Michèle Métail : Le texte au long cours (entretien)

A l’occasion de la parution récente de Portraits-Robots ainsi que de La poésie en trois dimensions, livre qui propose une exploration collective de son œuvre, Michèle Métail parle dans cet entretien de son rapport à la langue et aux langues, de ses procédés de création, de la musique, de la photographie, et bien sûr de la poésie dont elle est une représentante contemporaine parmi les plus originales et reconnues.

Trois livres ont paru récemment : Le cours du Danube, Portraits-Robots, ainsi que La poésie en trois dimensions, ce dernier livre, dirigé par Anne-Christine Royère, réunissant une trentaine d’interventions d’universitaires et de poètes sur votre travail. Pierres de rêve avec paysage opposé est à paraître prochainement chez Lanskine. Le cours du Danube est un travail commencé avec Compléments de noms, en 1972, qui comporte plusieurs séquences et se développe dans une perspective interdisciplinaire. Une première série de Portraits-Robots a été réalisée en 1982 et la dernière série date de 2019. Compléments de noms et Portraits-Robots, ont-ils d’emblée été envisagés comme un travail au long cours ?

Compléments de noms est au départ le fruit du hasard, aucun projet défini n’a présidé à cet enchaînement de génitifs. Je ne savais pas où me conduirait l’ajout d’un nouveau mot mais je me suis assez vite rendu compte – c’est-à-dire après quelques centaines de vers – que j’initiai là un voyage dans la langue et qu’il n’était pas près de s’interrompre. Le poème est donc infini, car les langues elles-mêmes ne cessent de créer des néologismes, d’emprunter des mots à d’autres langues, de condamner des termes à l’oubli… La langue est une matière vivante en perpétuelle mutation, que je tente de capter à travers cette litanie qui n’a aucune raison de s’arrêter.

Les premiers Portraits-Robots publiés dans la Bibliothèque oulipienne en 1982 partagent avec Compléments de noms le goût de la catachrèse, le jeu sur le sens propre et le sens figuré. Lorsque j’en ai repris l’idée voici quelques années, j’ai fixé le nombre de vers à dix et treize pour Marseille – puisqu’il s’agissait d’une œuvre de commande pour Marseille 2013 –, comme une forme fixe contrairement aux précédents dont le nombre de « vers » était libre. Lorsque je les lis en public, chaque expression est inscrite sur une languette de papier de couleur insérée dans une feuille rigide. Je déploie un tissu sur le sol, les languettes s’y accumulent pêle-mêle, avec l’idée que ces expressions d’usage peuvent de nouveau servir à créer d’autres Portraits-Robots non encore imaginés. Il s’agit de combinatoire, et donc d’une œuvre ouverte. Bien évidemment, cette combinatoire peut nous conduire vers l’infini, mais je n’en poursuis pas l’objectif au sens strict, il reste seulement virtuellement possible, un peu comme une tentative vaine de décrire l’ensemble des êtres croisés au cours d’une vie. Ce qui unit de fait ces deux textes, c’est de ne jamais apposer de point final. Le travail d’écriture est une activité quotidienne, inséparable de la vie. Certains textes peuvent être repris des années plus tard, ils évoluent en fonction de l’expérience acquise.

Le cours du Danube repose sur une structure fixe et se construit à partir d’énoncés constitués de 6 unités vers la mise en œuvre dans son développement d’un poème infini. Les Portraits-Robots sont élaborés à partir d’expressions et la structure fait appel pour chacun d’entre eux à une partie du corps. Peut-on parler, sinon de contrainte, en tout cas de la mise en place nécessaire d’un système dans votre travail d’écriture ?

La question de la forme est très importante dans mon travail. Elle est indissociable du contenu car elle est par elle-même signifiante. Plusieurs années sont parfois nécessaires avant de trouver la forme juste qui déclenche l’écriture du texte. Ce fut le cas avec La route de Cinq pieds, journal de mes voyages en Chine, qui fit l’objet de plusieurs versions, dont de la prose. Au final ce long poème est écrit en vers de cinq syllabes, une métrique de la poésie chinoise classique que j’ai souvent traduite. Cette métrique permettait de rendre le caractère heurté des images qui se télescopaient durant les longs trajets à travers le pays.

Quelque chose d’analogue s’est produit avec la découverte de la ville de Berlin, d’abord photographiée dans les reflets visibles sur les parois vitrées des immeubles modernes. Les poèmes qui dialoguent avec les images reprennent le format photo des tirages : 10 x 15, transposé en dix vers de quinze lettres chacun. Cette mesure impose une syntaxe particulière avec ruptures, cassures, de même que la ville voit ses lignes continues brisées, déformées dans les reflets. Dans ces deux cas, la forme, parfois contraignante, permet d’inventer sa langue propre.

Les langues étrangères ont une fonction essentielle dans votre travail. La langue allemande et en particulier une enseigne en langue allemande est à l’origine de Compléments de noms. On y note d’ailleurs une séquence en langue allemande. D’autre part, la musique électroacoustique occupe aussi un rôle déterminant. Dans quelle mesure ces deux domaines interviennent-ils à la fois dans l’écriture du texte et dans le « hors-texte » au cours de la performance ?

L’influence de la musique électroacoustique est fondatrice. A Vienne je l’étudiais à la Hochschule für Musik alors même que j’alignais mes premiers Compléments de noms. Ma méthode de travail est très proche de celle d’un compositeur ou de celle d’un documentariste : rassembler des rushes à partir desquels une construction peut s’ébaucher. Dans Compléments de noms, ce peut être un corpus de substantifs issus d’un dialecte, d’une langue technique, ancienne ou inventée, et qui seront ensuite introduits dans le cours du texte. Ce sont aussi les longues listes de termes portant sur une partie du corps pour les Portraits-Robots, qu’il suffit d’assembler selon un critère donné. A l’époque en composition électroacoustique, on coupait dans la bande magnétique pour isoler des fragments que l’on assemblait ou mixait entre eux. Quant au goût des langues, il a sans doute affaire avec la sonorité, le rythme et n’est donc pas éloigné de la musique. Le langage nous est inculqué par l’oralité, le désir d’explorer tous les substantifs dans Compléments de noms traduit aussi cette jubilation à passer en bouche les mots existants, à les prononcer au moins une fois dans sa vie. Les langues, au même titre que les villes, sont des constructions humaines fascinantes. Entrer dans une langue étrangère, c’est pénétrer dans une mégalopole avec ses réseaux, ses correspondances, ses dédales, ses particularités. Dans Compléments de noms, le passage d’une langue à l’autre se caractérise par un changement de timbre, par la prédominance d’une coloration due par exemple aux voyelles (italien) ou aux consonnes (allemand). L’accumulation exacerbée d’un phénomène sonore déclenche une autre perception de la langue, ce qui est proche d’une orchestration musicale.

De nombreuses recherches et procédés sont mis en œuvre dans votre travail : une écriture que vous qualifiez de « documentée », différentes opérations (prélèvements, montages, listes, etc.). Vous faites usage également d’une multiplicité de supports (rouleaux de papiers à dessin, photographies, expositions). Votre travail dans le livre et dans la performance établit des correspondances texte/image. Dans Pierres de rêve avec paysage opposé, des photographies de Taïwan s’immiscent dans le texte, des photographies de miroirs de rue qui se connectent avec le texte dans son aspect également formel (alternance de textes en miroir). Peut-on dire que le texte dans votre travail s’inscrit dans le foisonnement des propositions interdisciplinaires ? 

Oui, l’interdisciplinarité est un mot clef. Les supports de lecture se veulent aussi le reflet visuel de la structure du texte. Dans le cas de Compléments de noms, de larges rouleaux de papier sur lesquels le texte est calligraphié en continu, dans le cas des Portraits-Robots, les languettes séparées. Dans un autre travail autour de la lettre X : Signe multiplicatif, il s’agit de carrés de papier sur lesquels figure un énoncé autonome. Le texte est un montage, sa « Publication orale » met ce fait en évidence. L’interdisciplinarité favorise l’interaction, celle avec l’auditeur-spectateur. Dans le cas de Pierres de rêve avec paysage opposé, le texte que je lis est imprimé en miroir (hommage aux typographes). Je le décrypte à l’aide d’un petit miroir rond tenu d’une main tandis que la photographie du miroir de rue est projetée sur écran. Certains rouleaux ont un double sens de lecture : le texte calligraphié que je vois à l’endroit et le public à l’envers et les images peintes insérées dans le texte, qui elles sont à l’endroit pour le public. Sorte de double discours qui souligne la relation fondatrice de toute « Publication orale ».

Vos lectures publiques ont porté successivement les noms de « Hors-Texte » et de « Publications orales ». Si elles révèlent dans leur mise en œuvre des procédés d’écriture (montage notamment), le livre en tant qu’objet est absent. La question de l’oralité et de la performance reste-t-elle l’axe privilégié ?

Plus qu’un choix, l’oralité fut une évidence, d’où cette phrase par laquelle je définis souvent mon travail : « la projection du mot dans l’espace représente le stade ultime de l’écriture ». Les raisons en sont multiples : la fréquentation des théâtres depuis que j’avais une dizaine d’années, l’intérêt pour la tradition orale elle-même, pour la littérature du Moyen Age, les grands rhétoriqueurs qui diffusèrent leurs textes en dehors du livre, mais aussi à partir de 1971, le fait d’avoir côtoyé les compositeurs – interprètes du GERM (Groupe d’études et de réalisations musicales) qui se situaient dans la mouvance de John Cage. Ils jouaient en concert des œuvres qui reposaient parfois sur une simple proposition verbale, sans partition, et qui se fondaient sur l’écoute. En revanche le livre est un support de diffusion adapté pour d’autres types de texte, comme ceux que je consacre à la question du paysage.

Dans la transversalité des pratiques, la question de l’image et de son rapport au texte est essentielle. Dans Pierres de rêve avec paysage opposé le texte prend ainsi le statut de hors-champ : « À côté des photos détourées, le texte occupe ici le hors champ ». Des photographies également, dans Compléments de noms, à l’occasion d’une exposition (Gigantexte n°12) au centre international de poésie de Marseille (cipM) en 2012. A quels moments l’image intervient-elle ? Quels rapports texte et image entretiennent-ils précisément ?

Ces projets ont commencé par la photo, sans que je sache toujours si un texte les accompagnerait. C’est le cas des 64 poèmes du ciel et de la terre, de la partie « Cadastre » de Toponyme : Berlin que j’évoquai plus haut, de Pierres de rêve, des enseignes incomplètes générant des monstres phonétiques qui sont introduits dans un passage de Compléments de noms. Plusieurs années peuvent s’écouler avant de faire dialoguer ces images avec un texte. Ce sont deux approches perceptives complémentaires, qui obéissent à une même démarche. J’assimile la question formelle au cadrage photographique. Dans un travail, inédit mais déjà présenté en public : « Chine : la preuve par cinq », j’associe des photos de groupe de cinq personnes prises au hasard, dans une grande diversité de situations et je les mets en regard de listes de cinq éléments issues de la cosmologie antique que j’ai longtemps étudiée. Cette confrontation entre les fondements de la civilisation chinoise et la société contemporaine génère des rencontres, provoque un va-et-vient entre le texte et l’image. Il ne s’agit pas d’un rapport d’illustration mais d’une double approche, avec des moyens différents : dans un cas, la liste est extraite d’ouvrages spécialisés, elle nécessite un long temps de recherche, de consultation, se perçoit dans la durée et dans l’autre cas, c’est la vision globale, l’instantanéité du coup d’œil qui prime.

D’importantes recherches sont menées dans un travail préliminaire et entrent dans la constitution du travail d’écriture.  Le texte se construit à l’appui de documents, de voyages (Taïwan, Chine, Berlin, Japon). De quelle façon ces différents matériaux entrent-ils dans le processus d’écriture ?

C’est tout le travail du montage. A cet égard j’aime me référer à Chris Marker qui parlait de montage dialectique, ou citer cette phrase de Godard qui déclare que « le scénario s’écrit au montage ». On accumule une somme parfois considérable de matériaux, dans laquelle il faut choisir l’information qui fera sens, la mettre en relation avec une autre, multiplier les approches, aspect très artisanal de l’écriture. Un livre écrit après un voyage effectué à travers la Chine en 1998, Voyage au pays de Shu, sur les traces du poète Lu You qui vécut au douzième siècle, est un exemple de ce type de montage. Le livre est à double entrée, un journal de voyage et une anthologie poétique. Il entrecroise des extraits du journal de voyage de Lu You écrit en 1170 et celui que j’ai écrit en parcourant le même trajet sur 3000 km durant trois mois. Le livre s’articule autour de 26 lieux, et donc 26 chapitres, au sujet desquels j’ai recueilli les poèmes composés depuis des siècles, parfois recopiés d’après des stèles. Trois approches se conjuguent pour évoquer la poésie, la Chine ancienne et contemporaine, la question du paysage et son évolution à travers les siècles. L’ensemble rend compte d’un état perceptif à un moment précis.

A l’occasion du prix Bernard Heidsieck qui vous a été attribué, vous réalisez ce 23 mai à 19 h une performance au centre Beaubourg. Est-elle à mettre en lien avec Compléments de noms et Portraits-Robots ? De manière plus générale, pouvez-vous dire quelque chose de vos projets ?

J’ai profité de cette belle opportunité offerte par le Centre Pompidou à l’occasion de ce prix, pour proposer une lecture trilingue à trois locutrices. Je suis habituée à faire des lectures bilingues français-allemand. Avant de publier les 2888 vers de Le Cours du Danube, j’en avais publié 2888 écrits en allemand (« 2888 Donauverse aus einem unendlichen Gedicht ». Ed. Korrespondenzen). Je prépare actuellement 2888 vers en anglais et j’envisage de compléter cette série par 2888 vers en chinois. Dans Compléments de noms les incursions dans des dialectes, des langues étrangères sont fréquentes. Avec la collaboration de Camille Bloomfield (anglais) et de Anne-Sophie Roessler (allemand), nous proposerons une véritable orchestration entre ces trois langues, avec solos, duos, trios en se fondant essentiellement sur les mots étrangers qui ont migré d’une langue à l’autre à différentes époques. D’où un jeu sur les transformations phonétiques, les accents, les déformations. Ensuite je proposerai un bref intermède visuel avec la projection de deux Gigantextes, le premier « Folio » conçu en 1979 et le quatorzième « D’aplomb ? » réalisé cette année, qui travaille la question du corps-écriture. Pour finir je présenterai une version inédite de « Signe multiplicatif » qui synthétise bien des aspects de mon travail en alliant texte et photos, érudition et prélèvement, montage et œuvre ouverte. Ce travail commencé en 1994, se fonde sur une triple collection : les multiples significations et occurrences de la lettre X, des photos de formes en X et des citations en chiasme. Collections qui s’enrichissent sans cesse, jusqu’à l’infini encore !

• Michèle Métail, Portraits-Robots, Les presses du réel/Al Dante, mars 2019, 80 p., 10 €
Michèle Métail, Le cours du Danube – en 2888 kilomètres/vers… l’infini, Les presses du réel/Al Dante, juin 2018, 144 p., 17 €
Anne-Christine Royère (dir.), Michèle Métail – La poésie en trois dimensions, Les presses du réel/Al Dante, 2019, 448 p., 30 €. Contributions de : Violaine Anger, Jeff Barda, Julien Blaine, Patrick Beurard-Valdoye, Camille Bloomfield, Jean-Pierre Bobillot, Jean-François Bory, Alain Frontier, Michel Giroud, Marie Laureillard, Jean-Jacques Lebel, Michèle Métail, Bernhard Metz, Bernard Ollier, Nina Parish, Louis Roquin, Anne-Christine Royère, Christian Steinbacher, Marianne Simon-Oikawa, Hannah Steurer, Gaëlle Théval, Emma Wagstaff