Philippe Tome nous a quitté quelques semaines avant la parution de La vérité sur tout !, 18e album du Petit Spirou, personnage qu’il a créé avec son ami et complice Janry. Un peu moins de 30 ans après Dis bonjour à la dame !, ce dernier album a donc une aura particulière, pour le lecteur de la première heure comme pour celui qui découvrirait aujourd’hui le talent d’écriture de Tome et la patte imparable de Janry.
En 2009, pour Mediapart, à l’occasion de la sortie de Bien fait pour toi !, j’avais la chance d’interviewer Janry, au cours d’un déjeuner dont je me souviendrai longtemps (il est rare de pouvoir rencontrer ses idoles et je ne remercierai jamais assez le dessinateur pour ce moment), une conversation à bâtons rompus au cours de laquelle j’ai appris quelques secrets de fabrique du Petit Spirou, comment le scénariste et le dessinateur en étaient venus à créer ce mini héros et sa galerie de comparses et complices aussi drôles et hauts en couleur les uns que les autres : Vertignasse, Suzette, Ponchelot, Cassius, Masseur, Mademoiselle Chiffre, Monsieur Mégot, L’Abbé Langélusse…

« Quand on a créé le Petit Spirou, l’intention était claire, c’était notre spin-off par rapport au grand Spirou. Cela faisait six ou sept ans que l’on faisait Spirou et Fantasio, on commençait à se sentir à l’étroit avec un personnage qu’on n’avait pas créé. On s’est dit ‘comment faire du Spirou sans détruire son image ?’ en faisant des trucs à nous. Dans un premier temps, on a eu le même itinéraire que Franquin. Pour se sentir à l’aise avec le personnage principal, Franquin a créé un personnage secondaire à l’opposé du Spirou déterminé. Ainsi est né le Gaston fainéant. Il l’a mis dans les pattes de Fantasio et de Spirou, et il s’est rendu compte assez vite que ce Gaston n’allait pas les suivre dans leurs aventures, et puis surtout, qu’il pouvait parfaitement exister de façon autonome. Pendant les premières années, il était à la rédaction, et puis Fantasio a été remplacé par Prunelle… pour séparer les deux mondes. En tant que repreneur, on est vraiment exposé, on est dépendant d’une charte, des lecteurs. Tome et moi, on s’est dit ‘et si on imaginait l’enfance de Spirou’ ? Sans trahir le grand. »
A l’image du Gaston de Franquin, il n’aura pas fallu longtemps pour que le petit connaisse le même succès que le grand. En 18 albums, Le Petit Spirou est devenu une bande dessinée à succès qui, sous des dehors de BD jeunesse, aborde des sujets qui parlent à toutes les générations confondues. Dans un paysage éditorial longtemps segmenté, avec ces publications à l’esprit familial, parfois à vocation éducative, mettant en avant des valeurs et des vertus cardinales, le Petit Spirou a soufflé un vent de nouveauté.
« Philippe Tome a renversé ça. Le Petit Spirou fait date dans la BD, c’est la première fois qu’on parle de tout dans une BD pour la famille. Beaucoup nous ont suivi depuis. Et en même temps, c’était logique. On n’a fait qu’ouvrir une porte. On n’a pas été des visionnaires, on a juste abordé des questions qui n’avaient jamais été posées ainsi. Pourquoi on ne parlerait pas de tout ? Et en cela, la création du Petit Spirou a été spectaculaire : on a eu droit à tous les qualificatifs. Surtout, pour simplifier, les gens ont réduit le Petit Spirou à ‘ce petit vicieux qui regarde sous les jupes des filles’. Alors que c’est bien évidemment autre chose ! »
Et la lecture de La Vérité sur tout ! vient conforter cette idée que c’est véritablement autre chose : les injonctions des adultes invariablement ponctuées de points d’exclamation qui servent de titres aux albums sont des préceptes que le petit Spirou prend un malin plaisir à ne pas suivre. Lire Le Petit Spirou, c’est se rendre compte combien Philippe Tome a eu à cœur de parler de tout, en cultivant cette insouciance enfantine bienvenue, en regardant le monde actuel avec les yeux d’un garnement, en posant des questions pas si naïves, en pointant l’absurdité des adultes qui ont oublié les enfants qu’ils ont été un jour.
Janry dit être resté « un enfant qui a continué de dessiner (…), un rescapé dans ce monde fait pour les adultes ». Le fait est que Le Petit Spirou promène sa fausse candeur à longueur d’albums et passe en revue des questions sociales très actuelles, voire très touchy : l’homosexualité, le racisme, les enfants de prêtres, le véganisme, le sexe, YouTube, la vieillesse, les réseaux sociaux… et s’amuse de tout ou presque par le prisme des frasques du gamin en calot de groom. En cette époque de post-vérité, de fake news et de sophismes faciles, à l’heure où l’on se demande toute honte bue si « toutes les opinions sont bonnes à dire », La vérité sur tout ! est une bouffée d’air frais, un concentré d’ironie, une réponse tout en subtilité, poétique et décalée aux grandes questions d’un monde qui souvent « préfère un mensonge bien sapé à la vérité toute nue ».
Au revoir Monsieur Tome. Et merci.
Tome et Janry, La vérité sur tout !, Le Petit Spirou T18, 48 pages couleur, Dupuis, 10 € 95
Les premières planches :

