« Je pense donc je ne suis plus » : Mazen Kerbaj (Politique)

© Alix Rosset

Écriture et lecture sont affaire de tempi – ces derniers variant selon ce que nous tenons en main (et ce qui nous trotte dans la tête). Ce n’est pas question de “genre”. Le diariste critique est en ce moment-même, comme toujours, sur plusieurs lectures ô combien différentes, à partir desquelles il s’est forgé le projet de tremper sa meilleure plume dans l’encre de Chine pour calligraphier quelques notes – plutôt interrogatives qu’affirmatives – à leur sujet. Des réactions ponctuelles, saisies à la volée, comme des formulations élaborées, inlassablement reprises – cet idiot n’étant jamais satisfait du résultat. Comme le temps change quasiment d’heure en heure en cette saison – averses subites, coups de soleil, aussi vifs qu’éphémères –, la vitesse, de lecture, d’écriture, opère de même : accelerando quand l’appétit gagne, decelerando quand mieux vaut retenir ses élans. On peut passer des heures à traverser en tous sens une petite plaquette de poésie et dévorer d’une seule traite un gros roman. C’est évidemment un peu convenu d’affirmer cela, les choses n’étant pas si simples. On peut buter sur des plages de texte pourtant d’une grande simplicité, et foncer dans l’inconnu parce qu’on a plaisir à ne pas comprendre ce qui s’y trame, se laissant volontiers étourdir par la sensation, probablement erronée, d’une totale absence de sens. Mais, si écrire dans un état second est la chose la plus agréable que cet idiot connaisse, à la relecture peut s’imposer le désir de quasiment tout gommer. Au fond, c’est comme s’il fallait en effacer la moindre trace pour que le plaisir continue de produire ses effets, comme un plat délicieux s’évacue par le bas, tout en demeurant mémorable un peu plus haut. Il y a des arrière-goûts persistants, nous ne sommes peut-être faits que de cela.

Ce ne sera pas un inédit, étrange, surprenant, d’une des auteures les plus marquantes côté poésie de ces cinquante dernières années (un indice : ce livre miraculeusement rescapé de la disparition par son dédicataire même a pour titre La Mezzanine), dont il sera question dans cette chronique (car il faut du temps, non pour le lire, mais pour retrouver l’usage de la parole après l’avoir refermé), mais un formidable recueil de dessins (de strips, principalement) sobrement tiré Politique. Il n’est certes pas question d’abandonner le projet de produire quelque écho à ce livre si difficile à commenter qu’est La Mezzanine, mais un glissement s’opère : on passe soudainement à autre chose, tout en restant travaillé, intérieurement et sans répit, par ce qui aura été pour un temps mis de côté. L’art de glisser est le propre des explorateurs tous terrains. Politique rime ici avec poétique. Là où nous retrouvons, enfin, les bon tempi qui permettent de retisser les liens entre écriture et lecture, les hiérarchies sont plus que jamais défaites.

Politique © Arte éditions/Actes Sud BD

Où sommes nous ? Nulle part, partout, ici même. Mais disons plutôt dans une ville singulière, un lieu où les artistes boivent pour oublier qu’ils n’ont pas fait leur dessin du jour, à moins que ce ne soit l’effet de quelque événement, plus désespérant que jamais : plus noir que l’encre. Donnons à cette ville un nom : Beyrouth. Ça y est, nous y sommes, en compagnie de Mazen Kerbaj, un très inventif chroniqueur du présent. Il y est né en 1975, au début de “la” guerre civile (qui durera le temps qu’il atteigne l’âge de 15 ans). Il a participé au cours de la dernière décennie du vingtième siècle à la création d’une scène alternative dans cette ville, avant de la quitter vers le milieu des années 2010 pour Berlin.

Mazen Kerbaj est loin de n’être que dessinateur de presse (et parfois de bande dessinée), il est aussi peintre et musicien, artiste multimédia comme on dit (ça me rappelle quelque chose) : quelqu’un qui, par exemple, a écrit le 19 décembre 2012 sur son agenda : “tu es trop belle pour être dessinée… tes cheveux ont la couleur de l’encre de Chine avant qu’elle ne sèche”.

1.

Le premier livre en version française de Mazen Kerbaj a été publié par L’Association à la toute fin 2006. Son titre est Beyrouth juillet-août 2006, c’est dire s’il a été composé et édité dans l’urgence. Il prend forme de carnet écrit et dessiné au jour le jour (du 14 juillet au 27 août 2006, précisément) dont les dessins sont toujours pleine page. Les textes, quand ils sont calligraphiés en plusieurs langues – français, anglais, arabe – s’inscrivent dans les dessins, alors qu’en bas de page ou autonomes, ils sont typographiés en français. On a déjà relevé que son enfance a coïncidé avec la guerre civile. De là où j’écris, j’avoue n’avoir qu’une vague idée de ce qui s’est réellement passé, même si je me souviens que ça faisait très souvent la Une dans les actualités, à la radio, dans les journaux et à la télévision. Le Liban, c’est pour nous Français un “lointain proche”. Mais pour mieux saisir ce qui s’y est passé (et ce qui continue de s’y passer), il nous faut écouter un artiste de préférence, tel Mazen Kerbaj. Ce “premier livre” – précédé de quelques autres en auto-édition dont je n’ai que les titres à disposition : Journal 1999, Achèvement, 24 poèmes, Une semaine sans la voix de Samir – fut un choc, en ce sens qu’il éclairait soudain ce qui nous échappait largement, sans pour autant nous tenir par la main : nous laissant libres de dialoguer à notre guise avec lui. Dans la préface de ce “carnet” (blog serait le terme le plus juste), Marc Kaloustian écrivait : “Il est des dates que l’on aimerait oublier. 12 juillet 2006, Sud-Liban : deux soldats israéliens sont pris en otage par le Hezbollah. Qui aurait pu croire que tout un pays allait basculer dans l’horreur en quelques instants, que des villages s’affaisseraient, que des familles entières seraient décimées sous le regard impassible et bienveillant du monde…” L’éternel retour de la violence, perpétuée par la bêtise des hommes… “Expérimenter l’acte artistique c’est concerter la culture de la mort, c’est redonner à la vie sa place souterraine. C’est cela qu’a tenté d’accomplir Mazen Kerbaj dans Beyrouth juillet-août 2006.” Tout est dit. Ce livre a été un des plus inattendus du catalogue de L’Association. S’y révélait une écriture, libre et improvisée : musicale avant tout (on en revient à cette affaire de tempo – mais il faudrait aussi parler en termes de timbre ou d’attaque). À la page du 16 août – sous le titre On résiste toujours ? –, on peut lire : “Il est 3h30 du mat. / Il n’y a pas d’électricité. / Je ne peux pas charger les dessins d’hier et d’aujourd’hui. / La guerre est “finie” depuis lundi. / On trouve toujours des cadavres sous les décombres des immeubles. / On a encore un coup de flip dès qu’on entend un scooter ou un camion. / On pense aux avions. / Demain on enregistre un “quartet de guerre” avec Sharif, Charbel et Marc à la guitare électrique. / Je dessine toujours. / J’attends le jour où je pourrai enfin dormir.” Une page parmi deux cents soixante-quatre. Il lui faudra encore attendre deux semaines pour pouvoir dormir – enfin.

Ce qui était alors frappant, c’est le surgissement d’une écriture quasi-automatique qui ne s’encombrait guère d’afféteries. Un art non pas brut (car réfléchi et d’une certaine manière savant – comme peut l’être le free jazz, même dans ses manifestations les plus apparemment “déstructurées”), mais manifeste : à prendre ou à laisser – difficile de se positionner plus loin de la bande dessinée comme genre préétabli avec ses codes et ses fausses exigences (le rapport qu’il entretient avec elle est de questionnement sans repos, et non d’usage convenu de ficelles apprises). On doit rendre hommage à Jean-Christophe Menu, à l’origine de cette publication, de nous avoir révélé ce travail. Après avoir fait passer quelques planches de Mazen Kerbaj dans la revue Lapin et ayant fondé, après avoir quitté L’Association, sa propre structure d’édition – L’Apocalypse –, Menu a publié en 2013 Lettre à la mère, un ouvrage rassemblant de brefs récits dessinés de sujet et de facture (trait, monotype, noir et blanc, couleur) différents, et cependant clairement signés, fruits d’un projet d’artiste libre comme l’air pour qui – Menu l’écrit en toutes lettres sur le “prière d’insérer” de Lettre à ma mère – “Poésie rime avec Politique”. Notons simplement, au passage, les “récitatifs” des deux premières (suivies de la dernière) cases du récit dessiné qui donne son titre à ce livre : “Aujourd’hui maman est morte. Combien de fois ai-je souhaité écrire cette phrase. Pour ne plus jamais te voir ni t’entendre.” “Je t’aime comme on aimerait une femme une fille une amie ou une sœur. Je t’aime comme on aimerait une mère.” Puis, dans l’unique bulle, les derniers mots : “et je te hais plus que Satan ne hait Dieu ô ma Beyrouth !”.

2.

Deux ans avant Lettre à la mère, donc en 2011, nous est parvenu une adaptation française d’un livre paru au Liban l’année précédente qui a pour titre Cette histoire se passe. C’est un ouvrage d’assez grand format qui agence cinq strips de quatre cases par page. Il s’agit de variations sur différents thèmes, mettant en scène des personnages récurrents dans une douzaine de lieux plus ou moins identifiables (dans la tête d’un artiste classico-contemporain… dans une chambre à coucher à Tel Aviv – ou à Téhéran, ou à Beyrouth, ou à New York…, au café Najjagh…, dans un camp de réfugiés palestiniens…, dans un taxi-service…, à la plage…, dans le ciel libanais…, etc.). Ces strips ont été “réalisés en arabe dans le quotidien libanais Al Akhbar entre 2008 et 2010”. Ils sont le plus souvent très drôles et ce d’autant plus que la situation est tragique. Les personnages ont tous les défauts du monde et pourtant on se réjouit de les retrouver. Le regard que Mazen Kerbaj porte sur eux est féroce, pessimiste, mais non sans empathie. Il est d’une grand acuité – mélancolie s’accordant avec lucidité et humour. L’écriture, en apparence minimaliste, est pleine de reliefs et même débordante de vie. Pas de temps mort. Sinon quelques silences bienvenus, quand le principe de variation se trouve en panne. Alors l’auteur s’en sort en ironisant sur l’obligation, en ce cas, de se répéter.

Cette histoire se passe annonce Politique. Mais, avant de passer à la chronique de ce dernier opus, il ne faudrait pas oublier de signaler un autre livre, paru en 2014 chez le même éditeur franco-libanais (Tamyras), et qui se nomme Un an – journal d’une année comme les autres. Il s’agit du fac simile d’un agenda de l’année 2012, une image par page, dessin et texte (quelques-unes sont muettes et très peu ne contiennent que des mots – il y en a même une de silence, le 10 mars, à la mémoire de Mœbius). Un livre d’artiste, s’accomplissant au jour le jour – que l’humeur, la santé, soit bonne, ou non. Le pénétrant, on se trouve souvent en territoire intime. On peut dire que tout au long de cette année “comme les autres”, l’auteur nous a grand ouvert les portes de son laboratoire. Fragment : en octobre, Mazen Kerbaj joue de la trompette à Hyères dans le cadre du “Festival des Musiques Insolentes”. Il note : “Mon corps se balade dans le sud de la France et ma tête est au Liban.” Il ne cesse de bouger, l’alcool et le soleil lui sont nécessaires, mais la grisaille, le manque, les recouvrent. “Ma tête est un volcan qui se réveille doucement.” “Chaque jour qui passe je me ressemble autant que chaque jour qui passe se ressemble.

3.

Je pense… donc je ne suis plus.” D’emblée, nous y sommes. On ne lâchera pas l’affaire avant d’avoir déchiffré le dernier strip où l’auteur, maintenant installé loin de Beyrouth, ne se sent plus légitime à critiquer son pays natal. Du coup, il “n’arrive plus à être drôle” et, suite à ce constat, il doit arrêter sa série Beyrouth à Berlin, chronique d’un déménagement définitif, qui occupe les dix dernières pages de Politique. Définitif ? Vraiment ?

Politique : lu d’une traite, puis relu une deuxième fois plus lentement, le gardant à portée, l’ouvrant au hasard pour s’en réimprégner (car chaque page diffuse quelque chose de plus fort qu’un simple trait d’humour, passant subito du rire franc à l’expression d’une grande tristesse – la mélancolie n’ayant pas pris congé –, sans jamais forcer sur l’émotion). L’homme est subtil, son trait sonne toujours juste et ses dialogues sont composés de l’exacte quantité de mots qu’il faut pour faire mouche. Il faut saluer l’artiste qui accomplit là une véritable performance, mais sans esprit de compétition : il est celui qui nous confirme que quand dessin politique, dessin d’humour et dessin poétique coexistent, le plus souvent dans une seule et même image, il est possible d’atteindre des sommets. S’il est beaucoup de dessinateurs de presse qui, de temps à autre, nous arrachent un sourire, il n’y en a que peu dont l’œuvre semble accomplie d’un seul trait, comme une succession d’images allant presque de soi : un enchaînement de travaux du jour impossibles à hiérarchiser. En ce qui concerne nos contemporains encore en activité, il y a par exemple Willem ou El Roto. Et maintenant Mazen Kerbaj, dont on doit relever qu’il a redessiné, réadapté, les pages de son livre pour ne pas en faire un simple recueil de circonstance.

Politique © Arte éditions/Actes Sud BD

Comme déjà noté, notre Libanais de Berlin a bien d’autres activités. Même sans connaître ses projets, on devrait pouvoir affirmer que son prochain ouvrage ne sera pas forcement du même tabac, même s’il en fait un avec Politique, ce qu’on lui souhaite vivement. Et s’il convient avant de se quitter de placer un dernier mot au sujet de cet ouvrage – songeant aussi à ceux qui l’ont précédé –, on pourrait l’écrire ainsi : de cette situation pour nous confuse, dont d’innombrables récits ne cessent de témoigner, tout en ne cessant de nous embrouiller l’esprit (ce qui fait que Liban nous paraît encore et toujours impénétrable), Mazen Kerbaj nous apporte, non un kit de déchiffrage clés en main, mais comme autant de clous frappés sur une surface vibrante qui tracent, frappe après frappe, une carte très éclairante que l’on doit interpréter en y retrouvant nos propres travers, nos misères et aussi nos joies. L’autre, c’est aussi nous-même, à peine altéré.

Mazen Kerbaj (Wiki commons)

Et, de nouveau, un glissement s’opère d’un monde à l’autre. Le livre d’Anne-Marie Albiach, La Mezzanine, étant toujours posé sur le bureau, tout proche de l’encrier, à droite de la petite réserve de plumes, je le reprends maintenant à la page où je l’avais abandonné. Je lis :

Catarina Quia sentait une fièvre battante parcourir son corps. Elle venait de soupirer. Elle épuisait un peu l’intolérable, et cette peur qui la serrait dans la respiration la nuit. Elle avait le sentiment corporel d’une maladie non précisée encore, et sans doute d’une fatigue intense due aux médicaments dont elle avait abusé, essayant de calmer son anxiété quotidienne. Deux arrière-plans de la mémoire jouaient dans ce lieu qu’elle avait déjà noué de gestes inoubliés – les couteaux qui reposaient sur le plateau lui faisaient peur. (…) Elle avait peur de la nuit – et du sommeil – comme depuis longtemps déjà – et là encore elle prenait sur elle la nécessité de la noter.