Billet proustien (10) : Je trouvai Albertine dans son lit

Marcel Proust (Wikimedia Commons)

Albertine est devenue l’amie tendre de Marcel. Une amie imprévisible et fuyante. Un beau jour pourtant, ayant à prendre un train tôt matin à Balbec, la jeune fille loge au Grand-Hôtel, celui-là même où Marcel séjourne avec Françoise. Enrhumée, la jeune fille dînera au lit. « — Venez tôt pour que nous ayons de bonnes heures à nous. » C’est bien là plus qu’une avance : « Qu’allait-il se passer tout à l’heure. Je ne le savais pas trop. »

À l’heure voulue et sans trop savoir ce qui l’attend, le garçon se dirige vers la chambre du bonheur espéré en renversant à demi Françoise sur son chemin. Dès le couloir déjà, Marcel ressentait en lui une si puissante sensation de vie que la nature aperçue au dehors lui semblait sans poids en regard de ce qu’il éprouvait. Il allait soulever des montagnes, y compris « les seins bombés des premières falaises de Maineville » Et c’est là qu’un élan l’emporte sur un mode quasi pascalien, jusqu’à sentir qu’il contient le monde aux alentours qui le contient.

« Je trouvai Albertine dans son lit. Dégageant son cou, sa chemise blanche changeait les proportions de son visage, qui, congestionné par le lit, ou le rhume, ou le dîner, semblait plus rose ; je pensai aux couleurs que j’avais vues quelques heures auparavant à côté de moi, sur la digue, et desquelles j’allais enfin savoir le goût […] Elle me regardait en souriant. »

À ce moment, Marcel se sent prêt à mourir et ne peut comprendre que le monde environnant puisse durer plus longtemps que lui-même tant la sensation d’éternité est pour lui extrême.

« “Finissez ou je sonne“, s’écria Albertine voyant que je me jetais sur elle pour l’embrasser. Mais je me disais que ce n’était pas pour ne rien faire qu’une jeune fille fait venir un jeune homme en cachette, en s’arrangeant pour que sa tante ne le sache pas, que d’ailleurs l’audace réussit à ceux qui savent profiter des occasions ».

Rien ne devrait plus arrêter le jeune homme qui, dans son ivresse, veut enfin goûter au fruit inconnu :

« J’allais savoir l’odeur, le goût, qu’avait ce fruit rose inconnu. J’entendis un son précipité, prolongé et criard. Albertine avait sonné de toutes ses forces. »

Oh ! la soudaine et triste débandade ! Quelqu’un a bien dû entrer sur le coup. Le liftier ? Françoise ? Noir.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio, p. 492-493.