In Fag We Trust : Uni (American Fag)

UNI (DR)

Avec American Fag, le groupe new yorkais Uni pourrait rejouer une version du Walk on The Wild Side de Lou Reed. Sauf que dans American Fag le son tend vers la pop psychédélique et qu’il n’est question que d’un seul personnage central : un jeune queer quitte sa petite ville pour New York et ses possibles où il devient autre que son destin social.

New York est le lieu non pas d’abord safe pour un jeune gay mais celui où il peut exister, aimer la littérature, entrer dans des communautés amicales, et être ce qu’il désire. La « big city » est l’inverse de la « one horse town », selon une trajectoire classique des biographies gays, moins pour l’anonymat que pour les possibilités multipliées et les choix existentiels. Il s’agit de passer d’un destin à une liberté, d’une identité assignée à une identité choisie, voire à l’effacement d’une identité particulière.

Si New York est l’inverse de la petite ville de naissance, c’est aussi l’ensemble du texte qui fonctionne selon cette dynamique d’inversion. Le jeune fag (PD) fait l’inverse de ce qu’il est supposé faire et passe à côté du parcours habituel de l’identité/identification : il est viré de l’équipe de foot, il ne s’identifie pas au père «héros de guerre », il vole les magazines de sa sœur… Les étapes attendues de la construction de l’identité masculine courante sont négligées, le personnage étant à la fois exclu de ces étapes puisqu’il est un « fag », et peu intéressé par elles. Il préfère lire Ginsberg, boire des cock-tails, porter des talons hauts…

Comme l’ouest, dans le mythe américain, a pu être le lieu de tous les possibles, New York devient ici le lieu où être soi – où s’inventer – sans être rejeté, selon un parcours alternatif, loin des identités et façons de vivre normées, imposées par la société majoritaire. De fait, le « fag » de la chanson présente les traits de ce qui compose l’image négative de cette société majoritaire à la fois machiste, populiste et nationaliste. Il en est l’envers rejeté, réprouvé et finalement craint : il aime la poésie marginale de la beat generation, porte la robe de mariée de sa mère, son corps est « féminisé », il « chevauche » le « D train » (« D » pour « dick », c’est-à-dire « bite »)…

Le jeune fag est ce contre quoi se construit le nationalisme machiste, sexiste, homophobe américain. C’est cette figure rejetée qui est ici valorisée. Le jeu de mots entre « flag » (drapeau) et « fag » (PD) permet d’inverser de manière humoristique autant que subversive la hiérarchie des valeurs : il ne s’agit plus de saluer le drapeau mais le PD. L’insulte « PD » est inversée en un terme positif. Ce qui est salué, ce n’est pas le drapeau, symbole de la nation, l’objet qui cristallise le patriotisme, mais ce que ce patriotisme par définition hétéronormé et sexiste exclut. L’identification change d’objet, la hiérarchie des valeurs s’inverse. En désacralisant le drapeau américain, en renversant cette hiérarchie des valeurs, en proposant un hymne à la gloire des fags, en préférant Ginsberg au banquier de Wall Street ou au « marine », American Fag ne se présente pas seulement comme une chanson pro-gay mais aussi comme une performance critique antinationaliste avec ce que cela implique nécessairement : antisexisme, antimachisme, antipatriotisme, valorisation de modes vies et de cultures alternatifs, marginaux, non libéraux, etc.

La vidéo, réalisée par Charlotte Kemp Muhl, multi-instrumentiste et membre d’Uni, transforme la Statue de la Liberté en drag ironique et montre des corps non emprisonnés dans des identités reconnues. American Fag ne fait pas l’éloge du corps gay cisgenre et mainstream, celui que le pinkwashing peut rendre compatible avec l’idéologie américaine libérale et militaire. La vidéo montre au contraire des visages maquillés, des corps non musclés, une fluidité des genres, des identités sans contours nets et définis, des communautés joyeuses, drôles, créatrices, qui semblent n’avoir rien à faire des normes et obligations sociales du bon citoyen américain. Etre « fag », ici ne renvoie pas uniquement à une sexualité ou à une identité de genre mais à un mode de vie, à une manière d’être en société, de faire société, qui est inclusif, queer, transversal.

Le futur est-il fag ? Mille fois oui !