. Car bien au-delà du surtitre apparu en 2009 (imposé par le CSA à la suite de réclamations du public) et avertissant que « ce programme est un reflet de la télévision », VU est un reflet de la (triste) réalité.

« Guitare, une arme à six cordes ». Film de Pierre-Paul Puljiz, Romain Pieri. © Matthieu Belghiti, What’s Up Films, ARTE France

Toutes les images extraites du Vu de l’année (captures d’écran).