En avant avec l’enquête de Zelda Colonna-Desprats : qu’est-ce être romantique aujourd’hui ? La réponse de Nadia Galy, architecte et écrivain.
Auteure d’Alger, lavoir galant (2007), Le cimetière de Saint-Eugène (2010) et La Belle de l’Étoile (2014) et dernièrement Le Cirque de la solitude parus chez Albin Michel. Ses écrits, dont le ton incisif est très contemporain, sont à la hauteur des œuvres XIXèmistes dans une écriture suprêmement esthétique, délicieusement métaphorique, pour décrire les pires expériences : celle du deuil, de la perte et du désir. Sa beauté et son élégance insolentes ont tout de la dandy, voire de la sorcière moderne. Et quand Nadia Galy reçoit comme personne artistes et intellectuels dans son fabuleux appartement bastiais, on croit plus que jamais au retour des grands salons littéraires.
Que garde-t-on du XIXe siècle ?
Je dirais l’amour et la guerre (au sens large) comme lieux d’exaltation. Au XIXème, on perdait la vie à la guerre, on la perdait en duel, de maladie, de faim, d’épuisement et de dépit amoureux. Mais on la perdait debout. En lisant Tourgueniev, Tolstoï, Flaubert, Hugo, Austen etc. On est frappé de voir à quel point l’individu est soit en guerre contre son voisin, soit contre lui-même. Aimer, donne son sens à tous les grands textes et culmine avec Cyrano de Bergerac en guerre contre toutes les âneries de la création pour finir par pourfendre son propre cœur.
Dans la question « que garde-t-on du XIXème », j’entends qu’on parle de quelque chose qui serait donc passé dans nos mœurs, qui nous serait devenu intrinsèque en quelque sorte. Alors, si on peut admettre qu’il y a plus de 2500 ans, les philosophes grecs avaient déjà en main les concepts majeurs de la pensée, de la sculpture, de l’architecture etc. et que nous-mêmes en avons hérité, on peut sans dommages considérer que le panache de Cyrano n’est pas mort non plus et est arrivé jusqu’à nous ! Seulement, il flamboie à la lampe électrique, ou à la dynamo… quand on en a besoin… L’esprit chevaleresque n’a pas disparu, il y a partout des héros et des fous, les réseaux sociaux en sont pleins, mais c’est de Rostand qu’on manque pour les conter !
Le XIXème nous a conforté dans l’idée que c’est en l’homme que prospère le meilleur et le pire de ce qu’il est capable d’instruire, je le disais plus haut, l’amour et la guerre.
Quand Zola écrit « J’accuse », ce n’est pas l’humanité qu’il aime, ni une femme, mais la justice. Quand Hugo écrit la Légende des siècles, il veut témoigner de combien le chemin de l’homme est difficile, des ténèbres vers la lumière, et en cela il dit son attachement à ce pauvre hère qui depuis la nuit des temps cherche le moyen d’être meilleur qu’en lui-même, sans y parvenir jamais ! Dans la pléthore d’écrits publiés chaque année, il y a des Hugo et des Zola, sans doute beaucoup. Leur poignée de lecteurs en soutire exactement ce que nous avons retenu de Cyrano. Il n’y manque sans doute que la grandiloquence de la Légende des Siècles, les souffrances outrancières de Baudelaire ou le lyrisme de Lamartine, mais l’important c’est le fond. La forme, qu’elle soit un Slam, un roman, un essai, ou un SMS, après tout…on s’en fout.
Le terme « romantisme », nom de baptême du mouvement magnifique, désigne aujourd’hui tout autre chose. Quelle serait votre définition ?
Une bonbonnière ou bien les deux heures attendrissantes d’un bon film de Noël américain un dimanche soir. Ce serait une page d’agenda : NE PAS OUBLIER : la Saint Valentin, l’anniversaire, la fête, l’anniversaire de rencontre, l’anniversaire de mariage, l’anniversaire de la demande, les fleurs parce que c’est dimanche, etc. !
Je ne méprise pas cette façon de faire, ne croyez pas, mais elle n’a aucune valeur pour moi. En réalité, je déplore que la folie, la démesure de Thérèse Raquin, Werther, Jane Eyre, Heathcliff ou du prince Laszlo Almasi et tous les autres soit réduite à des célébrations calendaires, à des rendez-vous prévisibles qui finissent par être des devoirs.
Je crois qu’on ne peut plus se nourrir du mot Romantisme comme forme de pensée ou comme « art » de vivre. Dans cette acception-là, le mouvement romantique n’est plus. Et pourtant, heureusement, il s’écrit toujours. Il suffit de voir le succès des deux tomes d’Amours Solitaires (recueil de SMS d’amour ou de rupture, un carton absolu) ! Qu’est-ce à dire ? Simplement que le romantisme grandiloquent est mort avec la fin de la lettre, mais qu’il suffit de formuler l’amour pour qu’il réintègre sa place, le champ infini de l’humain : physique, spirituel, émotionnel, sensuel. Ecrivez une lettre d’amour, et vous serez romantique, excessif, profond, brillant, fou.
Vos habitudes de dandy ?
J’applique la leçon de Jean Yanne : « Je ne prends jamais les départementales » ! C’est à dire que je veux le mieux ou rien.
J’ai aussi une propension à la légèreté à trouver de la beauté partout où c’est possible et me concentrer sur elle. Si elle a véritablement et sérieusement déserté, alors je traite la laideur avec mépris. Pareil pour la bêtise. Je bats en retraite, la vie est trop courte pour cautionner la connerie, il faut se sauver !
Sinon, une chemise blanche en popeline, un beau bijou discret, et des chaussures nickel. Manger avec les doigts dès que possible, mais seulement le pouce et l’index de la main droite, au-delà, c’est goinfre.
Et enfin, détester le confort mais tolérer le luxe (ce n’est pas de moi).
Un texte ?
Gatsby le Magnifique !
Une merveille ! Un fou, amoureux à mourir d’une inconséquente épouse d’un autre plus inconséquent qu’elle. Toute l’histoire est la confrontation de la démesure sentimentale et de la légèreté excessive. La vie, la beauté, le champagne, la douleur, la fête, la mort. Une perfection romantique.
J’ajoute quelques aphorismes qui me sont chers :
- « Ne tombez jamais amoureux de quelqu’un qui vous traite comme si vous étiez ordinaire… » (Oscar Wilde, bien sûr).
Et comme néo-dandie, je précise :
- « Pour moi, être aimée n’est rien, c’est être préférée que je désire. » (André Gide)
Une œuvre ?
Le blues : Midnight blues de Snowy White, ou bien encore les Pêcheurs de perles repris par David Gilmour… Des compositions qui s’adressent à autre chose qu’aux oreilles et à la raison. De vraies voix, peu d’instruments… Une langue qu’on ne comprend pas forcément c’est bien aussi, ça laisse la part belle à la sensation, à la mélodie des mots autant que de la musique…
La chair de poule choisit mon œuvre du moment… Aint no sunshine when he’s gone… !
Un film ?
Non, plusieurs… D’abord il faut qu’il soit long, j’aime avoir le sentiment que j’en fais partie et ça n’est possible que pour les durées hors format. Je ne vais pas au cinéma pour me changer les idées, je vais au cinéma pour vivre la vie des autres. Comme tout le monde, j’aime les excès, la grandiloquence, les personnages puissants, la noblesse qui prend des chemins de traverse : Les Hauts de Hurlevent ! Le Patient Anglais, A Single man, Yves Saint Laurent, dont j’ai préféré la version avec Gaspard Ulliel, justement parce qu’elle est plus borderline, plus trash, et surtout… plus vraie.
Ah! Et comment ignorer Denys Finch Hatton ? l’amant de Karen Blixen… incarnés tous deux dans le fabuleux Out of Africa. Le seul fait d’en parler me donne envie de coiffer une girafe, faire un tour en avion, planter un baobab…
Il y avait aussi James Dean, il y a Christophe, il y avait Gainsbourg… Je fais nettement la différence entre un bellâtre et un dandy. De beaux traits n’ont jamais fait un dandy, c’est ce qui distingue Colin Firth d’une bonne partie des Cupidons hollywoodiens ! Je conçois par ailleurs que l’exemple soit mauvais, le premier étant so totaly british… ça aide…
Un secret de votre art de vivre ?
Faire comme si tout était EXTRA-ORDINAIRE, et n’être pas loin d’y croire à chaque fois. Ça fait une multitude de raisons d’être émerveillée chaque jour !
Je suis consciente d’où je viens, où je vis et surtout comment je vis. Je suis consciente d’avoir une existence sans ennui ni ennuis, je suis consciente de l’assiduité de ma bonne étoile. Je sais profondément tout ça, ce n’est pas enfoui quelque part, c’est extrêmement présent, vivace.
J’ai eu de la chance, de l’intuition, peut-être du courage à un moment, et puis des parents que j’ai eu envie d’honorer.
Sinon, dans la vie, j’ai décidé d’ignorer les va-t-en guerre, je donne ma voix aux diplomates, à ceux qui font le pari de l’intelligence, du dialogue, à ceux qui laissent une chance à l’esprit. Je donne ma voix et c’est formidable d’être alliée, de faire corps avec ceux qu’on admire, qui vous apprennent, qui vous montrent une voie.
Un ou des plaisir(s) d’héroïne romantique ?
- Juste avant toute ivresse.
- Danser pendant une fête réussie
- Courir dans Venise au lever du jour
- Faire une photo réussie
- Écrire une page réussie
Envie de vous échapper du monde par le rêve et par l’art ? Comment procéder ?
Tout essayer. L’écriture, la photo, le dessin, la couture, la pâtisserie, mais « FAIRE ». Il me semble qu’on ne peut pas s’en sortir en fermant seulement les yeux, en abandonnant tout à la rêverie. Je sais que l’imaginaire a pu aider des prisonniers, des otages, des condamnés, mais ce n’est pas à leur situation que je dois répondre présentement.
S’échapper du monde par le rêve et par l’art est une bien drôle de question en ce qui me concerne, j’ai au contraire l’impression que je suis totalement dans le monde. Je ne cherche pas à m’en échapper… à moins que ça ne m’arrive en dehors de toute volonté, comme Monsieur Jourdain.
En y réfléchissant, je crois que je ne saurais pas faire. Je suis architecte et mon métier a la réputation de démarrer dans l’imaginaire. Il se peut que cela arrive en effet parfois, mais la réalité technique le rattrape bien vite. Je suis écrivain aussi et je vois à quel point mes écrits sont ancrés dans des univers crédibles et j’avoue même que c’est une des contraintes que je me m’impose avec un naturel qui forcerait presque le respect.
Alors si je devais fuir quelque chose comme la réalité par exemple, je me servirais d’elle-même pour m’échapper. Je ferais de la photo. Sans arrêt. Je suis fascinée par l’effet obtenu du seul fait de cadrer un objet bien réel. Le regard du spectateur change subitement lorsqu’on isole une chose lambda pour en faire le sujet d’une œuvre. Au mieux le spectateur comprend l’intérêt de cette photo ou de ce point de vue et au pire il se demande pourquoi vous l’avez faite, ce qui est une autre forme de réussite. Après, on peut être obsédé par son sujet, le décliner à l’infini comme Cézanne a décliné la Sainte Victoire, et en devenir fou parce qu’on a une idée en tête et que le résultat est toujours en deçà.
François Mauriac qu’on ne peut pas directement qualifier de dandy, n’écrivait plus de lettres d’amour parce qu’en écrivant des lettres brûlantes il prétendait écrire aussi la réponse dans sa tête et cette réponse qui lui parvenait — quand elle lui parvenait — était toujours inférieure à ce qu’il espérait. On a envie de lui dire, Et alors ? Etait-il lui-même éternellement satisfait de ce qu’il écrivait ? ne raturait-il jamais ? rien ? Nous sommes des humains limités et cette limite nous pousse précisément à être insatiables parfois. En tout cas moi, elle me pousse.
Nos références romantiques mourraient d’amour fou. Comment y survivre ?
L’amour fou… Il n’y a pas d’incendie qui ne finisse par s’éteindre… !
Si les substances chimiques ne nous étaient pas si nocives, je répondrais volontiers à la fin de l’amour fou par les paradis artificiels. Tous.
Si la question est comment vivre l’amour fou ? alors je ne vois pas, il est par essence invivable. Ce que je sais, c’est que n’accepterai jamais que l’amour fou perde sa folie. Je ferais tout pour le préserver de la routine, celle qui nait de l’abondance. Je crois que l’amour fou n’est fou que dans la privation, le manque, et l’orgie de temps à autre, voire souvent et puis à nouveau l’éloignement, la faim. Il faut résister à l’envie d’opulence parce qu’elle est meurtrière. L’éternité fiévreuse, n’est pas crédible parce que l’être humain a la terrible capacité de se faire à tout.
Donnez-lui l’abondance et l’amour se transformera. La plante vivace, folle, qui courait vers la lumière, gorgée d’envies, de désir, de sang brûlant, l’animal qui vivait sans manger, sans boire sans dormir se muera en sage racine creusant avec application son bonhomme de chemin vers le bas. Nous le savons, nous sommes tous issus de cette même histoire… l’envie de nos parents de faire racine, de retenir l’autre dans ses bras à chaque instant de la vie… et nous voilà… et où en sont nos parents ?
C’est d’un effroi… ! Si l’amour était permanent, définitif, stable, sûr, qu’irions nous chercher dans les romans, les mythes, les contes, les aventures ?
La certitude que le brasier va s’éteindre… c’est une tristesse sans nom. Et cette transformation, cette racine que tant d’humains ambitionnent s’enorgueillit de petits abandons, d’intimité croissante prélude aux grands renoncements. On dit qu’ils sont attendrissants ces renoncements, mais non, ils ne le sont pas. Ce sont des arrangements avec la vérité. Et la vérité est que lorsqu’on cède à l’abondance on répond à un besoin immédiat : le manque, pas à un idéal, préserver l’amour. La vérité lorsqu’on cède à l’abondance, c’est qu’on a baissé les bras, qu’on a laissé l’autre « qu’on adorait » descendre du piédestal où on l’avait installé pour devenir notre semblable, notre moitié affectueuse, auprès de laquelle on peut se laisser aller au graal de la familiarité… la mort quoi. Ce n’est qu’à cent ans que les couples vieux de 80 ans de vie commune sont beaux… Avant cela, « il leur faut bien du talent pour être vieux sans être adultes… » !
Non, je ne cherche pas à survivre à l’amour fou.
Non je ne survis pas à la fin de l’amour fou.