Luc Dellisse : Des souvenirs trouvés aux souvenirs nouveaux

Luc Dellisse © Le Cormier

Le projet de Cases départ est original mais limpide. En 72 séquences – chacune d’elles, un poème indépendant –, Luc Dellisse retrouve, à force de concentration et d’imagination mélangées, quelque chose de ce qui lui reste de l’année 1967, la première où il avait l’impression d’être vraiment en vie (rappelons pour la petite histoire que l’auteur est né en 1953 ; son enfance a donc été longue et heureuse – mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit en ces pages et les lecteurs des premiers romans de Luc Dellisse savent de quoi il retourne réellement).

Ce retour en arrière, dont on entrevoit les gouffres existentiels, est délicieusement arbitraire. Pourquoi 72 cases, alors que le jeu de l’oie n’en a que 63 ? Pourquoi commencer à 14 ans, là où le Monopoly se joue à partir de 8 ans ? Pourquoi des souvenirs qui ne sont ni tout à fait personnels, ni astucieusement collectifs, et qui donc refusent d’exploiter la formule rassurante du « Je me souviens » ? La démarche de l’auteur n’est ni nostalgique, ni documentaire. Quand bien même chaque texte évoque une expérience intime tout en se prêtant à une lecture symptomatique (d’un milieu, d’une époque, d’un état culturel), Cases départ n’est pas du tout un livre où Luc Dellisse revient sur le passé. Les souvenirs sont un prétexte, le véritable enjeu est ailleurs, et il est littéraire. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il est possible d’imaginer un dispositif qui rende compte d’une technique et d’une architecture. Quant au désespoir et à la détresse biographiques qui fondent une démarche aux accents quasi-élégiaques, quant au féroce désir d’en finir avec l’année 1967 autant que de la ressusciter, on ne peut que les deviner entre les lignes, où leur éclat est invisible et omniprésent.

Dans un de ses commentaires sur Magritte, Paul Nougé avance l’idée que l’ambition de l’art devrait être d’inventer des sentiments nouveaux, aussi vrais et forts que la jalousie, l’amour, la haine. Les spécialistes de Nougé tendent à penser que le sentiment nouveau qu’il avait le plus en tête était le plaisir du mensonge. De manière plus générale, il n’est pas absurde de penser que toute l’œuvre de Nougé, qui consiste à mettre en jeu le texte pour produire des effets bouleversants au-delà du texte et de sa lecture, se construit en fonction de la production d’expériences radicales de ce type. En dépit d’un ton poétique plus proche de Rilke que de Nougé, Cases départ ne fait pas autre chose. Le livre détourne, au sens presque situationniste du terme, les lieux communs de l’album de famille et du misérable tas de petits secrets, pour en faire une machine de guerre à même de concevoir des sensations et des sentiments inédits.

Or, machine implique méthode, et c’est bien de manière méthodique que procède Luc Dellisse. Les principes d’écriture et de composition n’ont ici rien de caché, avec quelques règles d’autant plus franches et agissantes qu’il est possible au lecteur de s’en approprier la mécanique.

Dans Cases départ, les souvenirs ne sont pas seulement décrits en termes de sentiments et de sensations, ils se présentent d’emblée sous forme de diptyque, et cette structure en modifie absolument le sens. Le livre s’ouvre sur une table des matières – appelée « Matières », de façon à souligner que les éléments qui suivent ne donnent pas un résumé du volume mais rehaussent le point de vue singulier que le lecteur doit adopter, en l’occurrence celui d’une matière brute à façonner par l’acte d’écrire, puis de lire. Chaque unité de la liste des matières se voit dotée d’un chiffre, qui ne renvoie pas à la page où trouver le poème correspondant, mais à l’ordre des poèmes dans la séquence. Les textes mêmes n’ont pas de titre – ou ils n’ont d’autre titre que le numéro qui permet d’en retrouver la matière-éveil dans la liste inaugurale.

Pour simple qu’elle soit, cette dissociation du titre et du texte porte multiplement à conséquence.

Elle transforme par exemple l’inventaire initial en véritable poème –tout en suggérant que la lecture des poèmes proprement dits peut engendrer l’opération inverse, chaque vers du texte s’offrant alors comme une liste de « matières ». En dépit des différences syntaxiques très nettes – les « matières » sont des syntagmes nominaux, sans verbe principal, les « poèmes » mettent à profit toute la palette de la phrase française – il se produit comme un phénomène de contamination réciproque. Prenons par exemple tel fragment de l’énumération initiale, qui se transforme peu à peu en véritable récit, et tel extrait d’un des poèmes correspondants, qui se change virtuellement en liste de matières.

Voici d’abord quelques lignes du sommaire :

MATIÈRES
(…)
33. Torquay
34. rituels clandestins dans la cour de récré
35. voisine d’en face vue de l’œil de bœuf du grenier
36. tentative de fugue
37. la demi-sorcière
(…)

Et voici ce qu’on trouve dans le texte lorsqu’on se reporte au poème 37, qui semble prolonger sans solution de continuité la liste des « matières » :

(…)
L’invocation chantante ne cessait jamais
Cette parole craquelante de feuilles séchées
Cette finesse incompréhensible
Ces plats d’encre violette qu’elle cuisinait à feu réduit
Nous n’aimions rien chez elle que le dernier quart d’heure
Le moment de sortir de leurs alvéoles
(…)

Cet échange de propriétés – entre titre et poème, entre nom et phrase, entre sensation et souvenir – se trouve précipité par la manière dont s’écrivent et les titres et les poèmes. Les premiers, qui sont censés nommer un souvenir, se détournent de l’anecdote et mélangent des éléments tout à fait divers (un nom de lieu, un fait divers, des expériences totalement interchangeables, par exemple), de manière à casser le statut même du titre, qui ne suffit plus à résumer un développement, voire à s’y substituer comme le font tous les « vrais » titres. Illusions perdues, L’Éducation sentimentale, À la recherche du temps perdu : la seule mention de ces mots suffit à faire naître des idées de scénario que les œuvres mêmes ne vont pas démentir…). Or, rien de tel ici, car titres et poèmes ne sont pas seulement séparés sur la page et dans le livre, ils sont aussi sémantiquement déconnectés. En effet, les poèmes, dont on attend qu’ils « ancrent » les idées sorties du titre, vont dans un tout autre sens. Ils renvoient souvent à une atmosphère plus qu’à un événement, à une réaction face à cette atmosphère plus qu’à cette atmosphère elle-même, et enfin à une façon particulière de dire cette réaction plus qu’à la réaction même.

Il en résulte de savoureux décalages, systématiques tout au long du livre. Mais il ne suffit pas d’observer que les poèmes « réinventent » parfois l’anecdote, le sentiment, la sensation ou l’expérience suggérée dans le titre, comme par exemple dans le poème 17 (« un week-end sous la tente ») :

La saveur du sommeil répandue en poussière
Sur les épaules et sur les mains
Tout est en place pour la métempsychose
On s’endort chien de chasse
On se réveille garçon manqué

L’odeur de jouet en plastique, de bouée de secours
Sur la passerelle du parc des Eaux-Vives
La chaleur réfugiée au sommet du triangle

Le pan coupé, la lecture qui reprend

On plonge dans le jour naissant, l’éclat
Cerne les yeux fermés, envahit
Le ciel transparent gris rayonnant
Dans les palais du paysage

Certes, le texte développe le titre, mais ce développement nous apprend finalement peu de chose sur « un week-end sous la tente » : ce sont de tout autres souvenirs qu’il évoque aussi, et ce sont, logiquement, de tout autres titres qu’on aurait pu donner à ce poème. Toutefois, ces autres titres, ce n’est pas au lecteur de les inventer, quand bien même il est difficile de résister à la tentation de le faire (et l’absence de titre en haut de la page, répétons-le, force le lecteur à faire preuve d’imagination). Ces titres existent déjà, du moins en partie, et on les trouve dans la liste des « Matières » au seuil du livre. Chaque poème bat des cartes thématiques tellement diverses qu’on se trouve confronté à l’embarras du choix en remontant des textes à l’inventaire initial. Dans l’exemple qu’on vient de citer, le retour en amont, où le chiffre 17 s’avère correspondre au titre « un week-end sous la tente », tombe inévitablement sur les titres environnants, dont certains seraient tout aussi appropriés (pourquoi ne pas opter pour le 15, « les confidences d’une grande cousine », le 16, « visite de l’oncle voyageur », ou encore le 18, « piscine hebdomadaire » ou le 19 « une lettre d’amour anonyme » ?). Peu à peu, la suite des titres et la séquence des poèmes se mettent à obéir à des configurations supplémentaires, qui remplacent le projet « naïf » du livre de souvenirs (voilà les moments et les faits que je me rappelle, et voilà comment je les décris plus en détail) par une démarche autre, littéraire (voilà des souvenirs et des sensations, et voilà comment les mettre en question et les brouiller, non pas à l’aide d’un joyeux mélange mais au moyen d’une confusion méthodique, artificielle, en un mot voulue).

Cases départ se donne de prime abord comme un livre-catalogue, un cabinet de curiosités très privé, un spécimen de belle écriture. En sortant du livre, le bouleversement est complet. La notion de « souvenir » n’en sort pas indemne. Celle de « texte », non plus. Sous la plume de Luc Dellisse, le souvenir naît du texte, et ce dernier devient scénario. Le seul gagnant de l’affaire, c’est la poésie –irremplaçable.

Luc Dellisse, Cases départ, Bruxelles, Le Cormier, mai 2018, 88 p., 16 €