Jacques Roubaud : « avec le ‘trident’ ⊗ j’expérience la vie d’une forme » (Tridents)

© Alix Rossset

Toute nouvelle publication d’un auteur dont on suit le parcours depuis longtemps est incitation à se replonger dans l’œuvre, pas nécessairement dans sa totalité, mais disons dans une assez large part de son corpus (tout dépend du nombre d’ouvrages que l’on a accumulés dans sa bibliothèque – en ce qui concerne Jacques Roubaud, je viens d’en compter 59, et j’en ai probablement oublié quelques-uns).

La sortie, l’hiver 2014, d’Octogone “livre de poésie, et quelque fois prose”, annoncé comme étant le huitième et dernier de ses grands livres de poésie projetés après le tout premier (“Signe d’appartenance, 1967), publiés chez Gallimard (Quelque chose noir, “livre d’un deuil qui n’était pas prévu, et pour cause”, ne faisant pas partie de cette suite), m’avait donné l’occasion d’une assez longue promenade, quelque peu aléatoire, à travers ces dix volumes (1 + 8 + 1). Mais, une fois Octogone refermé puis rangé dans le rayon adéquat, on était pris par le doute, imaginant aussitôt – ou plutôt souhaitant – qu’il ne serait pas le tout dernier de (ou au sujet de la) poésie.

Et, en effet, l’année suivante, un livre de “compléments” (écrits entre 1962 et 2012), ayant pour titre le symbole mathématique correspondant (un C majuscule étiré en hauteur, soit dans la théorie des ensembles “Signe de complément”, ou “Complémentaire de”), paraissait chez NOUS.

C’était un livre directement rattaché à cette suite de 1 + 8 volumes, puisqu’en grande partie composé de “poèmes volontairement omis” lors des publications des ouvrages précédents – mais pas seulement, d’où ce sous-titre “et autre poésie” (j’y retrouvais les deux premiers poèmes – ou suite de poèmes – lus en 1975, alors que je découvrais la revue Change : Mezura, spectre tout d’abord, puis, dans la foulée, B.Y. trois ou dix-neuf poèmes, publié cinq ans plus tôt, en 1970, dont la lecture m’avait alors procuré un plaisir considérable. Je possède encore la version “longue” de Mezura, éditée la même année par “d’atelier”, qui est probablement un des livres de Roubaud les plus introuvables aujourd’hui – ouvrage de prose en poésie contrainte par les mille premières décimales du nombre pi). Octogone faisait presque 300 pages, “Complémentaire de” approchait les 400, avec un format carré de 20cm de côté (alors que chez Gallimard, le format usuel est de 20,5 par 14).

Bien entendu, d’autres volumes ont suivi, de manière assez régulière : Poétique. Remarques, à La librairie du XXIe siècle au Seuil, en avril 2016, “rassemblement d’un demi-siècle de réflexions dans une forme particulière de prose” que Roubaud appelle remarques, “composé de 15 sections de 317 remarques chacune”, livre inépuisable, plus labyrinthique que jamais, malgré (ou plutôt : grâce à) une organisation, comme on l’a vu, très contrainte ; puis en janvier 2018, chez le même éditeur, Peut-être ou La Nuit de dimanche (brouillon de prose), présentée par l’auteur comme étant une “autobiographie romanesque” qui nous avait donné l’occasion de reprendre nos “bavardages” dans le cadre d’une création radiophonique à France Culture (À la recherche de Jacques Roubaud). Ajoutons à ces volumes diffusés en librairie, un petit ouvrage plus secret (car tiré à seulement 300 exemplaires) : strophe reverdie, aux Éditions L’Usage, en juin 2019, livre de “poèmes, de 5 vers le plus souvent, octosyllabes le plus souvent, le plus souvent comptés classiquement.” “Tous les mots d’une « strophe reverdie » sont pris dans le même poème d’un livre de poèmes de Pierre Reverdy.”

© éditions de l’usage

Selon son auteur, ces poèmes ont été écrits en 2015, après sa “première grosse opération.” Car ses amis le savent, ses lecteurs attentifs aussi, puisqu’il ne le cache pas, Jacques Roubaud a dû subir, ces dernières années, plusieurs opérations, souvent en urgence, dont il s’est heureusement relevé et qui, sans diminuer sa vivacité intellectuelle, ou son humour, ont affaibli sa mémoire (“Alors que je faisais part à Pierre Getzler des difficultés que je rencontrais parce que les choses disparaissaient à toute vitesse de ma tête, il m’a dit : En somme, ce qui t’arrive, c’est une maladie professionnelle”), le conduisant à produire, de préférence, des formes brèves, du moins du côté de la poésie (puisqu’il la compose dans sa tête avant d’en opérer une transcription, une fois le poème achevé, sur l’écran et/ou le papier), ce qui fait qu’il s’est mis à privilégier cette forme dont il est l’inventeur, le trident, dont on rappellera brièvement le principe : “Le trident est un poème de trois vers composé de treize syllabes : cinq pour le premier vers, trois pour le deuxième, cinq pour le troisième. Le deuxième vers est toujours précédé du signe ⊗, conçu comme pivot du poème.” Au cours de l’émission déjà évoquée, Jacques Roubaud précisait : “À cause de la bataille que j’ai avec la disparition presque instantanée des choses auxquelles j’ai pensé, presque toutes les compositions poétiques que je peux tenter aujourd’hui sont nécessairement très courtes et j’ai donc, heureusement pour, disons, ce qui me reste de confort de vie, inventé une forme qui se nomme le trident. C’est une forme très très très courte, c’est plus court – j’en suis très fier – que le haïku (mais c’est un peu une tricherie de dire que c’est plus court que le haïku parce que j’y mets un titre, ce qui rallonge).”

Quand j’ai trouvé cette forme, je me suis dit que j’allais en faire dix mille, ça va être le reste de mon travail poétique. Mais je n’en suis pas là. Alors pourquoi voulais-je en faire dix mille ? Il se trouve qu’il y a une grande anthologie de poésie japonaise qui s’appelle le Man’yōshū et dont le titre signifie, en gros, “dix mille feuilles”, donc “dix mille poèmes”. Le Man’yōshū n’a pas dix mille poèmes, mais c’est son titre. Bon. Et il y a un des fameux auteurs du haïku japonais qui s’appelle Issa qui avait l’intention d’en faire dix mille – on ne sait pas s’il les a faits ou s’il en avait seulement l’intention, mais son œuvre conservée, en tout cas, en contient six mille six cents, ce qui est pas mal. Alors, moi, j’ai recensé récemment – parce que je me suis dit : ça fait déjà presque vingt ans que je cultive cette forme que j’ai inventée – pas loin de quatre mille tridents. – Il faudra donc vivre encore trente ans pour arriver à dix mille ! – Comme en ce moment [nous étions, ce jour-là, le 20 mars 2018], j’arrive au mieux à en faire deux par jour, ça me prend énormément de temps, je pense que c’est fichu pour cette vie-là [rires].” Depuis le début du troisième millénaire où il a commencé à pratiquer cette forme poétique, les quatre mille ont été dépassés et en cet automne 2019 – en novembre précisément – NOUS nous propose d’en découvrir l’intégralité, ce qui nous vaut un des volumes les plus épais jamais publiés par Jacques Roubaud (si on excepte le très rare Quasi-Cristaux publié en 2013 par Martine Aboucaya et Yvon Lambert) : 1008 pages, dont 989 de tridents (avec une moyenne de quatre par page – parfois cinq). “Je pense que les grands compositeurs de haïku, Bashô, Issa et autres, compensaient la brièveté de la forme par la tentative de la représenter quantitativement le plus possible. Souvent avec des variations infimes.” Roubaud avait déjà publié des suites de Tanka (par exemple : 200 flèches, avec des dessins de Micaëla Henich, au Théâtre Typographique), mais n’avait jamais atteint une telle somme. Et le plus sidérant, c’est, qu’une fois lu ces quatre mille tridents, le premier réflexe est d’en redemander ! D’en espérer, une fois encore, une suite.

Un mot sur cet éditeur, NOUS, dont le siège social se trouve à Caen. Tridents est le sixième volume de Roubaud que Benoît Casas et Patrizia Atzei font paraître et, si j’en crois une conversation récente, vraisemblablement pas le dernier. Traduire, journal avait été une des publications inaugurales de NOUS en 2000 (il a été depuis réédité dans une version augmentée). Puis Kyrielle en 2003, La Dissolution en 2008 (dernière branche du “projet” – plus de 500 pages imprimées en quadrichromie), Description du projet en 2014 et “Complémentaire de” en 2015. Il s’agit donc d’un authentique travail de collaboration – au service de l’œuvre, ce qu’il convient de relever, d’autant plus que l’éditeur a à son catalogue de nombreux ouvrages qui entrent en résonance avec ces six livres – à commencer par ceux de Gertrude Stein ou Charles Reznikoff. Tridents est impeccablement mis en pages, et il nous a semblé préférable d’en clicher quelques fragments, en “illustration” de cette chronique diacritique, plutôt que de tenter d’en reproduire la forme avec Word, ce qui risquerait de lui faire subir quelques altérations au passage sur écran (or, avec ces poèmes, le moindre décalage peut être fatal). Jacques Roubaud parlait de “variations minimales”, et c’est bien cela qui agit. D’ailleurs, travaillant il y a quelque temps sur le concept de minimalisme, j’avais relevé un poème Chippewa que Roubaud avait intégré dans son livre Dors :

que l’on retrouve, légèrement transformé, p.529 (n° 2096 de la suite Tridents REV) de ce nouveau volume. Il faut aussi noter diverses transgressions çà et là, et aussi des “ajournements”, des poèmes supprimés – d’autres “augmentés” ou s’enchaînant les uns les autres pour finir par composer un poème de dix-huit pages, comme L’Approximatum, qui formait déjà le chapitre 17 de “Complémentaire de” (intéressant de s’amuser à en comparer les mises en pages selon deux formats différents – grand plaisir, toujours, à en relever les variations minimales).

Lors de la reprise de nos entretiens, l’an dernier, Marie-Louise Chapelle en avait lu quelques-uns, comme ça, presque “à la volée”, et on avait pu constater que ces poèmes s’incarnaient bien dans la voix – pas n’importe laquelle, bien entendu. Et, à les lire aujourd’hui, tout d’abord en suivant l’ordre des pages, puis au hasard, sans se soucier de chercher un début, ou de trouver une fin, il m’apparaît de plus en plus clair qu’ils pourraient devenir matière à transformation, non seulement sonore, mais aussi musicale (ce qui est logique – la musique étant d’abord son), ce qui fait qu’avec cette parution, il pourrait y avoir du pain sur la planche pour les compositeurs. Ce qui n’empêche nullement une autre tentation de se faire jour : celle de regarder les signes imprimés sur le papier, en tant que composition graphique, où les lettres, les blancs, les nombres, les caractères graissés, les symboles, croix encerclées ou flèches, formeraient une partition qui ne s’adresserait pas nécessairement à l’oreille. Et enfin se souvenir que ces tridents ont été composés mentalement avant d’être retranscrits, et se poser la question de savoir comment leur auteur les entendait à l’intérieur de sa tête. Bref, selon son humeur, le lecteur ne les lira pas de la même façon, y mettant parfois du sien, sans pour autant “en rajouter”, car le plaisir est dans la retenue – dans cette pratique de less is more qui ne signifie pas se complaire dans la raréfaction, ces quatre mille poèmes (et un peu plus) en faisant foi.

Une dernière chose à noter : dans Octogone ou “Complémentaire de”, on trouvait déjà quelques suites (ou séries) de tridents. Soixante-quatorze pages pour le premier livre (en trois sections) ; cent-trente pour le second (en six chapitres). Je ne sais si Jacques Roubaud en avait déjà publiés durant les treize premières années où il avait commencé à mettre en pratique son invention (pris d’un remords soudain, allant fouiller dans les archives d’Action poétique, j’en trouve une série de dix fois dix dans le n° 172 de juin 2003, publiée sous le titre La présentation, mais encore sans l’usage du signe ⊗ qui doit précéder le deuxième vers – un “O” majuscule étant d’usage, cette année-là). Mais peu importe. Aujourd’hui, pour ce “dernier” volume, ce n’est pas la quantité – certes sidérante – qui compte le plus, finalement, mais le fait qu’il ne soit composé que de tridents. En en relisant certains que j’avais mémorisés il y a quatre ou cinq ans, je remarque qu’ils sonnent autrement dans ma tête, ce qui est pour moi confirmation que le principe de variation agit à plusieurs niveaux : donc que l’ouverture est de règle dans cet exercice plus ou moins quotidien et très contraint. Saluons donc en conclusion de cette modeste recension la force singulière de ce travail de condensation aussi extrême que l’Orient dont il s’inspire, auquel, nous l’espérons vivement, les amateurs de formes brèves en poésie feront le meilleur accueil possible.

Jacques Roubaud, Tridents, éditions Nous, novembre 2019, 1024 p., 39 €