Guérillas poétiques : Frank Smith & Julien Serve (Pour parler)

© Julien Serve

Si, dans Pour parler, Frank Smith reprend la forme du sonnet, ce n’est pourtant pas pour en respecter les règles. Il ne s’agit pas non plus de simplement transgresser celles-ci car, dans ce cas, le choix d’autres formes aurait été plus pertinent. Il s’agit de se donner une contrainte pour en dépasser – et donc en exhiber – les limites, de signifier que ces limites, plus largement, valent pour celles de la langue, mais également de les utiliser comme une machine dont la logique serait créatrice et libératrice de ses propres limites.

Une langue est un ensemble de règles, de possibilités et d’impossibilités. Elle est aussi un ensemble de moyens de dérèglement et par lesquels échapper à ces règles. La langue est comme toutes les institutions : perméable à ce qui la conteste autant que dépendante de conditions de possibilité et de règles de fonctionnement qui produisent localement des dysfonctionnements permettant l’émergence d’un extérieur critique, porteur d’autre chose. Aucune institution n’est suffisamment étanche, d’autant moins que c’est toujours en elle-même qu’en un certain point existe ce qui la conteste.

Dans ce que l’on appelle aujourd’hui « poésie », il y a toujours une forme de guérilla. L’on pourrait d’ailleurs rapprocher le titre Pour parler, du livre de Deleuze, Pourparlers, dans lequel celui-ci écrit que la philosophie est inséparable d’une guérilla. L’enjeu, dans Pour parler, et dans la poésie ou l’écriture en général, est moins d’adhérer ou non à telle ou telle forme mais de produire de l’informe dans la forme, de produire de l’informe avec la forme : travailler la forme, la pousser à sa limite – ou ses limites – de telle sorte que ce qui lui échappe et la détruit surgisse en elle. Dans le domaine du cinéma, c’est ce que Godard montre et fait, en particulier dans son dernier film, Le livre d’image : la « narration » est débordée par ses ramifications, l’image est débordée par ses composantes (la couleur, la lumière…), la langue est débordée par le langage – chaque élément du film est poussé jusqu’à ses limites internes pour un chaos qui est le monde et la pensée autant qu’un film qui implose. N’est-ce pas aussi ce que fait la poésie, chercher ou inventer des limites de la langue pour en faire les brèches par lesquelles la langue sort d’elle-même, est envahie par ce qu’elle rejette ou refoule ?

C’est que réalise ici Frank Smith avec le sonnet. Il ne s’agit pas de reproduire une forme classique mais de la répéter en la déplaçant, en s’efforçant d’y introduire ce qui la contrarie, la contredit, en s’en servant pour la remplir de ce qui la conteste. Une certaine forme du sonnet est donc reprise – déchirée et (mal) reprisée – pour qu’existent autre chose que les règles du sonnet, autre chose que les cadres qui par ces règles seraient imposés à l’expression, à la pensée, au monde, autre chose que l’ordre par lequel ce qui est saisi semblerait de lui-même se couler dans une forme et y correspondre. Cette autre chose, c’est l’inadéquation du langage et du monde, l’ambiguïté et l’obscurité du monde comme l’ambiguïté et l’obscurité du langage, c’est l’errance du sujet aboli ou fragmenté par les lignes embrouillées et discontinues du langage, du sens, du rapport au monde et à soi qui le traversent, le constituent autant qu’elles le défont. Frank Smith se place sur le seuil, avant que le monde ne s’ordonne, avant que la langue ne prenne, n’apparaisse, avant que la signification ne se fige et ne s’impose, avant que le sujet ne soit constitué en excluant les milles autres possibilités qu’il pourrait être.

Mais le sonnet, ici, n’est pas que contesté. Une forme minimale du sonnet est utilisée par Frank Smith comme une sorte d’instrument d’observation, d’expérimentation. Dans Pour parler, le sonnet n’est pas simplement une contrainte, il est un protocole expérimental produisant certaines conditions de la langue et de la pensée. La langue et la pensée sont contraintes et empêchées d’emprunter leurs autoroutes habituelles, les raccourcis faciles : d’autres voies s’imposent, d’autres nécessités, d’autres possibilités. Il devient impossible, par exemple, de développer, d’argumenter de manière étendue, de démontrer, de relier selon des manières plus libres que celles que permettent les limites du sonnet : tout doit être dit et pensé en deux quatrains et deux tercets. Cette contrainte, loin de n’être qu’une privation, ouvre et maintient ouvert ce qui d’habitude est colmaté, masqué, suspend les facilités que nous utilisons pour ne pas constater ce qui pourtant existe, à savoir les obscurités de la langue et de la pensée, les zones troubles de la signification, l’instabilité profonde de la langue et du monde. Là où habituellement des stratégies existent pour produire de la reconnaissance et de l’évidence, Frank Smith utilise le sonnet pour, au contraire, contraindre la langue et l’empêcher de reproduire ces stratégies. Que se passerait-il si on supprimait la voiture, le train, l’avion, les routes et autoroutes ? Le paysage deviendrait ce que nous n’avons jamais vu ni soupçonné, le parcourir deviendrait une aventure et une errance. C’est ce que fait Frank Smith avec le sonnet : supprimons les autoroutes de la langue et voyons ce qu’il advient de la langue, du langage, du sens, du monde, de nous. Et ce qu’il advient est un ensemble de contractions d’hétérogènes, d’énoncés irrésolus, de rencontres qui sont des chocs plutôt que des synthèses, d’objets flottants et innommables, indéfinissables, d’expériences qui demeurent ouvertes et obscures, entourées d’un monde et traversées d’un langage chaotiques. Le sonnet comme stratégie de guérilla – la guérilla étant à la fois ce qui critique, bloque, rend impossible, et ce qui crée.

Une autre stratégie langagière qui est ici choisie, et qui est un autre type de protocole, est la description. Il s’agit de décrire, de contraindre la langue à cette possibilité qu’est la description. La description, cependant, ne consiste pas à transposer telle quelle la chose dans l’ordre de la langue, comme si cet ordre lui était déjà adapté, et décrire n’est pas dire la totalité de la chose, l’épuiser par la langue, exhaustivement. Décrire, ici, c’est se tenir au plus près de la chose et du rapport à la chose et constater, par cet effort, où et en quoi la chose échappe à la langue, à la pensée, en quoi il n’y a pas d’accord spontané ou préétabli entre ce qui dit et ce qui est dit, en quoi la langue échappe à la chose autant que celle-ci échappe à la langue. La description est l’occasion d’une disjonction, d’une non synthèse, elle aboutit à l’évidence que la langue fuit la chose et fait fuir – comme un tuyau percé – ce que nous pensions être la chose, comme elle est l’occasion d’une évidence que la langue ne peut coller à la chose et que ce rapport « objectif » au monde fait fuir la langue et fait fuir la pensée.

C’est cet effort de description « objective » qui est déployé dans Pour parler et qui concerne autant des choses du monde (une tache, l’horizon, etc.) que des états internes, le rapport à soi, à tel phénomène ou événement, ou encore, et surtout, la langue elle-même. Qu’advient-il à la langue si l’on s’efforce de décrire les actes de langage, d’être attentif à ce qu’impliquent ces actes ? La langue est-elle alors ce qui permet de dire et penser, ce qui permet d’être avec les choses, au plus près malgré l’écart ? D’être au plus près de soi ? Ce qui advient dans les textes qui composent ce livre, c’est précisément l’inverse puisque la description ne peut pas ne pas enregistrer ce qui est effacé, inaperçu, occulté lorsque nous nous contentons de nommer au lieu de décrire : toutes les failles, les obscurités, les impossibilités du sens, les impossibilités des choses et de soi… Apparaît un monde fait de disjonctions, de recouvrements partiels et fuyants de la langue et du monde, de constructions langagières précaires, d’états obscurs et nuageux, d’identités en lambeaux, de mouvements vagues – la forme du sonnet imposant des limites au discours ou à la pensée qui rendent impossible le dépassement de ce monde vers quelque chose de plus harmonieux. Dans Pour parler, il n’y a pas d’harmonie mais une suspension de ce qui d’ordinaire en produit l’illusion, ou en tout cas de ce qui la permet en occultant tout le chaos qui existe et vit sous son bel édifice.

© Julien Serve

Pour parler est constitué de textes ouverts, irrésolus, exhibant leurs béances, leurs manques, leur incomplétude essentielle, leur incohérence qui est la vérité de la guérilla que la poésie mène contre la langue, contre la pensée établie, contre le monde constitué. Si décrire est aussi énoncer l’impossibilité de la description, si c’est intégrer dans la description les failles, les hésitations et indéterminations, les possibilités entre lesquelles on ne choisit pas, alors la description inclut nécessairement la question, le questionnement, comme elle inclut la négation de ce qui vient d’être affirmé ou de ce qui d’habitude serait affirmé. Décrire révèle un monde irrésolu et chaotique et permet l’établissement du jeu de langage par lequel ce monde devient visible, énonçable, vivable autant qu’invivable, pensable autant qu’impensable, dicible autant que muet. Et c’est la langue elle-même qui, perdant son autorité et son pouvoir, se met à vivre de la vie du langage avec ses puissances indissociables de ses propres limites. Le langage est alors essentiellement compris comme une puissance de ne pas dire, de ne pas nommer, une puissance d’errer, de ne pas être – la contemplation d’un monde tel que nous ne l’avions jamais vu…

Que la langue soit débordée, c’est également ce que permet, dans Pour parler, le rapport entre les textes de Frank Smith et les dessins de Julien Serve. Ces derniers, évidemment, ne sont pas illustratifs, puisque le visible ne saurait correspondre au dicible. Le dicible, d’ailleurs, tend ici vers le visible comme vers sa limite : un système de calques intégrés dans le livre permet aux textes, parfois, de se superposer non pour se compléter mais pour se brouiller, devenir illisibles, des obscurités purement visibles, des traces d’encre mélangées. Si les dessins de Julien Serve n’illustrent pas les textes mais les prolongent, c’est en répétant le geste qui permet ces textes : les lignes ne cernent rien mais défont l’objet, l’ouvrent, lignes qui errent à travers la page et produisent de l’irrésolu, des rencontres innommables, impensables. Les dessins se juxtaposent ou se superposent aux textes non comme ce qui leur correspondrait dans l’ordre du visible mais comme ce qui les ouvre et les emporte davantage ailleurs, les brouille encore plus, leur ajoute une autre dimension de ce chaos qui est ici partout vivant. Une forme de guérilla, encore.

Frank Smith, Julien Serve, Pour parler, éditions Créaphis, mars 2019, 256 p., 22 €

Frank Smith publie également Un Film à jamais, éditions PLAINE Page, 2019, 31 p., 10 €