La Revue Résonance générale : « Nous résistons à tous les aménageurs en poésie comme en politique »

En prélude au 28e Salon de la Revue qui se tiendra le 9, 10 et 11 novembre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, innervent en profondeur le paysage littéraire. Aujourd’hui, entretien avec Serge Martin-Ritman pour sa très belle revue Résonance générale.

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon laquelle être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

La revue Résonance générale Cahiers pour la poétique est née en 2006 (premier numéro à l’été 2007) d’un désir de revue avec deux amis plus jeunes que moi d’une vingtaine d’années : Laurent Mourey et Philippe Païni ! Nous nous étions retrouvés dans des échanges d’écritures et surtout dans nos refus individuels des cénacles établis, autour de la notion de résonance qui engageait un continu d’activités, du poétique au politique, de l’éthique à l’érotique. C’est plus précisément dans les parages des soubresauts qui ont suivi Célébration de la poésie d’Henri Meschonnic (Verdier, 2001) que nous avons commencé à sentir une énergie commune que nous voulions partager avec d’autres. Si le cercle s’est un peu élargi avec la revue, on peut apercevoir par-là combien nous étions souvent bannis par les anathèmes qui continuent à fleurir autour du nom de Meschonnic quand bien même nous tenions à nos historicités propres : peut-être relevions-nous d’une littérature minoritaire, au sens deleuzien ! Mais voilà, nos essais de poèmes ne pouvaient se passer d’essais de théorie du langage et inversement, parce qu’il s’agissait et s’agit toujours de penser des activités où lire-écrire-penser-vivre constituerait (le continu en fait le singulier dans et par la pluralité même) des écoutes situées et plurielles résonantes. Nous refusions et refusons toujours d’ailleurs de séparer ces écritures (poèmes-essais) alors que généralement le poète n’écrit des essais qu’en fin de carrière comme l’essayiste devient poète à la retraite, à moins que les uns ou/et les autres (comme bien des philosophes et poètes français) ne se mettent à poétiser (i.e. esthétiser leurs idées) ou à « faire poète » avec des « philosophèmes ».

Cette énergie première, pleine de refus dont celui d’un académisme des avant-gardes (ne parlons pas des arrière-gardes réactionnaires qui pullulent et dont les thèses enveniment les premières ne serait-ce qu’avec la notion de « langue » et celle de « travail » – voyez les discours qui courent derrière l’époque !), a rencontré celle d’un éditeur indépendant, auquel l’un d’entre nous était lié. Cet éditeur se revendique d’une tradition jurassienne, le pays des Proudhon et Courbet (combien d’autres !), où l’artisanat et l’indépendance résistent ensemble aux forces du marché capitaliste et aux puissances médiatiques. La revue s’est donc élancée sans savoir vraiment quelle périodicité serait tenue – on rêvait deux parutions annuelles ! – mais avec l’assurance d’un soutien éditorial qui n’a pas forcément réglé le problème des abonnements et des ventes mais qui a, bon an mal an, fait tenir la revue jusqu’à aujourd’hui pour presque 10 numéros de 120 à 150 pages (soit presque 1200 pages) avec 68 auteurs et artistes dont certains (Françoise Delorme, Yann Miralles, Guy Perrocheau) ont contribué plusieurs fois à ces numéros (voir les sommaires sur le site de l’éditeur). La revue s’est également vue accompagnée par une collection d’essais « Résonance générale » essais pour la poétique » qui a publié à ce jour six volumes (voir sur le site à cette page).

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

Oui, nous partons de ce que nous appelons un « manifeste continué » signé des trois animateurs-rédacteurs de la revue, dans une écriture à trois voix montrant typographiquement mais anonymement les trois voix résonnantes, plurielles, pour ce manifeste continué dans chaque numéro. Dès le premier numéro, nous sommes partis de la forte notion de Charles Péguy, « sonorité générale », pour d’une certaine manière situer le titre de notre revue et affirmer l’orientation « manifestante » de notre revue qui tient d’une association où le présent se constitue surtout par l’attention à l’inactuel, à l’inaccompli des révoltes des sans-voix : le poème comme la théorie du langage cherchent à augmenter leur écoute au sens où Walter Benjamin parlait d’« interrompre le cours du monde », celui où les affaires continuent. Il suffit d’énumérer le titre donné à chaque numéro pour entendre le manifeste continué rédigé au fil des numéros en fonction des textes rassemblés toujours en deux « cahiers » pour chaque numéro, comme dans une dialectique non de la résolution mais de la tension continue :
1. « Du rythme, maintenant » ;
2. « Rien ne se répète avec l’art critique » ;
3. « Chroniques silanxieuses » ;
4. « Commencements en terrains vagues » ;
5. « S’ombrer en géographies » ;
6. « Dans les gestes, des histoires de voix » ;
7. « Où tu bouges je vois le poème » ;
8. « Insaisissables danses, tes miracles » ;
9. « La ronde des nuits debout ».
Je cite la fin du dernier « manifeste continué » :

nous ne sommes pas encore décolonisés

c’est toi qui m’engage                                                           qui ce nous s’y trouve

celui qui veut dire dans sa voix la ronde

des nuits debout

Faut-il ajouter combien l’obscur travaille (titre du dernier livre-poème d’Henri Meschonnic) dans ce « manifeste continué » et donc combien il est à cent lieues d’une intentionnalité auctoriale ou d’un projet littéraire. Car, pour les rédacteurs de la revue, c’est comme écrivait Michel Chaillou dans son Écoute intérieure : « Écrire, on l’a bien compris, c’est d’une certaine façon faire monter dans mes phrases la langue de nuit que je porte en moi, que tout être porte en lui ». Cette montée de l’obscur pour des (re)commencements vocaux inouïs, voilà ce que tente dans l’infime certainement la revue résonance générale où le « général » du titre tient plus de l’élan démocratique, comme le suggère Chaillou, que de la déclaration guerrière même si la violence du poème et de la théorie, leur force, constitue une riposte aux violences meurtrières des rhétoriques des pouvoirs.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

Nous ne décidons pas car c’est le poème et la pensée du poème qui orientent. Nous lisons beaucoup les textes que nous recevons et bien d’autres, alors nous œuvrons par montage d’hétérogénéités – au sens que Georges Didi-Huberman donne au montage dans son Atlas ou le gai savoir inquiet. En aucun cas, il ne s’agit d’homogénéiser par des notions telles que celles de « style » ou même de « forme » sans parler de « posture » et de « genre », comme si le poème et la pensée du poème pouvaient s’y retrouver et alors s’engoncer dans ce corsetage auquel les études littéraires dominantes comme les cénacles littéraires qui tiennent le haut du pavé nous ont habitué. Il s’agit de chercher des résonances inattendues. Prenons le numéro 7 qui s’ouvre par des extraits d’un livre en cours d’Alexis Pelletier, poème réflexif sur « l’origine de la lumière », continue par un texte de Jacques Allemand où les notations d’un étonnement de vivre inventent les failles d’histoires ; puis Yann Miralles propose une lecture précise de l’œuvre en cours de Cédric Demangeot où le dire devient un faire (« Je geins dans les dents des gens ») ; Yannis Livadas traduit par Anne Personnaz écrit pour s’entendre dire « je ne suis pas complètement né encore » et Stéphane Korvin livre des extraits de « à la mort de s’en aller ».

Ce premier cahier de Résonance générale n° 7 constituerait donc une exploration plurielle d’une écrire « dans les gestes ». Le second cahier s’ouvre alors par des encres fortes du même Stéphane Korvin, « les torros s’ennuient le dimanche » qui font le lien et la coupure avec le premier cahier. Des pages du « journal de résidence » de Sylvie Durbec où les anecdotes font événement par l’écriture, précèdent l’écriture dense de Guy Perrocheau, « d’un fil tendu relâché comment », ouverte par deux vers de Marina Tsvetaeva (« Ah ! comme il claque, ah comme / Craque l’air », qui s’inachève par ces trois lignes : « tout le fini rassemblé là qui se / recommence / inénarrable » car oui, le poème résonne du pousse à dire de l’indicible, de l’irreprésentable, de l’inénarrable… Ces « histoires de voix » du second cahier, multiplient les gestes (au deux sens du mot qui n’en font qu’un où le corps s’emplit de langage et le langage de corps) jusqu’à une éthique des réponses à des paroles, « qui ont plus de fortune que de sens », comme dit Montaigne en exergue du texte de Laurent Mourey titré « cet oubli maintenant » ; alors Francine Charron écrit « je ne peux dire » avant que Françoise Delorme ne propose une longue étude sur l’œuvre d’Alejandra Pizarnik à travers ses traductions en français où peuvent s’entendre les voix nombreuses de l’auteure argentine pour qui « écrire est traduire ». Une rubrique en complément des deux cahiers, « on continue », propose quelques lectures de livres récents (Jacques Ancet, Yann Miralles et Maël Guesdon). Peut-être que cet ensemble qui fait revue n’a-t-il permis qu’à déplacer une question qui taraude la revue : « qui trouve le poème dans plusieurs gestes de voix » : « les nombreux innombrables » et « ta voix tienne mienne » font des réponses à poursuivre parce que « la voix ouvre les gestes » (dans le « manifeste continué »).

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Oui, cette question pointe exactement l’orientation de Résonance générale : faire entendre, voir, sentir des ressouvenirs en avant, des reprises de voix qui augmentent notre présent. Alors, de ce point de vue (je dirais volontiers : point de voix), Résonance générale a tenu, par exemple, à republier le premier livre de Bernard Vargaftig (1934-2012) depuis longtemps introuvable. Ce livre, Chez moi partout publié en 1965 ouvrait la collection « action poétique » chez Jean-Pierre Oswald. L’œuvre à laquelle nous sommes si attachés, puisque le même Vargaftig ouvrait notre numéro 2 avec un texte inédit, « C’est comme ça que rien ne se répète », tenait déjà dans ce premier livre une force qui, depuis lors à condition qu’on l’écoute, porte en elle des soulèvements incalculables : « Un souffle, un souffle ouvert, les mains ouvertes, un souffle dans chaque syllabe, un souffle entre un souffle et un souffle » (p. 18 du n° 2) ! Alors ce qui revient dans et par la revue, c’est précisément ces reprises de souffle comme résonance de ce qu’on ne savait pas qui nous animait encore inexorablement et imperceptiblement.

Dans ce même numéro 2, j’ai écrit un long texte qui part d’une citation de Montaigne (« Je ne peinds pas l’être, je peinds le passage ») qui me permet de faire le point d’une situation intolérable concernant les hoquets essentialistes et heideggériens de bon nombre d’intellectuels qui font tout contre une énonciation continue, celle du signifiant juif dans l’histoire comme dans le langage, dans l’éthique comme dans le poème. Pour des retours de vie et contre des assignations à la mort, ainsi Résonance générale cherche à dire « Non ! » au kitsch (dont parlait Ruth Klüger) et d’abord au kitsch littéraire à la suite d’Imre Kertész ou de l’artiste Ben-Ami Koller présent dans ce même numéro 2 dans lequel Philippe Païni écrit : « l’avenir n’a d’avenir / que s’il aide / le passé à passer / c’est ainsi que le passé vit sinon c’est la vie / qui est au passé mais elle passe / elle passe encore la vie de main / en main / de bouche / en bouche / de vivre en dire ». Résonance générale consiste à reprendre souffle pour des soulèvements ici maintenant comme ces photographies de Dana Cojbuc dans le n° 3 qui en deux clichés à vingt ans d’écart refont la vie dans un remontage des temps comme autant de passés cités, rejoués, déjoués parce que ce qui compte c’est de faire réentendre une énergie survivante comme avec Pasolini (voir G. Didi-Huberman, Passés cités par JLG).

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

On aura compris avec ce qui précède que tout ce qui s’écrit, se monte, s’intensifie dans et par Résonance générale est politique parce que le premier petit poème venu est politique, bien plus politique que les déclarations de bonnes intentions et les slogans de grandes impressions ! Charles Pennequin qui ouvre le n° 7 avec « le grand désaccord » propose carrément ceci : « il faut accorder son corps / sur le grand désaccord », ce serait alors ça la danse du poème qui vous fait la vie… A l’autre bout du même numéro, Guy Perrocheau écrit ce qu’on peut lire comme une politique du poème : « L’inconnu est tout ce que je dis qui sourd de l’ordinaire et demeure comme en suspens dans sa propre écoute. Alors les mots par et dans les relations de voix, ne louangent pas mais prennent entre eux, arrangement d’un air, d’une attitude. Pleinement discours-mots. A travers eux, chaque résonance opère des échanges incessants entre forme de langage et forme de vie. Est-ce que je ne les entends pas vouloir le silence par quoi je parle pendant qu’ils me transforment ? » Aucune « réparation du monde » (Alexandre Gefen) mais bien plutôt une pluralité de mondes où toutes sortes de passages de voix résonnent : exactement comme dans les textes de Caroline Sagot-Duvauroux qui, avec « D’où », commence le n° 5 ainsi : « Une instance de langue sous l’afflux. D’intention, plus. Ni la moindre intuition finale. » Voilà, la geste politique de résonance générale sans téléologie ni programme : l’invention d’un maximum de résonances pour que le présent soit vivant. Les revues qui s’écrivent vraiment ne font-elles pas toutes ce rêve d’être au plus vivant du présent : à la condition de devenir « des terrains vagues » parce que, comme l’écrit Yann Miralles dans le n° 4, « le terrain vague […] n’a / ni commencement ni fin ». Alors oui, nous résistons à tous les aménageurs en poésie comme en politique pour qu’un maximum de « terrains vagues » s’épanouissent, jubilent et vivent ici et maintenant : Résonance générale !