Pays natal (14/16)

© Laurent Deglicourt

Cette pièce sert de salle à manger, de salon, de chambre. Une fenêtre donne sur la rue, une autre sur le jardin. Au milieu, une large table ronde recouverte d’une toile cirée ; au-dessus, une lampe à suspension ancienne, en forme de lyre, coiffée d’un abat-jour opaline ; elle diffuse une lumière cuivrée qui rayonne du centre vers les murs comme un astre, et dessine au plafond un cercle diaphane. Un buffet en bois clair avec, dessus, quelques objets ainsi que deux petites tables meublent également cet espace. Sur l’une d’elle est posé le vieux téléviseur en faux bois. Dans deux angles opposés, le lit de Claire – un mauvais lit-cage en métal noir –, et le tien, guère plus confortable, pliant lui aussi. Un paravent à lattes de pin que tu déroules à demi la nuit, te donne un peu d’intimité et te protège de la lumière quand le jour arrive.

Les soirs d’été, vous dinez parfois sous la véranda, grande ouverte sur le jardin ; vous observez le délicat ballet des linottes, des étourneaux, des hirondelles qui virevoltent au-dessus de la pelouse et des haies à la recherche des insectes que la fin du jour attire. La fraicheur tombe vite et vous rentrez tôt ; vous lisez ou vous regardez un film à la télévision. Claire se couche de bonne heure mais elle t’autorise toujours, si l’envie te prend, à continuer de regarder les programmes du début de la nuit. Tu éteins alors la lampe (tu aimes le bruit de l’interrupteur), tu allumes la veilleuse à côté de ton lit, tu refermes un peu le paravent pour ne pas éblouir ta grand-mère qui, très vite, malgré la clarté et le son du téléviseur, s’endort.

Trois chaines seulement… Tu tombes sur des films qui ne sont jamais diffusés en début de soirée : les premières images animées que tu décides, seul, de regarder. Le bruit de la respiration de Claire se superpose aux dialogues. La vieille télé est alors une lanterne magique, un théâtre d’ombres.

Des figures de La voie lactée de Buñuel te reviennent en mémoire ; tu revois Laurent Terzieff, Delphine Seyrig et, surtout, le beau visage sombre, mince, mangé par une courte barbe, de Pierre Clémenti. Tu deviens tout de suite amoureux de cette image. C’est elle qui survit au film, en devient la presque métonymie…

Puis Totò et Ninetto Davoli en train d’arpenter les zones des environs de Rome dans Uccellacci e Uccellini de Pasolini (tu avais oublié le titre du film, le nom du jeune acteur, qui était aussi l’amant du cinéaste) ; tu te souviens surtout de l’étrangeté des corps et des visages, bien plus proches des trognes que tu croises dans le village où habite Claire que des figures que le cinéma, d’habitude, impose. Te reviennent, presqu’autant que les physionomies, ces espaces intermédiaires, périphéries, faubourgs ; une cambrousse des lisières, un vide approximatif et douteux, des non-lieux, invisibles dans les films que tes parents affectionnent d’habitude (si tu bats le rappel, te réapparaissent alors des extraits de Sautet, de Chabrol – deux cinéastes que tu n’aimais pas à cette époque –, et certains nanars de la fin des années soixante-dix que la télé diffusait trop souvent).

Et puis aussi Perceval le Galois de Rohmer ; sa stylisation, sa joliesse de vitrail ; tu es bizarrement remué par ce film-enluminure car rien n’y est vrai, sauf les jeunes corps des acteurs et les vers de Chrétien de Troyes. Tu découvres aujourd’hui que c’est Nestor Almendros qui signe la photographie ; à l’époque, tu vois le film en noir et blanc sur la télé périmée de Claire, ce qui le rend encore bien plus abstrait et ajoute à son étrangeté.

Tu es encore très jeune (treize, quatorze ans…) et, malgré ta fascination, tu ne comprends presque rien aux images qui défilent, aux mots que tu entends ; cet hermétisme est évidemment une des causes de ton enchantement ; l’autre, c’est le parfum capiteux qui imprègne cette lente et douce transgression. D’autres illuminations scelleront ta désobéissance : Médée (Pasolini), Providence (Resnais), Simon du désert (Buñuel), Le procès (Wells)… Inventaire partiel d’une initiation, le temps de deux étés.

De toutes ces images ruisselle une beauté fatale. C’est une étrange contagion, une douce et terrible maladie du regard qui te transforme pour le reste de tes jours et qui, curieux paradoxe, semble mettre fin à une très longue cécité.

Trouble, égarement, orage : comme une plaque sensible, tu reçois, tu gardes. Tu y repenses, après, sous les draps.

© Laurent Deglicourt