Quitter Amiens est une épreuve pour les yeux ; disgrâce des faubourgs qui s’étirent piteusement : des bâtiments en tôles rouillées, des maisons isolées, des murs borgnes, toute une architecture disparate et cacophonique. C’est presque aussi vilain que les anciennes cités ouvrières en arrivant à Ailly-sur-Somme : des taudis immuables entre la voie ferrée et la rivière ; en cas de désespoir, on a le choix… En fait, ça commence seulement à se tasser après Picquigny, après Hangest même…
On longe alors la vallée de la Somme : des saules, des peupliers par dizaines, des étangs, des rieux ; petites maisons basses, croisillons de bois, petits ponts, humidité, verdure. À l’avenant.
Pierre égrène ses souvenirs ; depuis les années d’enseignement à Ailly (logement de fonction – maison neuve – ta mère prenait le train tous les matins pour aller travailler place Gambetta, c’était épuisant pour elle – J’ai passé tant de bons moments là-bas !) jusqu’aux premiers souvenirs d’instit à Condé-folie (ma première classe, des gosses pauvres, ils avaient une énorme envie d’apprendre, pour eux, ça s’arrêtait le plus souvent au certificat d’études…). Je l’écoute. Ou non. Je connais tellement ce refrain (que cette ritournelle me soit douce n’empêche pas qu’elle me lasse, aussi…).
Je regarde le paysage fuir puis disparaître ; je le connais, lui aussi, par cœur, mais le besoin maladif de scruter est plus fort que mon habitude. Pulsion scopique paysagère… Des villages sont traversés : Longprè-les-Corps-Saints (Nom de pays : le nom), Le Câtelet… Au passage, des maisons m’attirent, d’autres pas. Pour les premières, j’invente une historiette, un récit de rien, bâclé là, contre la vitre de l’auto ; je me vois y vivre ou alors j’imagine la vie des habitants : pas une mince affaire (où travailler ? comment se déplacer ?).
Vieulaine ; je rêve et brode autour de ce nom ; sonorité ancienne, médiévale, proche de Violaine, l’héroïne de L’annonce faite à Marie (c’est mon père qui m’en a parlé). A Vieulaine, un château ceinturé de murs, des bois. Tout ça m’effraie un peu ; ça a toujours l’air inhabité mais quand nous rentrons tard à Amiens, une lumière illumine faiblement les fenêtres, certaines sont colorées. Naissance des spectres.
Un château de brique, à coins de pierres / aux vitraux teints de rougeâtres couleurs… je connaissais le poème de Nerval pour l’avoir étudié au collège avec Monsieur Boucher. Monsieur Boucher m’a tout appris… Alors, en longeant le château, je demande toujours à mon père de ralentir, mais on voit mal ; le mur d’enceinte préserve le secret des lieux. Puis une dame, à sa haute fenêtre / blonde, aux yeux noirs, en ses habits anciens…
« C’est très beau Nerval, mais donne-moi plutôt un chewing-gum, j’ai envie de fumer et je sais que ça te donne mal au cœur en voiture… » (me dit Pierre)
Liercourt, les étangs d’Hérondelle. Des peupliers encore, une verdure presque oppressante ; prendre la côte à droite, rouler jusqu’à Huppy. Puis Longuemort (ce nom me glace le sang, à chaque fois), l’ecce homo au carrefour, souvent recouvert de breloques décolorées et gonflées d’eau de pluie. La nationale – Pierre accélère –, il doit sentir l’écurie, ou il a vraiment besoin d’une cigarette…
Friville-Escarbotin puis Tully au loin, derrière les labours ou les blés. Ils ont abattu la « cathédrale » d’ormes au début des années quatre-vingt, tous les arbres étaient infectés par la graphiose, ça devenait dangereux. Depuis, le paysage est plat, monotone. Pierre, la mort dans l’âme, avait dû aussi faire couper tous ceux qui poussaient dans le petit bois depuis presque cent ans, derrière la maison de Claire. Il les avait toujours connus ; un vide, une immense lacune, du jour au lendemain. Les troncs ont longtemps jonché la pâture. Les champignons se multipliaient sur l’écorce pourrissante.
Friaucourt, le monument aux morts. La municipalité a fait repeindre le poilu avec les mêmes couleurs acidulées que les vierges vendues à Lourdes, le rose en moins. La maison de Claire n’est plus très loin. Plus que la cavée à descendre.
