Revisiter la célèbre pastorale tropicale : Natasha Soobramanien (Genie et Paul)

Avec Genie et Paul, la romancière anglaise Natasha Soobramanien s’inscrit dans le champ littéraire mauricien, mais du dehors, au même titre que Bernardin de Saint-Pierre et J.M.G Le Clézio, et non du dedans, comme c’est le cas de sa traductrice, Nathacha Appanah, elle-même écrivaine mauricienne francophone. Alors, pourquoi les éditions Gallimard ont-elles choisi de la publier dans la collection « Continents noirs » ? L’exotisme de son nom est-il un argument de vente et de classement en collection? Quelle que soit la raison, c’est mettre le lecteur sur une fausse piste, puisque ce roman est à l’opposé de l’exotisme lié aux îles tropicales.

Pour ce premier roman, commencé dans le cadre de son doctorat de creative writing et publié en 2012 aux éditions Myriad, traduit et édité chez Gallimard en 2018, Natasha Soobramanien qui est née et vit en Angleterre, a choisi le matériau autobiographique de ses origines mauriciennes. Ses parents ont immigré à Londres bien avant sa naissance. C’est à travers l’histoire de Paul et Virginie, racontée par sa mère, que s’est construit son imaginaire de Maurice, même si, le lisant elle-même, elle a connu une grande déception ; d’où son projet d’en écrire le contre-point. Genie et Paul naît de sa lecture du roman de Bernardin de Saint-Pierre, des deux seuls voyages qu’elle a faits à Maurice et de son histoire familiale.

Enfants de la même mère, Genie et Paul la suivent à Londres pour rejoindre leurs grands-parents quand elle quitte le père de Paul et l’île Maurice. Le récit s’ouvre sur une scène de disparation. Genie se réveille après un séjour à l’hôpital, son frère a disparu. Cette absence inexpliquée, du moins en partie, déclenche une quête qui finit par devenir une interrogation sur l’identité du migrant : quelle image garde-t-on du pays des origines ? Quelle place peut-on se faire dans celui dans lequel on vit ?

Le roman se compose de trois parties qui tissent, avec habilité, différents points de vue, différents moments de la vie des personnages sans suivre l’ordre chronologique. Il privilégie aussi trois lieux symboliques : Londres, la ville d’accueil où il faut trouver sa place, Maurice, l’île des origines idéalisée ou oubliée et Rodrigues, la petite sœur de la précédente qui serait l’image de ce que son aînée était avant les marques indélébiles laissées par la canne, le tourisme et l’industrialisation. Les deux premières parties, consacrées à Genie puis à Paul, narrées en point de vue interne, sont entrecoupées par les histoires d’autres personnages ; la narratrice fait alterner aussi le récit de la disparition de Paul et des retours en arrière sur leur vie depuis leur arrivée à Londres. Les mêmes épisodes s’éclairent du point de vue de chacun et sont enrichis par les différents récits. La tension monte dans la dernière partie, “Paul et Genie”, où s’enchaînent de courts chapitres qui racontent l’étape finale de leur quête à Rodrigues.

Le jeu intertextuel annoncé dès le titre avec le roman de Bernardin de Saint-Pierre est riche. Il met en scène avec justesse le lien indéfectible qu’entretiennent les Mauriciens avec ce roman fondateur de leur littérature et de leur imaginaire, tout en interrogeant cette représentation idyllique d’une île, construite par l’impérialisme occidental et l’esclavage.
Il faut nous reporter à l’époque de Bernardin de Saint-Pierre : en situant l’histoire de Paul et Virginie à l’Isle de France, l’auteur voulait renouveler le genre de la pastorale mais aussi « attacher les habitants à leur pays ». Il transforme donc l’île en lieu paradisiaque ; il l’avait pourtant durement critiquée dans son Voyage à l’Isle de France. C’est cette représentation paradisiaque qui marque encore la publicité touristique de Maurice. Les relations humaines ne sont pas moins idéalisées, en opposition à la corruption des mœurs de la métropole. L’esclavage n’y est dénoncé que par les excès de brutalité de certains maîtres, mais pas dans son principe. Les images d’Épinal véhiculées par les gravures du roman ‒ Paul et Virginie abrités sous une grand feuille de palme, Virginie sur le dos de Paul pour franchir un ruisseau, la jeune esclave sauvée par Virginie de la brutalité de son maître, le naufrage de Virginie ‒ font partie de l’imaginaire mauricien.

Cette histoire mythique accompagne Genie et Paul, ainsi que le lecteur, tout au long du roman. Quand la future mère des deux enfants rencontre le père de Paul sur une plage mauricienne, elle est en train de lire ce roman dans une vielle édition.
Cette « ancienne édition » accompagnera aussi les enfants. Genie a affiché une des gravures dans sa chambre. Puis elle racontera l’histoire des héros de la pastorale tropicale à un ami qui ne la connaît pas. Quant à Paul, un Mauricien lui fait remarquer que « toutes [leurs] histoires lui rappellent Paul et Virginie ». Le jeu intertextuel est aussi structurel et thématique. La présence des histoires racontées par les personnages fait écho à la structure du roman fondateur puisque c’est un vieil homme qui raconte l’histoire à un voyageur. Comme leurs prédécesseurs romanesques, Genie et Paul sont nés à Maurice et ont une relation fraternelle, en partie biologique ‒ à la différence de leurs ancêtres romanesques ‒ tout aussi forte que la leur, ils dorment dans le même berceau, leur destin est aussi tragique. Cependant, comme l’annonce l’inversion du titre et l’utilisation du diminutif de Virginie, leur histoire n’est pas idyllique, pas plus que ne l’est le cadre spatial.

Le contre-point de la représentation de Maurice se joue sur deux niveaux. Celui de la détropicalisation qui se retrouve dans tous les romans mauriciens contemporains, auxquels Natasha Soobramanien fait explicitement référence en citant Bénarès, le roman de Barlen Pyamootoo. Elle déconstruit ainsi le mythe touristique de la plage : « le sable était doux mais jonché de bouts de coraux blanchis, durs comme des os, certains à la forme de crânes d’animaux. Et à moitié enterrés dans le sable se trouvaient des morceaux de coquillages, que la mer avait fracassés, il y avait aussi les épines et les graines de filaos. Cela lui faisait mal aux pieds ». Et celui de l’écriture idyllique de l’histoire de l’île. Elle déconstruit ainsi le mythe de l’esclavage modéré qu’a voulu peindre Bernardin de Saint-Pierre à travers le lien entre les mères de Paul et Virginie et leurs esclaves. Ce sont les personnages que rencontrent Paul, Genie et leur mère qui donnent ce contre-point. Une étudiante mauricienne, peu après l’indépendance de Maurice, se moque, par exemple de la mère en qualifiant le roman qu’elle est en train de lire d’« ânerie bourgeoise pleine de bons sentiments et de nostalgie qui traite les prolétaires de haut et passe sous silence l’esclavage ! » Un Franco-Mauricien, dont l’aïeul aurait voyagé avec l’auteur du roman, dénonce aussi sa famille qui nie l’esclavage et expatrie des descendants d’esclaves pour construire une grande propriété. De même, quand Paul se baigne au Nord de l’île et imagine que le rocher est celui d’où son homologue romanesque a vu Virginie se noyer, un personnage le remet dans son contexte historique. Ce rocher est celui d’où les esclaves marrons se noyaient : « certains ont préféré se jeter de la montagne plutôt que de se faire attraper ». L’île est marquée dans sa terre par l’esclavage. Et ce sont les pyramides de rochers noirs, montées à la sueur de leur front par les esclaves pour préparer les champs de canne, « ce poison blanc », que les personnages voient en arrivant à Maurice, ainsi que le Morne, montagne emblématique des esclaves fugitifs qui s’y réfugiaient pour échapper à l’esclavage. Natasha Soobramanien fait aussi référence au sort des Chagossiens, victimes une nouvelle fois de l’impérialisme occidental.

L’absence de référence à l’engagisme et à la présence plus que marquée à Maurice des Indo-Mauriciens, s’explique certainement par l’intertextualité avec Bernardin de Saint-Pierre dont le roman se situe avant l’arrivée des Indiens, engagés sous contrat pour remplacer les esclaves après l’abolition de l’esclavage, et par la volonté d’insister sur le métissage de la population mauricienne, alors que, constitutionnellement, Maurice s’est construit sur la distinction entre les communautés créole, indo-mauricienne, musulmane et chinoise. Or, pour Paul « c’est la nuque du chauffeur qui lui indiqua qu’il se trouvait vraiment à Maurice. Cette teinte marron. Presque rouge, comme la terre entre les rangées de cannes ». Il aime voir les « visages métissés des gens » : « Le mélange sur les visages qui était encore si frais, si nouveau que parfois on se demandait si on pouvait encore les séparer – le créole du chinois, l’européen de l’indien. De temps en temps, il fallait observer longtemps jusqu’à une certaine expression, un certain profil et là, du coin de l’œil, on pouvait attraper un flash de trait indien ou africain ou portugais ou français ou chinois qui disparaissait aussi rapidement qu’il était apparu ». Natasha Soobramanien souligne cette essence hybride des Mauriciens en faisant de ses deux personnages des métis et non des blancs comme leurs homologues romanesques. Leur mère a les « traits métissés », « la peau indienne, la structure osseuse chinoise, la bouche et les yeux créoles ». Le père de Genie « était si foncé de peau qu’on pouvait à peine distinguer ses traits » sur la photo. Genie lui ressemble et Paul ressemble à sa mère, « ses cheveux et sa peau et ses yeux étaient de la même couleur mais avec une lueur en plus. ″Comme du miel″, disait Mam ». Cette insistance sur le métissage fait écho au travail qui est fait actuellement à Maurice pour sortir du roman national communautariste, en rappelant, par exemple, que le premier Mauricien, né sur l’île, n’est ni Indo-Mauricien, ni Africain, ni Franco-Mauricien, il est métis, fils d’un colon hollandais et d’une Indienne. Genie définit ainsi Maurice, comme le « bâtard que la France et l’Angleterre ont laissé grandir sous les tropiques ».

Cette inscription dans la réécriture de l’histoire mauricienne, histoire emblématique de la migration puisqu’il n’y a jamais eu de population autochtone, rejoint la thématique centrale du roman. Paul a idéalisé son île natale, cherchant à retrouver dans cette image du lieu paradisiaque, l’âge d’or de son enfance ; il ne trouve pas sa place à Londres, comme le symbolisent les graines mauriciennes qu’il apporte à sa mère et qui ne poussent pas dans le jardin londonien, référence directe à celles que plante Paul dans le roman de Bernardin de Saint-Pierre et qui se développent magnifiquement alors que l’auteur avait critiqué dans le Voyage la stérilité du sol mauricien. Et Paul ne trouve pas plus sa place à Maurice, ni même à Rodrigues, pourtant supposée être la version conservée de Maurice, celle qui aurait dû correspondre au havre que peint Bernardin de Saint-Pierre. Le seul paradis auquel Paul accède est un paradis artificiel. Il y a recours dans ces trois endroits sans y trouver la paix qu’il recherche. Il n’est pas pourtant question de refouler ses origines. Genie, bien que n’ayant aucune nostalgie de son île, doit elle-aussi trouver sa voie. Son voyage à Maurice est aussi complexe. Si elle accepte de ne ressentir aucune « connexion », « il n’y a rien », et se demande pourquoi elle se « morfondr[ait] sur son indifférence au pays », elle est vexée d’être prise pour une touriste et reconnaît qu’à Rodrigues, « quelque chose la toucha profondément. […] c’est comme ça qu’elle avait imaginé l’île Maurice de son enfance ». Natasha Soobramanien se refuse à donner de solutions, elle peint des personnages, qui, comme le dit justement le Franco-Mauricien que rencontre Paul à propos de Bernardin de Saint-Pierre sont « entre deux mondes », tout comme lui, né à Maurice, parti vers la Bretagne mythique de ses ancêtres et revenu sur son île où il ne trouve pas plus sa place. Le paradis n’existe pas, les paradis artificiels ne sont pas plus une réponse, que ce soit pour les Londoniens, les Mauriciens ou les migrants. La solution sera peut-être trouvée par le personnage féminin, Genie, plus consciente de la complexité de l’identité.

Natasha Soobramanien, Genie et Paul, traduit de l’anglais par Nathacha Appanah, Gallimard, « Continents noirs », avril 2018, 272 p., 23 € — Lire un extrait