Marie de Quatrebarbes: le livre du désir (Voguer)

Voguer © Jean-Philippe Cazier

Le livre de Marie de Quatrebarbes, Voguer, se réfère au voguing. On y retrouve Venus Xtravaganza ou Pepper LaBeija qui apparaissaient dans le beau film de Jennie Livingston, Paris is Burning. Sont également présents Ninetto, l’amant de celui qui fut « assassiné dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975 sur la plage d’Ostie » (Pasolini), ou encore « les amants qui ne se rencontrèrent pas à Winkel, au mois de juin 1804 ». Mais « voguer » est aussi un mouvement au hasard, un détachement de la terre pour les vagues et les courants marins. Ce mouvement, ici, est le geste poétique d’une écriture mobile, dansante, traçant par le texte des figures pour une vie plus vivante que la vie.

Marie de Quatrebarbes © Jean-Philippe Cazier

Dans Voguer, le désir élargit le réel et le réel rétrécit le désir. Comment non pas seulement réaliser ses désirs mais ouvrir et élargir le réel par le maintien ou l’affirmation de son désir ? Comment demeurer à l’intérieur du mouvement de son désir, mouvement schizoïde plus large que moi, plus vivant que ma vie, défaisant les frontières internes constitutives de ce que nous appelons « la réalité » ? Ainsi, « Je voudrais », « Je voudrais être », deviennent un Je suis ou Je fais (le conditionnel devient un présent de l’action : « je cueille… »). « Je voudrais » n’est pas ici l’expression d’un souhait ou d’un but mais la formule d’un désir. « Je voudrais » n’est pas un souhait, le désir n’inclut pas un manque, n’est pas de l’ordre du fantasme : il se saisit du réel pour le déchirer, l’ouvrir, le changer. Désir schizoïde non pas car il serait délirant mais parce qu’il est en lui-même un mouvement qui troue le réel, le défait, y configure sa propre place en reconfigurant le réel. Le désir transforme et ouvre, élargit ce qui existe pour y inclure autre chose et pour s’y inclure soi. Il faut dire du désir ce que Marie de Quatrebarbes écrit au sujet de l’amour : « Parfois je me demande ce qu’aurait été ma vie si elle n’était pas entrée en ta vie comme en une forme plus large… ».

C’est comme le conditionnel ludique de l’enfant. Lorsque celui-ci énonce « je serais une princesse », « je serais un Indien », il n’instaure pas seulement un plan de l’imaginaire détaché du réel, il agit sur le réel en l’élargissant, en le défaisant, lui imposant une fiction qui devient réelle. C’est ce rapport à la réalité qui est impliqué par le désir tel qu’il existe dans Voguer : un désir qui ne s’oppose pas au réel, qui ne manque pas de la réalité, qui ne marque pas l’échec du rapport au réel – Marie de Quatrebarbes est à mille lieux des saloperies lacaniennes de Žižek – mais qui agit sur le réel et le change. Le désir est littéralement « extravagant », hors des cadres et défaisant les cadres, hors du bon sens et défaisant la pensée : désir contestataire, politique. Les figures qui traversent Voguer sont prises dans ce rapport au réel par lequel le réel devient plus large, par lequel l’imaginaire – catégorie qui serait à relativiser et à critiquer – transforme le réel : Venus Xtravaganza devient réellement une sorte de princesse et Pepper LaBeija – tout aussi « extravagante » – est effectivement la mère de tous ses enfants, et ses enfants deviennent réellement, tous et toutes, frères et sœurs, formant une famille inédite. Des alliances nouvelles se forment entre les individus, entre les genres, entre les sexes, entre les règnes, entre le réel et l’imaginaire. Le moteur de ces alliances, c’est le désir en lui-même extravagant.

Le livre de Marie de Quatrebarbes ne se contente pas d’évoquer des personnages emblématiques de ce désir, il est l’effectuation d’un tel désir. Voguer reprend le désir des personnes/personnages et le répète, l’intensifie, en extrait le tranchant le plus aigu. Ou il réalise le désir lorsque celui-ci a été empêché, comme dans le cas des « amants qui ne se rencontrèrent pas à Winkel, au mois de juin 1804 » : « Ils auraient pu se rencontrer. On dirait qu’ils se rencontrent… ». Il y a dans Voguer une forme de compassion ou d’empathie, d’amour pour les personnes et pour le désir qu’il s’agit de maintenir vivant, de maintenir encore. Il ne s’agit pas de pitié mais d’un effort pour faire exister la vie du désir. C’est la fonction de la prière, puisque Voguer contient des prières pour Venus ou Pepper, des prières qui ne sont pas des adresses ou des actes pieux mais qui correspondent à un régime du langage où il s’agit d’évoquer, c’est-à-dire de faire exister : faire exister encore Venus et Pepper et tous/toutes les autres pour que leur désir continue, c’est-à-dire pour que continue la transformation du réel, son élargissement, et que demeure dans le réel la place où peuvent encore danser et aimer Venus ou Pepper (plutôt que de subir le réel comme une violence, de n’y avoir sa place que comme ce qui en est exclu et ce qui est par définition l’objet de la violence et du meurtre).

C’est surtout l’écriture qui, dans Voguer, devient le mouvement même de ce désir : écriture extravagante, écriture-voguing par laquelle une incohérence fondamentale est produite. Marie de Quatrebarbes se situe sur la ligne du désir, là où par lui le réel est transformé, et il s’agit pour l’auteure de se maintenir à l’intérieur de ce mouvement de transformation ou de devenir : ne pas considérer ce qui devient ni ce que cela devient mais le devenir lui-même, le désir dans son mouvement essentiel. Ainsi, l’écriture vogue : écriture dansante, écriture qui largue les amarres et se laisse emporter – ou plutôt : qui est le mouvement de cet emportement –, écriture qui, tels les performers du voguing, défait les cadres existants et en crée d’autres, toujours extravagants. Ainsi, les textes sont troués d’ouvertures, de fuites incessantes par lesquelles ils échappent à eux-mêmes, rejoignant une forme qu’ils n’actualisent jamais complètement. Les règles du récit sont sans cesse transgressées, perturbées, reconfigurées. Les plans se confondent et deviennent indistincts : l’imaginaire devient réel et inversement, le langage devient corps et le corps passe dans le langage, l’humain devient oiseau, la mort devient vie, le passé est actuel… Et c’est l’ensemble du livre qui apparaît selon une forme incohérente, à l’image de la multiplicité improbable qu’est Pepper LaBeija, de l’incohérence vitale qui anime cette figure : « Miss Pepper retire sa robe. Les manches ballon tombent le long de ses bras et révèlent les gants remontés jusqu’au coude. Puis elle fait ça avec son bras [GESTE], elle tourne sur elle-même, en faisant toujours ça avec son bras [GESTE]. Sous la coiffe qui se soulève au-dessus de sa tête-montgolfière, tel un poumon doué d’une capacité respiratoire autonome, elle porte un petit chapeau surmonté d’une plume et d’immenses boucles d’oreilles qui frôlent ses épaules dans un froissement de métal et de soie. On dirait une mante religieuse ou un oiseau en parade, le jabot gonflé répétant la chorégraphie au pétale près ».

Voguer est réellement un livre du désir, une poétique du désir, c’est-à-dire du devenir et du mouvement nécessairement incohérent, extravagant, la poésie étant « une danse parlée ». Comment faire danser le langage ? Comment faire de l’écriture une prière pour le désir, sa répétition vitale ? Comment agir sur le réel pour y creuser des brèches, des failles, le décomposer et le recomposer pour le rendre vivable pour nous, pour que nous y soyons selon notre désir ? C’est ce que fait Marie de Quatrebarbes dans ce livre qui est une de ces machines textuelles enthousiasmantes dont elle a le secret.

Marie de Quatrebarbes, Voguer, éditions P.O.L, mai 2019, 144 p., 13 € — Lire un extrait ici.
Lire ici l’entretien de Frank Smith avec Marie de Quatrebarbes.
Bande-annonce du film de Jennie Livingston, Paris is Burning.