C’est une compétition d’une joie unique qui aura lieu du 7 juin au 7 juillet 2019. Des équipes nationales féminines de football vont disputer la 8e Coupe du monde en France et les matchs seront retransmis sur plusieurs chaînes de télévision qui jusque-là ne les diffusaient pas ou peu.
Qu’on aime ou pas le football, c’est une joie historique car le football pratiqué par les femmes n’a pas grandi au même rythme que le football pratiqué par les hommes. L’histoire a interdit le football aux femmes et il faut toujours se souvenir des interdits. Ça forme l’esprit, ça rappelle que les inégalités rôdent partout, qu’elles empêchent et soumettent des groupes à une autorité privilégiée qui décide qui peut quoi en raison de son seul genre, de sa seule origine ou classe sociale, que les libertés sont toujours acquises dans la douleur et le mépris.
Le sport a ce pouvoir symbolique de décupler la joie quand il fait gagner les faibles, les invisibles, les dominés, les invertis, les résistants… En cela, l’équipe de France féminine de football porte avec elle un enjeu sportif et politique intense immense. L’EDF de Corinne Diacre déposera dans l’esprit de toutes les petites filles l’idée qu’il leur est possible de réclamer un ballon sans qu’à ce désir soient opposés des clichés de genre. Elles sauront désormais que jouer au foot est possible pour une fille, que gagner est possible pour une femme. Elles apprendront que leur refuser un ballon est l’expression d’une domination qu’elles sont en droit de contester. Cette coupe du monde en France va faire naître une fine conscience politique chez les petites filles qui rêvent de jouer au ballon, voilà une grande chose.
Regardant des femmes pratiquer le football de haut niveau, elles pourront remonter le drap sur elles en se remémorant les buts de Gaëtane Thiney, les courses de Sakina Karchaoui, les reprises de volée d’Élise Bussaglia, les passes d’Eugénie Le Sommer, les duels gagnés par Wendie Renard, les discours de Corinne Diacre. Rêvant à ces joueuses, elles verront s’étendre le champ de leur vie, se distendre les lignes normées oppressantes qui pèsent sur leur inconscient. Et rêvant, elles se construiront un devenir fait de possibles réalistes et réalisables. Au matin, elles pourront faire claquer leurs crampons sur le carrelage de la cuisine familiale, s’exercer à tacler dans le jardin, porter des maillots floqués du numéro 6 d’Amandine Henry, faire résonner le ballon contre la porte du garage, devenir capitaine sur la pelouse du lotissement et choisir elles-mêmes la composition de leur équipe mixte.
De cette pratique joyeuse du football, elles ne tireront ni gloire personnelle ni fierté individuelle parce qu’elles grandiront avec la fine conscience politique qu’elles doivent cette liberté aux femmes qui ont joué et à celles qui n’ont pas pu avant elles. Elles sauront l’Histoire du football féminin. Et la transmettront comme on raconte encore et pour longtemps l’inoubliable victoire des Bleus en 98 – cette revanche inespérée de l’échec contre l’Allemagne 82 de Schumacher, ce reflet d’une société solidaire qui dit, un temps au moins, que ce ne sont pas des critères identitaires excluants mais la somme des différents citoyens qui fait un pays heureux.
Elles raconteront la joie indéfectible qu’elles ont éprouvée quand elles ont vu Sarah Bouhaddi, Solène Durand, Pauline Peyraud-Magnin, Julie Debever, Sakina Karchaoui, Amel Majri, Griedge Mbock Bathy, Eve Périsset, Wendie Renard, Marion Torrent, Aïssatou Tounkara, Charlotte Bilbault, Elise Bussaglia, Grace Geyoro, Amandine Henry, Maeva Clémaron, Gaëtane Thiney, Viviane Asseyi, Delphine Cascarino, Kadidiatou Diani, Valérie Gauvin, Emelyne Laurent et Eugénie Le Sommer brandir le trophée FIFA de championnes du monde sur la pelouse impeccable du Stade de Lyon.
Puis elles rappelleront le passé des vies de femmes enfoui dans cette récompense de jeu – jeu pour la première fois pensé et dirigé par une sélectionneure, Corinne Diacre.
Elles évoqueront l’interruption du premier match de football féminin à Édimbourg en 1881 par la foule descendue des tribunes pour s’opposer à leur pratique.
Le premier match joué en crampons par des femmes en Angleterre en 1895.
Le Dick Kerr’s Ladies Football Club dont les joueuses étaient des ouvrières fabriquant des obus la semaine et, le week-end, occupaient les terrains vidés par les hommes partis au front en 17.
La mort de la joueuse C.V. Richards en plein match dont les opposants à la féminisation du football s’empareront pour clamer le risque qu’encourent les femmes à jouer à ce jeu-là.
L’interdiction de la pratique du football par les femmes en Europe en 1932 et pendant les trente années suivantes. Les matchs non-officiels organisés durant cette période.
La première édition de la Coupe d’Europe en 1969 avec seulement 4 pays à l’affiche du tournoi.
Les timides réhabilitations du football dans quelques pays européens jusqu’à la première Coupe du monde de football – non reconnue par la FIFA – en 1971.
La fondation de l’équipe féminine du Stade de Reims, la création du FCF Juvisy, la naissance de l’Orthodox Club à Amman, les minuscules sections féminines des banlieues et des campagnes.
Les buts de Marinette Pichon, forteresse du football féminin édifiée sur le puits des malheurs de son enfance.
L’entrée des joueuses de l’équipe de France à Clairefontaine en 1998.
Les records de sélection de Sandrine Soubeyrand.
Les lignes de trophées européens de l’OL féminin ; le premier ballon d’or ravi par Ada Hegerberg.
Les joueuses de 1ère et 2ème Division qui pratiquent le football en travaillant à mi-temps, mangent des sandwichs dans le bus qui les conduit dans les stades le week-end.
Les honneurs rendus en 2008 à Lily Parr, joueuse du Dick Kerr’s Ladies FC, et les excuses de l’Association britannique du football pour en avoir interdit la pratique aux femmes de 1921 à 1971.
Le 17 porté par Gaëtane Thiney, résultat symbolique de l’addition de son numéro de joueuse et de celui de son amie et co-équipière décédée à l’âge de 23 ans.
La défense impénétrable de Wendie Renard, solide enfant solitaire quittant sa famille en Martinique pour jouer au football en métropole.
Le très probable plus beau but de l’histoire du football féminin marqué depuis le milieu de terrain par Amandine Henry, contre le Mexique pendant la coupe du monde 2015.
Et toutes les autres, si nombreuses dans le creux des ombres du passé.
Racontant cela, elles diront toute l’Histoire du football féminin, la véritable histoire de ce que peut être une équipe.
Yamina Benahmed Daho est l’auteure du remarquable Poule D et du non moins bouleversant De Mémoire (L’arbalète/Gallimard, 2014 et 2019).