Billet proustien (8) : Des maîtresses de coureurs cyclistes

Marcel Proust (Wikimedia Commons)

Voici le moment de la Recherche où, sur la digue de Balbec, Marcel voit surgir un groupe de naïades insolentes qui retiendront durablement son attention. Elles sont belles, joyeuses, voyoutes. Qu’est-ce qui les rassemble ? La parenté de tempérament sans doute qui leur fait rejeter les filles de « genre antipathique ». Et cela fait du monde. Mais bien plus une appartenance sociale. Cela dit, de quelle classe peuvent bien être ? Là, le héros-narrateur patauge, sauf à les renvoyer à un développement physique digne de l’Antique :

« Peut-être aussi la classe à laquelle elles appartenaient et que je n’aurais pu préciser, était-elle à ce point de son évolution où, soit grâce à l’enrichissement et au loisir, soit grâce aux habitudes nouvelles de sport, répandues même dans certains milieux populaires, et d’une culture physique à laquelle ne s’est pas encore ajoutée celle de l’intelligence, un milieu social pareil aux écoles de sculpture harmonieuses et fécondes. »

Qui a donc pu produire ces « beaux corps aux belles jambes, aux belles hanches, aux visages sains et reposés, avec un air d’agilité et de ruse ». Comme on voit, le vieil Ulysse n’est pas loin non plus que les champions d’aujourd’hui. Mais cela ne suffit pas à classer ces filles dont le héros s’approche et qu’il individualise peu à peu. L’une d’elles va pourtant le mettre sur la voie. Elle n’est autre que l’Albertine Simonet que le roman rendra sous peu célèbre :

« Une fille aux yeux brillants, rieurs, aux grosses joues mates, sous un « polo » noir, enfoncé sur sa tête, qui poussait une bicyclette avec un dandinement de hanches si dégingandé, en employant des termes d’argot si voyous et criés si fort, quand je passai auprès d’elle. »

Polo, vélo, argot : c’est toute Albertine qui est là et qui, parlant de « vivre sa vie » comme ferait une adolescente d’aujourd’hui va cependant égarer le pronostic du narrateur :

« Je conclus plutôt que toutes ces filles appartenaient à la population qui fréquente les vélodromes, et devaient être les très jeunes maîtresses de coureurs cyclistes. En tous cas, dans aucune de mes suppositions, ne figurait celle qu’elles eussent pu être vertueuses. »

Ces cyclistes populaires mériteraient a coup sûr de rejoindre les électriciens de notre précédent billet. Comme quoi le peuple de Proust n’est pas fait que de domestiques et de garçons d’ascenseur.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio, p. 356-57 et 358-59.