Patrizia Atzei : Parier pour le « nous » (Nous sommes embarqués)

« Il n’y a pas de neutralité possible », telle est l’évidence à l’efficacité troublante sur laquelle s’ouvre l’ouvrage de Patrizia Atzei. Une évidence qu’expose, revendique et assume d’emblée le choix d’un titre d’inspiration explicitement pascalienne : Nous sommes embarqués. À ceci près que la réflexion conduite ici intéressera moins, sinon de façon indirecte, un questionnement d’ordre métaphysique, comme ce fut le cas chez Pascal, qu’un examen à nouveaux frais de ce que peut vouloir dire aujourd’hui pour nous la notion de politique et corrélativement celles d’action et d’engagement subjectif.

Cette impossibilité d’une quelconque neutralité n’a rien d’une pétition de principe. Elle découle, oserait-on dire, de la vérité la plus simple, la plus brute, voire brutale dans sa simplicité, qui veut tout bonnement que nous soyons au monde et en vie, inscrits sans l’avoir désiré dans un réel qui devient nôtre, réel que nous partageons en outre avec d’autres que nous. Tout cela, tout ce lot, porteur d’une complexité parfois inintelligible, que nous le voulions ou pas, nous oblige. Nous y sommes autant que nous en sommes et feindre le contraire n’a aucun sens. Pareille nécessité, Gramsci l’avait pour sa part entrevue lorsqu’il écrivait en février 1917 : « Je suis en vie, je suis un résistant. C’est pourquoi je hais ceux qui ne résistent pas, c’est pourquoi je hais les indifférents » (Antonio Gramsci, Pourquoi je hais l’indifférence, trad. Martin Rueff, Payot-Rivages, 2017, p. 59). Reste que par-delà la réaction véhémente de l’affect, il s’agit d’abord de comprendre ce qu’implique cette nécessité, c’est-à-dire aussi bien d’en tirer de quoi orienter la pensée et les possibles formes d’existence qu’elle est susceptible d’inspirer.

Si l’on reconnaît la nature authentiquement philosophique d’un discours à son inventivité autant qu’à sa capacité d’écarter les équivoques, le livre de Patrizia Atzei satisfait sans la moindre réserve à cette double exigence. Inventif et audacieux, il l’est à plusieurs titres. Venant prolonger des travaux entrepris à l’occasion de la rédaction d’une thèse soutenue en 2013 dont le sujet consistait à examiner le concept d’universalité tel qu’il est mis en jeu et élaboré dans la pensée d’Alain Badiou et celle de Jacques Rancière, nourri depuis par la réflexion conduite en compagnie de Bernard Aspe dans le cadre d’un séminaire du Collège International de Philosophie, ce livre de Patrizia Atzei expose, sans recourir au confort de la rhétorique académique, ce qu’il en est aujourd’hui de l’action politique en déployant ce qu’elle suppose, enveloppe et surtout autorise. La rigueur du propos, sa clarté et son intégrité en font un livre incisif, autrement dit une invitation à penser sans faux-semblants les situations que le réel le plus immédiat, le plus contingent, nous donne à connaître et éprouver.

Sans vouloir résumer ce que cet ouvrage, court mais dense, analyse et propose, il est toutefois possible d’en signaler quelques points décisifs. Partons de la notion même de politique. Quel sens doit-on lui donner ? Que recouvre-t-elle ? Posée d’entrée de jeu, la définition qu’élabore Patrizia Atzei s’exempte de toute confusion en écartant ce que l’usage tend à faire valoir. Non seulement la politique doit être distinguée de tout ce qui concerne la conquête du pouvoir, la stratégie de sa conservation ou la gestion des affaires, mais elle ne peut s’entendre que comme l’ensemble des actions qui œuvrent à l’émancipation tout en ne se soutenant, là sera le cœur du problème, d’aucun savoir qui lui serait préalable. S’inscrivant dans le sillage de la pensée de Jacques Rancière, Patrizia Atzei affirme en effet que s’il est vrai qu’il ne peut y avoir de politique que sous la condition d’une volonté active d’« abolir l’état de choses actuel » (Marx), il n’en demeure pas moins qu’« aucun savoir n’a comme conséquence logique une révolte » (Nous sommes embarqués, p. 13). De la science, quelle qu’elle soit, à la politique, la conséquence ne peut donc jamais être bonne — ce qui, soit dit en passant, fait de l’expression convenue de « science politique » rien moins qu’une contradiction dans les termes. Est-ce à dire qu’aucun savoir n’accompagne ni ne nourrit l’action ? Certainement pas. Il convient en revanche de garder à l’esprit qu’aucune théorie, aucun savoir en tant que tel ne sont ni suffisants ni parfois seulement légitimes pour que s’engage et se produise une véritable « subjectivation politique ».

Sans doute touche-t-on alors à l’essentiel du propos de Patrizia Atzei qu’on pourrait reformuler de la façon suivante : si politique il doit y avoir, elle n’aura de sens et d’envergure signifiante que dans la mesure où elle se trouvera associée au devenir effectif d’un sujet. Un devenir impérieux, souverain et cependant marqué par la conscience d’une ignorance. Certes, dira-t-on, mais dans quels termes faut-il dès lors penser la possibilité d’une amorce et la promesse d’un tel devenir ? Pour répondre à cette question, Patrizia Atzei nous convie à revenir à Pascal, et plus précisément à ce qu’il aura lui-même nommé le pari, non sans en relever le caractère aussi radical que paradoxal : « L’injonction irrésistible « il faut parier, vous êtes embarqué » signale un choix qui se définit avant tout d’être nécessaire ». Partant, l’indifférence s’avère proprement impossible et la fuite elle-même, qu’exemplifie superbement la figure de Bartleby, ne saurait être, quoi qu’en aient dit Deleuze ou Agamben, une réelle position politique : « « Vous êtes embarqué » est la formule du défi lancé à tout refus de prendre parti, qui affirme l’impossibilité du non-engagement, de l’indifférence, tout simplement. Il dépend de chacun-e de parier sur une chose ou sur son contraire, mais non de parier ou de ne pas parier ».

Ce n’est pas tout. Si nous avons nécessairement affaire au réel, rien n’interdit d’envisager comme possible la réciproque. Là réside vraiment le sens du pari. Et dans le même temps nous apparaît que si le pari — distinct du choix et proche de la décision — ne se soutient d’aucun savoir tout en s’avérant nécessaire c’est qu’il trouve sa ressource ailleurs en nous, en une sorte de confiance, sinon même de croyance. Une croyance qui n’a rien d’irrationnel puisqu’elle consiste à nous permettre d’entrevoir et de vérifier, tandis que nous pensons et agissons à la lumière des situations contingentes et locales auxquelles nous sommes confrontés, que nous ne sommes pas condamnés à observer ou à subir le réel tel qu’il se présente. Bref, que le réel n’a rien immuable, qu’il n’est pas une instance butée, et que notre action, quelle que soit son issue, pour peu qu’elle procède d’un pari qu’on aura risqué autant qu’assumé, n’est en aucun cas frappée a priori du sceau de la vanité.

Parier est un acte nécessaire, on l’a vu, mais sans doute faut-il le tenir avant tout pour un moment crucial de l’affirmation subjective de quelqu’un qui vit avec et parmi d’autres que lui car il « porte sur l’immanent, sur un avenir qui est incertain, mais dont il est certain que nous le construisons nous-mêmes, et que nous ne sommes pas les seuls à le désirer ». Il est sous ce rapport l’acte le plus éminent, celui qui permet l’action, ponctuellement et avec d’autres, laquelle acquiert une portée universelle à partir d’un état singulier du réel. Un acte inaugural et constructif dont l’effet s’avère aussi sensible en soi qu’au dehors. Fort de son incertitude native, par son audace il libère en effet le sujet d’une incertitude plus grande et plus nocive, celle dont procèdent d’ordinaire ces passions tristes que sont le fatalisme, la passivité et l’abattement. En vertu de sa fragilité et de la réserve de puissance paradoxale que celle-ci enveloppe, le pari vient faire effraction dans le cours du monde comme il va et simultanément change une vie, pour parler comme Socrate, en ce qui « vaut la peine d’être vécue ». Qu’il ne sache se garantir de rien, qu’il ne s’autorise d’aucun savoir antécédent, n’escompte aucune réussite, n’altère en rien la confiance existentielle et partagée dont il témoigne.

En énonçant et visitant l’ensemble des questions que pose une telle perspective, ce beau livre de Patrizia Atzei a la vertu de nous affranchir du scepticisme ambiant autant que du nihilisme ravageur de l’époque. Il affirme entre autres choses, n’en déplaise à la doxa libérale et cynique du moment, que le mot communisme n’est pas une vieille lune. Sans doute s’agit-il de substituer aux idéaux abstraits qui lestent encore ce terme la valeur d’une idée régulatrice, façon alors d’y percevoir une sorte d’horizon afin que chacun-e risque, ici ou là, un jour ou l’autre, le pari, avec d’autres, de son propre devenir puisqu’à la clé, c’est bien chaque fois l’avènement d’un « nous » dans un monde juste et vivable qui est en jeu.

Soit, mais peut-être s’inquiètera-t-on de l’usage intempestif d’une notion telle que communisme. Ne faut-il pas admettre une fois pour toutes sa péremption ? La solliciter pour penser la politique, n’est-ce pas la preuve que nous n’avons tiré aucune leçon de l’Histoire ? On répondra que communisme ne désignant nul mode de gouvernement étatique, étant en somme le nom d’un problème digne d’être posé rigoureusement plutôt que celui d’un quelconque système, on se trompe de route avec de telles questions.

Et pour finir, sans perdre de vue ce que soutient le livre de Patrizia Atzei à propos du pari, on se permettra un léger pas de côté en se souvenant de l’expression que Jacques Roubaud formule à plusieurs reprises dans un de ses ouvrages les plus récents : « je n’en sais rien, mais j’en suis sûr » (Jacques Roubaud, Peut-être ou La nuit de dimanche (brouillon de prose) Autobiographie romanesque). S’agissant du pari et de son intelligence paradoxale, on ne saurait mieux dire. Car c’est précisément en prenant le risque de ne rien savoir, de ne rien pouvoir savoir, de ne pouvoir se réclamer de rien, sinon d’un engagement dans l’existence, d’une attention et d’une expérience conduite au plus près du réel tel qu’il se manifeste, qu’une certitude peut advenir. Quiconque ose parier, que ce soit dans la sphère politique ou ailleurs, verra sans doute dans l’énoncé du poète un semblant de maxime.

1) En écartant la définition de la politique entendue dans son rapport avec le pouvoir, vous la pensez comme un « mouvement réel » qui permet d’abolir, en vue de l’émancipation, l’état des choses tel qu’il est. Mais dans le même temps, vous envisagez et vous insistez sur une compréhension de la politique à travers ce que vous nommez ses « cas ». Comment un changement aussi radical que celui d’une abolition, laquelle ne saurait advenir que pleinement, a-t-il une chance de s’effectuer de la sorte, disons au cas par cas ?

La phrase célèbre à laquelle vous faites référence est tirée de L’idéologie allemande, qui définit le communisme comme le mouvement réel qui abolit l’état de choses existant. Parmi les hypothèses que ce livre avance, il y a l’idée que l’« abolition » dont parlent Marx et Engels n’est plus envisageable dans les termes d’un face à face « frontal », « final » avec le capitalisme. Aujourd’hui — mais c’est loin d’être une approche originale ou nouvelle — le capitalisme est difficilement concevable comme une extériorité à combattre : il traverse entièrement nos existences, il nous traverse en tant qu’êtres vivants (les luttes écologiques radicales contemporaines s’appuient d’ailleurs sur ce constat). Je dis dans le livre que le capitalisme est un monde, une manière d’être au monde. Cela signifie que nous sommes à la fois « dans et contre », comme dirait Mario Tronti. J’emprunte à Jacques Rancière la notion de « cas » de la politique : ce sont des occurrences multiples, toujours singulières, de contestation, de subversion qui créent une division, un conflit et, dans les meilleurs des cas, un antagonisme face à la logique capitalise. Cette division qui résulte d’une multiplicité d’occurrences singulières crée une ligne de partage qui n’est jamais donnée une fois pour toutes : il s’agit toujours de la réaffirmer, de la construire encore et encore à partir de là où nous sommes.

2) Votre livre se construit notamment à partir d’une reprise et d’une réflexion à propos de cet événement qu’est le pari de Pascal. Vous avez également recours à la notion de décision que vous mettez immédiatement en rapport avec de l’indécidable. Quel est le sens et quel peut être l’enjeu d’un tel paradoxe ?

La figure du pari renvoie à l’idée que les décisions qui orientent nos existences et nos luttes ne se soutiennent d’aucune garantie objective. Le paradoxe réside en ceci que parier, cela signifie à la fois « ne pas savoir » et être mu-e-s par une sorte de certitude, par une nécessité. J’insiste sur l’idée que cette nécessité ne résulte ni de l’objectivité de l’état de choses, ni du savoir de cette objectivité. ll s’agit plutôt d’une nécessité inhérente au sujet, qu’il soit individuel ou collectif. Ce sur quoi porte le pari (l’existence d’un commun, croire que le futur n’est pas hors de notre portée…) n’a pas affaire avec quelque théorie, doctrine ou savoir. C’est de ce point de vue qu’il concerne l’indécidable. Mais il est important de ne pas confondre indécidabilité et indécision. Qu’il y ait de l’inconnu, de l’imprévisible, du non-savoir dans nos expériences et dans nos luttes, cela signifie qu’on ne peut pas ne pas prendre position, qu’on ne peut pas éviter la décision. Lorsqu’on y regarde de plus près, le paradoxe n’en est pas un : parier, cela signifie décider quelque chose qu’on ne sait pas — sinon, il s’agirait simplement de « choisir » entre des possibilités qui se donnent comme étant déjà là, et qui déterminent les termes mêmes du choix. Qu’on pense au soi-disant « choix » électoral dans les démocraties représentatives : c’est une évidence qu’il n’implique aucune décision véritable, aucune subjectivation politique. 

3) Le troisième chapitre de votre livre s’intitule : « L’adresse de la politique ». Il y est question d’universalité et de la possible constitution d’un « tous ». N’y a-t-il pas une difficulté à concevoir l’action politique comme dérivant d’un choix éminemment subjectif et, dans le même temps, à envisager quelque chose qui, au-delà des circonstances qui donnent lieu à une simple solidarité dans la lutte, relèverait d’un « commun » ?

Je ne pense pas qu’il y ait là contradiction. Premièrement, parce que le mot « sujet », tel qu’il apparaît dans le livre, peut désigner un individu ou un collectif. Deuxièmement, l’« universalité singularisée » que j’essaie de déplier à partir des travaux de penseurs comme Alain Badiou et Jacques Rancière, entend aussi déjouer la logique qui consiste à considérer le sujet et le commun comme des opposés. Ainsi comprise, l’universalité n’est pas quelque chose qui serait constitué, réalisé, ni même visé. Il s’agit d’un potentiel ouvert : c’est cette distinction fondamentale qui permet de penser les opérations d’universalisation qui sont à l’œuvre dans les moments politiques eux-mêmes. En passant par une brève cartographie de la notion mal-aimée d’universel, le livre propose d’explorer une idée simple, qui relève presque d’un sens commun me semble-t-il : un moment politique, lorsqu’il est émancipateur, est toujours l’émanation d’un contexte géographiquement et historiquement spécifique, et en même temps il porte en lui des enjeux bien plus larges que son inscription locale et localisée. L’histoire des moments d’émancipation montre que toute revendication politique suppose qu’un « nous » devienne visible, mais aussi que ce « nous » est intrinsèquement adressé à d’autres « nous ». C’est en ce sens que la politique comporte par définition une adresse, une adresse potentielle qui dépasse les assignations et les identifications particulières de celles et ceux qui sont dans telle lutte, dans tel « mouvement ».

4) Arrivée presqu’au terme de votre propos, vous en venez à évoquer les analyses que Michel Foucault avait consacrées à la notion de parrêsia, comme si pouvait se nouer là, dans le courage d’une prise de parole, la force d’un engagement et la puissance d’une vérité. Comment cette référence s’est-elle imposée à vous ?

Foucault est pour moi une référence assez tardive, mais rapidement devenue importante. D’ailleurs, le livre s’ouvre et se conclut avec lui, comme une sorte de boucle. Ce qui s’est imposé à moi dans l’écriture de ce livre, c’est surtout l’appréhension foucaldienne du vrai, de la constitution de la frontière qui sépare le vrai du faux, de la manière dont quelque chose est posé — ou bien s’impose — comme étant vrai. Un des fils conducteurs du livre est une polémique vis-à-vis d’un certain mode de subjectivation, qu’on pourrait appeler « académique ». Le mode d’énonciation académique suppose l’existence d’un sujet neutre, d’autant plus crédible qu’il parvient à s’effacer « derrière » son énonciation. La parrêsia — notion magnifique, et très féconde — permet notamment d’envisager une autre articulation entre le soi, le commun et le vrai, dans laquelle le sujet n’est pas absenté de ce qu’il dit, dans laquelle il « répond » personnellement, devant les autres et devant soi-même, de ce qu’il dit. Le sujet qui tient quelque chose comme étant vrai, qui adhère à un « discours de vérité » et à la forme de vie qui va avec, sait qu’il n’y a pas de séparation entre la pensée et la vie, qu’il n’y a pas de « neutralité » possible. Bref, il se sait embarqué.

Patrizia Atzei, Nous sommes embarqués, éditions Nous, « Antiphilosophique collection », octobre 2019, 128 p., 14 € — Lire un extrait