Sérotonine : une madeleine avariée

Michel Houellebecq (détail de couverture : Poésies, éd. J'ai Lu)

Dès les cinq premières pages, Michel Houellebecq a planté ses balises, celles qu’on connaît par cœur et qui sont sa signature. Serait-ce une cynique stratégie marketing pour s’assurer l’immédiate bienveillance des fans, ou simplement le numéro d’un vieux cheval du cirque médiatique qui rejoue sans cesse les mêmes tours ? Sérotonine narre sur un mode introspectif-rétrospectif, la vie peu glorieuse d’un ingénieur agronome de 46 ans, nous faisant faire des allers-retours incessants dans l’existence qu’il qualifie de « flasque et de douloureux effondrement », de cet homme blanc, un peu aigre, assez aisé financièrement, obsédé par sa virilité, frappé de grossière homophobie et de racisme, franchement goujat avec les femmes, qu’il traite sur un registre parfaitement houellebecquien. À l’ancienne ! Et toujours et encore beaucoup de sexe, parfois très cru, parfois redondant et lourdaud. Du sexe, le narrateur (où est-ce l’auteur lui-même, tant ils se ressemblent comme souvent dans les livres de Houellebecq) en parle avec expertise et froideur clinique, comme la plupart des hommes lorsqu’ils parlent des filles entre-eux: dans un champ lexical qui suggère que les femmes-objets sexuels sont leurs pires ennemies, vocabulaire violent et martial, emprunté aux théâtres de guerres. À l’heure des transformations initiées par la vague #MeToo et #BalanceTonPorc, mesdames, « Sérotonine » vous régalera, telle une madeleine de Proust avariée, de souvenirs rances que vous préféreriez peut-être oublier.

C’est donc au gré de va-et-vient dans différents hôtels provinciaux de milieux de gamme, dépeints souvent par le menu et avec le brio habituel de l’auteur pour ces passages descriptifs d’objets dénués en apparence d’intérêt, mais où vient se nicher sa maestria, que le narrateur plonge dans son passé affectif. Ses maîtresses, ses amours, ses amis d’études : 20 ans après les avoir quittés, il les revoit, en général pour le pire : les êtres se sont délités, les illusions mortes depuis longtemps, les visages abimés, les corps hors d’usage. Le road-movie mélancolique se déroule, dans une France neurasthénique, entrecoupé avec une régularité de métronome par ces fameuses notices techniques ultra documentées sur tous les sujets surtout les plus banals (il rendrait fascinant un mode d’emploi d’aspirateur), par des scènes de sexe de plus en plus weird, et de moment suspendus, d’introspection philo-psycho où le narrateur cherche à trouver un contour aux notions de bonheur, de bonheur conjugal ou amoureux, et de dépression post-rupture. Il donne à voir une société entrée selon ses mots « dans une période globalement inhumaine et merdique ». Le narrateur, lui, parvient à ne pas sombrer, grâce à la prise régulière de Captorix, un antidépresseur particulièrement efficace mais qui anéantit la libido…

Houellebecq parsème Sérotonine de la plupart des thèmes brûlants de société qui n’ont en commun que d’avoir secoué l’opinion publique ces dernières années et d’être passés dans le tambour fou de la machine à laver médiatique : OGM, ruine des producteurs de lait, élevages intensifs indignes d’animaux, binge-drinking des jeunes étudiants, pédophilie, fin crépusculaire des grandes familles de notre vieille noblesse française, etc.

Une petite troupe de personnage falots et malveillants, ratés ou pitoyables, ainsi réunie dans un roman, comme une réplique de ces anti-héros des années 2000, politiques ou financiers, ordures de haut-vol, qui ont tout voulu, tout pris, tout spolié et qui, par leur avidité alors qu’ils avaient tout, ont fini en prison ou suicidés, laissant un monde chaotique derrière eux. Les anti-héros houellebecquiens leurs ressemblent, mais sans l’envergure financière ni le destin. Ils errent dans ce monde sinistre qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer, hagards, comprennent à peine qu’ils sont leurs propres bourreaux. Des échantillons haïssables dont les générations suivantes essaient de se dépêtrer.

Michel Houellebecq n’attend que ça, évidemment, la polémique et les protestations des « bien-pensants », ces mollassons nous dit-on, qui sont en train de flinguer le bon vieil ordre patriarcal qui sied si bien à un groupe assez restreint de mâles, et mortifère pour le reste de l’humanité. Être « bien-pensant » est devenu un travers, dorénavant il faut penser mal, c’est mieux. Et qui mieux que lui, sait-il comment profiter des tempêtes médiatiques pour faire s’envoler très haut un livre ? N’a-t-il pas déclaré quelques semaines avant la sortie de Sérotonine que Donald Trump était un des meilleurs présidents américains qu’il n’ait jamais vu ? Les bien-pensants mollassons s’étranglent, tandis que tout un pan de la société française approuve, hypnotisée par des idéologues réactionnaires, identitaires, souvent plusieurs fois condamnés par les tribunaux, chantres du retour de l’homme blanc puissant et omnipotent. Houellebecq s’enfonce chaque fois plus dans ce discours néo-réactionnaire, qu’on trouve multiplié à l’envi par quelques youtubeurs charismatiques et un peu dérangés, mais qui contentent des foules de jeunes et moins jeunes paumés qui ont du mal à avaler qu’ils ne sont pas seuls sur terre.

Houellebecq sait que femmes, jeunes hommes, homos, étrangers et progressistes n’aimeront pas son livre, il en salive sûrement d’avance.

Sérotonine laisse aussi la place à des morceaux d’une grande drôlerie, à des réflexions absolument pertinentes, et comme souvent Houellebecq ouvre des portes inattendues. Le regard qu’il porte sur les relations homme-femme a changé, il s’est approfondi, ce qu’écrit l’auteur sur l’art de ne plus être aimé comme sur celui de survivre à ses tragédies sentimentales est frappant de simplicité et de justesse. Houellebecq touche, remue, tourmente nos certitudes. S’il est vrai qu’il est là où on l’attendait, c’est pour mieux bondir et nous surprendre, tendant soudain derrières des personnages si habituels dans sa littérature, une toile de fond qui nous plonge dans des abysses méditatifs. Il faut évidemment lire le dernier Houellebecq et avoir ainsi la joie de le détester ou de déprimer avec lui.

Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, janvier 2019, 348 p., 22 € — Lire un extrait