Martine Rousset : « Un paysage peut-il être une mémoire, la mémoire d’un texte ? » (Chemins)

Comme un véritable cadeau enchanteur, Chemins, le film que Martine Rousset réalise en 2014, fut offert aux spectateurices en épilogue à la dernière édition des États généraux du film documentaire de Lussas. La projection contrariée par des problèmes techniques l’an passé eut finalement lieu ce soir-là. Un événement. Car les projections sont aussi uniques que l’œuvre d’une cinéaste travaillant depuis 1977 la pellicule et les expérimentations.

À l’origine de Chemins, la rencontre avec La route, le texte que Julien Gracq laisse inachevé en 1970. La lecture par la voix texturée de la cinéaste accompagne organiquement les plans des chemins, de forêts, de pierres qu’elle a filmés, et alterne avec le bruissement des feuilles des arbres aux vents ou celui des oiseaux. Le montage assemble sans effets quelques séquences faisant blocs dont chaque image est composée comme une photographie vignettée, aux scintillements plastiques permis par la sensualité du super 8 et du 16 mm cadencés à vitesse variables. Une invitation à se perdre au cours d’une errance onirique sans début ni fin, aux allures fantomatiques. La contemplation hypnotique laisse alors toute la place à la rêverie personnelle où les lois du temps et de l’espace n’ont plus cours.

Rencontre et entretien avec Martine Rousset.

Quelle est la genèse du film ? S’agit-il de cette rencontre avec La route, le texte inachevé de Julien Gracq ou, déjà, une envie de filmer un ou des chemins familiers ?

Une rencontre, celle d’un texte et d’un lieu, la lecture d’un écrit de Gracq, un hiver à Paris, La route, inachevé, s’écartant des visions surréalisantes précédentes, des hommes à cheval marchent le long d’un chemin lors d’une guerre. Et puis l’été, le retour au pays, en un paysage mille fois parcouru, depuis mon enfance, par les sentiers du bois des Aresquiers au bord de la mer. Et soudain, allant, advient cette pensée, Mais cette route, c’est là, ici… bien sûr que non, pourrait-on dire… mais que disait cette pensée ? C’était là le travail premier : un paysage peut-il être une mémoire, la mémoire d’un texte ? Et inversement : par-delà l’histoire dite véritable, des lieux et des écrits…

Quel est ce lieu que vous avez filmé, ce topos que l’on arpente incomplètement ?

Un chemin d’enfance, dans un bois au bord de la Méditerranée, le chemin de la plage, ces sentiers donc. Mais ce n’est pas moi qui arpente… les hommes du récit de Gracq, vont, arpentent… moi, en ce lieu, j’écoute leurs pas. Je piste, comme les pisteurs indiens, l’oreille au sol, eux… je cherche leurs traces… Je suis aux aguets d’une vision – pas à l’affut, je ne suis pas chasseur –, j’attends. Des moments révélés. Une première révélation par lumières et vents, la seconde sera chimique, en labo.

Comment avez-vous envisagé la manière de ne pas illustrer le texte littéraire, lui être fidèle et infidèle, pour faire œuvre de cinéma ?

Pas d’illustration, l’écoute, en attente des lieux et de l’écrit. Laisser venir. C’est Bonnefoy qui disait cela : il n’est que d’écouter avec force. Le paysage est langage. Je ne sais pas très bien si je fais œuvre de cinéma. Je fais un film.

Reste de ce langage littéraire votre lecture du texte. Fallait-il que ce soit vous ? Comment avez-vous trouvé le ton ? Je retiens notamment ces respirations qui amorcent chaque segment.

Il s’est trouvé que ce fut moi, ce qui est inhabituel dans mon travail. Je cherche toujours des voix qui ressemblent au texte, qui en sont documentaires. Là, c’était difficile, les rythmes, les aspérités de l’écrit de Gracq sont très complexes. Les matérialités de la langue tout à la fois baroques et abruptes. Alors, je suis allée au charbon, j’ai essayé. Il n’est que de trouver une position, une place physique qui permet la lecture à haute voix de ce texte-là : assise, sans appui, le dos droit. Quant aux respirations, rien de conçu, tout être qui lit à haute voix respire. Je garde les temps.

Le film est composé de plusieurs blocs entrecoupés de noir, avec ou sans voix, en couleurs plus ou moins contrastées. Bien que la progression dramaturgique relève plus du rêve que de la narration, comment avez-vous travaillé le montage ?

Le plus simplement du monde, je ne monte pas, j’enchaine au fil du dire, au fil des séquences, cela se croise, en longues vagues, je jette quelques erreurs grossières par séquences entières, et je suis, je me laisse emmener… Pas de dramaturgie travaillée, je ne suis pas architecte. Les volontarismes structuraux m’emmerdent.

Martine Rousset © Antoine Guerci/les États généraux du film documentaire de Lussas

Vous continuez avec ce film votre travail de la pellicule. Qu’est-ce que ce médium représente pour vous, que permet-il ? Je crois savoir que vous êtes attachée au matériel.

Oui, depuis toujours, l’image argentique est une empreinte, une image mémorielle donc, elle est nécessaire absolument à mon travail. Le travail en numérique est autre, ça parle d’un rapt d’image vers un seuil d’exil, de trompe l’œil, comme ces décors de western dans les studios américains des années 50, où il n’y avait que les façades. C’est un autre outil. Fichtrement intéressant sans doute. Pour des histoires d’errance en des temps morts…

Plus précisément ici, il me semble apercevoir un travail presque physique de la matière, une mise à l’épreuve de la pellicule par la lumière au travers de contrastes et d’une plasticité exacerbés.

Je ne sais pas si c’est une mise à l’épreuve de la pellicule, c’est ce qu’elle peut et sait depuis l’origine du cinématographe, qui est un art de la lumière et du temps, au-delà du strict travail de roman auquel on l’a assujetti immédiatement pour des questions essentiellement de fric. Au-delà du strict travail de roman, on peut le dire aussi de la littérature. Et on le comprend mieux.

Les plans révélèrent d’ailleurs des variations de luminosité, des sortes de clignotements irréguliers qui rendent presque vivant le film lui-même, au-delà des plantes et arbres que vous filmez, et lui confèrent un caractère fantomatique.

Mais le film est vivant. Ces variations de luminosité sont ses respirations mêmes, que l’on perçoit, que l’on voit, travaillant autrement que la cadence de tournage de 24i/s, qui produit une imitation d’un soi-disant réel. Elles sont audibles, lisibles si l’on travaille les cadences de filmages ou de refilmages par-delà la règle des 24, une caméra peut tourner à une image/seconde aussi, à 90 images/seconde, et bien plus encore, et il en va de même des projecteurs. Pour ma part j’aime les refilmages : je tourne en super 8 et refilme en 16mm, chez moi, dans ma cuisine. Il s’agit de mettre face à face un projecteur Elmo à vitesse variable, une caméra Beaulieu 16mm aussi à vitesse variable, entre les deux un dépoli, et ensuite de projeter sur le dépoli une image de 10cm de base maximum, à telle vitesse et de filmer de l’autre coté à telle autre vitesse. Le couplage des vitesses donne les temps de respiration, le voyage de la lumière en pellicule. Laisser aller les flux. Je ne sais trop s’il s’agit de fantôme. Peut-être d’un réel perdu. Ou que l’on ne voit pas. Ou aux lisières du visible.

Ces plans fixes m’ont souvent évoqué des tableaux ou des photographies. Diriez-vous qu’il y a une dimension picturale dans votre manière de filmer, autant dans la composition spatiale que dans cette manière de manipuler la matière ?

Je ne manipule pas la matière. Je travaille à une visibilité dont je ne suis pas le maitre, à son advenue. J’écoute, je laisse venir les images. Oui… la peinture. On comprend tout cela fort bien venant d’un peintre. J’ai travaillé très longtemps dans un grand musée, qui fut mon jardin. Pour le travail de Chemins, m’ont accompagné des tableaux de Shi Tao, de ses écrits, Shu ta aussi…

Vous mettez en avant les sons : chants des oiseaux, des bruissements des feuilles au vent, et des silences, qui bercent tout à tour. Quelle est leur articulation avec les images et la voix ?

Ils en sont le sang qui coule dans les veines, pourrait-on dire. Quant au vent Mistral, le grand instigateur… Savez-vous ce que veut dire Mistral en occitan ? « Le vent maître » …. Voyez le sublime film de Joris Ivens : Le mistral.

Le film me laisse l’impression d’une épreuve du temps, une promenade au cours de laquelle on se perd pour aller vers le rêve, la sensation du passage, sans amont ou aval précis : sont-ce là les contours de ce chemin que vous mettez au pluriel ?

On est embarqué vous et moi. C’est une navigation par les temps allant, amont ou aval. Qu’en sait-on ? Le laissant aller en ses conjugaisons … cette rencontre garde son silence… elle passe … Il en reste ce document… Est-ce une épreuve du temps, dans le sens d’une épreuve d’artiste ? J’aimerais bien.