Le Féminisme selon Chimamanda Ngozi Adichie

Chimamanda Ngozi Adichie - détail du livre © Gallimard

Réactions intéressantes et contradictoires à propos des essais de la romancière nigériane, Chimamanda Ngozi Adichie, Nous sommes tous des féministes et Chère Ijeawele, en 2015 et 2017 : qu’est-ce que le féminisme en Afrique ? Est-ce une importation occidentale et blanche dont il faut se débarrasser pour cerner un féminisme africain ? Chimamanda Ngozi Adichie écrit : « Une universitaire nigériane m’a expliqué que le féminisme ne faisait pas partie de notre culture, que le féminisme n’était pas africain et que c’était sous l’influence des livres occidentaux que je me présentais comme féministe ». Le débat est ouvert. Il est loin de se refermer…

Chimamanda Ngozi Adichie provoque l’enthousiasme ou l’irritation depuis la publication de son premier roman en 2003 (traduction française en 2004), L’Hibiscus pourpre, suivi de L’Autre Moitié du soleil (2006-2008) et Americanah en 2015. Toutefois, il n’y a rien comme un essai « féministe » pour déchaîner les avis contraires et souvent virulents. L’année même où elle est élue à l’Académie américaine des arts et des sciences, elle publie, en 2017, Chère Ijeawele, lettre à une amie proposant une éducation féministe en quinze points. En 2015, les éditions Gallimard avaient déjà publié, en folio, la traduction de sa conférence de 2012, Nous sommes tous des féministes, suivi d’une nouvelle, « Les Marieuses », précédemment insérée dans son recueil, Autour de ton cou.

Nigériane, née en 1977, vivant entre Lagos et Chicago, cette romancière de plus en plus connue – Americanah a déjà reçu de nombreux prix et distinctions ; tous ses titres sont disponibles en folio –, a été et est sollicitée sur la question du féminisme et elle ne se dérobe pas pour répondre. Notons que toutes ses fictions abordent, sans en faire une théorie, la place des femmes dans la société nigériane et dans la société américaine et des stratégies déployées ou des vécus subis vis-à-vis de cette indispensable et pourtant embarrassante présence au monde de LA femme !

Dans sa conférence de 2012, des réserves sont émises quant à la notion de féminisme : « Il me semble que le terme de féminisme – que le concept même de féminisme – est limité par les stéréotypes ». Comme elle le fait toujours dans ses interventions, elle appuie ses propos par des exemples qui peuvent sembler anecdotiques car pris dans sa vie ou dans son environnement mais qui sont très parlants et, avec un petit effort d’adaptation, tout à fait transposables : adolescente, elle a été traitée de féministe – « et ce n’était pas un compliment » – par son meilleur ami lors d’une discussion alors qu’elle ne connaissait pas vraiment le sens du mot. Puis, en 2003, lors d’une rencontre pour la promotion au Nigéria de son roman, L’Hibiscus rouge, un charmant journaliste lui a conseillé de ne pas se présenter comme « féministe » : « car les féministes sont malheureuses, faute de trouver un mari. Cela m’a incitée à me présenter comme une Féministe Heureuse ».

Elle a complété cette présentation, quand beaucoup déclaraient que le féminisme était étranger à l’Afrique, en se définissant comme « une Féministe Africaine Heureuse qui ne déteste pas les hommes, qui aime mettre du brillant à lèvres et des talons hauts pour son plaisir non pour séduire les hommes ». Elle liste alors les clichés les mieux entretenus sur ce que seraient ces femmes-là, féministes !
*détester les hommes, le soutien-gorge, la culture africaine, le maquillage, l’épilation, l’humour et le déodorant ;
* vouloir être aux manettes et être toujours en colère…

Elle développe ensuite la comparaison entre hommes et femmes : leurs différences qui ne devraient, en aucun cas, se transformer en inégalités. Elle revendique la violence de ses propos induit par le statut des femmes. La violence de la dénonciation est justifiée : « Bien sûr qu’il était violent. De nos jours, le déterminisme de genre est d’une injustice criante. Je suis en colère. Nous devrions tous être en colère ». Il ne faut pas noyer le poisson dans l’expression « des droits de l’être humain » ; il faut décrire, mettre en situation, dénoncer la condition féminine. Et avec l’humour dont elle ne se départit que rarement : « Certains mettront en avant la biologie évolutive et les singes, la façon dont les femelles s’inclinent devant les mâles, etc. Sauf que nous ne sommes pas des singes. Les singes vivent dans les arbres et se nourrissent de vers de terre. Ce n’est pas notre cas ».

La question du genre se distingue de celle de la classe sociale puisqu’il arrive aux femmes des choses spécifiques parce qu’elles sont femmes : « La culture ne crée pas les gens. Les gens créent la culture. S’il est vrai que notre culture ne reconnaît pas l’humanité pleine et entière des femmes, nous pouvons et devons l’y introduire ».

On peut, tout simplement, revenir à la définition du mot « féministe » : « Une personne qui croit à l’égalité sociale, politique et économique des sexes ». Et par des voies différentes mais convergentes, nombre de femmes ont exercé leur féminisme sans connaître le mot. Dans sa conférence de 2012, elle insistait déjà sur une nouvelle éducation à donner aux enfants quel que soit leur sexe. Une amie la prend au mot et lui demande des conseils.

« Créer un monde plus juste à l’égard des femmes et des hommes »

« En réalité les femmes n’ont pas besoin qu’on « défende leur cause » ou qu’on les « vénère » : elles ont juste besoin qu’on les traite en êtres humains égaux ».

Précisant que le féminisme est affaire de contexte, elle cible ses propos et ses exemples. Elle s’est donné deux outils : celui de « compter » : « Je compte autant. Pas « à condition que ». Pas « tant que ». Je compte autant. Un point c’est tout ». Le second outil est de toujours renverser une proposition en son contraire : si la réponse ne comporte pas « une inégalité de genre », elle est féministe.

Suivent ses quinze suggestions pour une éducation féministe : et quand bien même toutes ces conditions ne donneraient pas leur fruit – car les parents ne sont pas les seuls à faire l’éducation de l’enfant –, on peut essayer de transformer l’éducation à donner. Il faut, bien entendu, lire le texte séduisant par sa clarté, l’abondance d’exemples, son observation de certains aspects de la vie nigériane et la vie dans la société américaine des Africains, son humour et son absence de fatuité théorique : elle transmet ce qu’elle pense et, lorsqu’elle écrit, elle ne suppose pas que sa « Lettre » aura un tel succès. Que tout ce qu’elle dit ne soit pas nouveau, bien évidemment ! Mais parvenir à une telle concision et une telle clarté est justement son apport dans la lutte féministe. Ce n’est pas si souvent qu’une féministe produise un texte accessible à toutes et… tous !

La première suggestion s’adresse d’abord à la mère : elle doit « rester une personne pleine et entière ». Elle ne doit pas dissoudre sa vie dans son nouveau statut de mère, continuer à travailler même si elle essuie des reproches, s’accorder « le droit d’échouer », ne pas tout gérer en mettant en pratique, au sein du couple parental, le partage des tâches entre les deux sexes. D’où la seconde suggestion de faire les choses ensemble et en répartissant ce qu’il y a à faire au rythme des compétences dans chaque partenaire : « si les tâches liées à l’éducation de l’enfant sont équitablement réparties, tu le sauras […] parce que tu n’auras pas la moindre rancœur ». Dans ce sens, la mère doit bannir de son vocabulaire, le mot d’aide : le père n’aide pas, il participe normalement à l’éducation de l’enfant qui est le sien. La troisième suggestion est presqu’un impératif mais elle rencontre souvent, dans l’environnement familial et social, des résistances et des hostilités : apprendre à son enfant qu’il n’y a pas de « rôles de genre » : « « Parce que tu es une fille » ne sera jamais une bonne raison pour quoi que ce soit. Jamais ». Elle focalise alors ses illustrations sur les vêtements, leurs couleurs et les jouets : « En refusant d’imposer le carcan des rôles de genre aux jeunes enfants, nous leur laissons la latitude nécessaire pour se réaliser pleinement ».

La quatrième suggestion est de ne pas céder au « féminisme light ». C’est-à-dire qu’il y a « des conditions à l’égalité entre hommes et femmes » ; l’idée sous-jacente étant la supériorité intrinsèque des hommes mais la nécessité pour eux de « bien traiter les femmes ». Ce féminisme-là utilise le vocabulaire de la « permission ». Un homme « permet » à sa femme d’être médecin, Premier ministre ou avocate. En réalité, on est alors dans une situation sexiste puisqu’il est entendu qu’il n’y a pas d’égalité : dirait-on d’un homme que sa femme lui « permet » d’exercer tel ou tel métier ?

La cinquième suggestion est l’éloge de la lecture : apprendre à son enfant à aimer les livres. Dans la foulée, la sixième suggestion est de lui apprendre à questionner les mots : « Nous les féministes, nous utilisons parfois trop de jargon, et ce jargon peut sembler abstrait. Ne te contente pas de cataloguer quelque chose comme misogyne, dis-lui pourquoi c’est le cas, et dis-lui ce qu’il faudrait faire pour que ça ne le soit pas ».

La septième suggestion est de ne pas présenter « le mariage comme un accomplissement ». Il faut sortir les filles du conditionnement de l’attente du prince charmant ; ne pas idéaliser le titre de « Madame » et ne pas changer de nom. La huitième suggestion est en lien avec la précédente : ne pas lui apprendre à plaire, autre conditionnement des femmes ; alors que l’essentiel est d’apprendre à être sincère, bienveillante et courageuse.

La neuvième suggestion est de lui inculquer « un sentiment d’identité ». Et dans sa perspective de Nigériane : « apprends-lui à se sentir fière de l’histoire des Africains et de la diaspora noire ». Une suggestion aisément transposable à d’autres destins historiques puisqu’il permet de connaître et de distinguer privilèges et inégalités.

La dixième suggestion est la manière d’aborder son apparence physique. Faire du sport, tous les sports. N’interdire ni conseiller le maquillage : « Ne pense pas que lui donner une éducation féministe implique de la contraindre à refuser la féminité. Le féminisme et la féminité ne sont pas incompatibles ». Il faut aussi la faire réfléchir aux modèles dominants en matière de beauté et d’apparence de la société où elle vit et lui proposer d’autres références. La onzième suggestion est de ne pas confondre biologie et norme sociale. La douzième suggestion et de parler assez tôt de sexe et de ne pas lier sexe et honte : « car dans toutes les cultures du monde, la sexualité féminine est associée à la honte ». La treizième suggestion est de lui parler de l’amour car alors, elle sera plus portée à confier ses premiers émois. La quatorzième suggestion porte sur la manière de lui faire comprendre l’oppression : elle n’est pas l’apanage des puissants. Des opprimés peuvent l’exercer, des femmes aussi.

« Il y a dans le monde beaucoup de femmes qui n’aiment pas les autres femmes. […] « Je ne suis pas féministe » comme si le fait qu’une personne née avec un vagin déclare une telle chose discréditait automatiquement le féminisme. Qu’une femme revendique de ne pas être féministe n’enlève rien à la nécessité du féminisme. Au contraire, cela nous montre l’étendue du problème, l’ampleur de l’emprise du patriarcat ».

La quinzième et dernière suggestion est l’éducation à la différence : « En l’éduquant à la différence, tu lui donnes les moyens de survivre dans un monde de diversité » : cela ne signifie pas de ne pas porter de jugement mais d’avoir des opinions sur le plus de choses possibles et de les défendre « avec un esprit éclairé, humain et ouvert ».

Si ces suggestions de bon sens – dont la plupart sont connues mais si peu pratiquées –, dont la force est d’être réunies, étaient banalement appliquées, les rapports entre les sexes s’en trouveraient modifiés.

Une petite revue de presse, en langue française, peut donner une idée, de ce que peuvent déclencher deux « petits » livres…

D’abord en 2012…

Gladys Marivat publie dans Le Monde du 22 février 2016, un entretien avec l’écrivaine : « L’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie défend une égalité pragmatique et sans dogme. Le féminisme comme un humanisme ». Cet entretien s’est réalisé dans le cadre des « Débats du Monde Afrique », « Les femmes, l’avenir du continent africain », au Musée du quai Branly en février 2016. La romancière ne récuse pas les approches théoriques du féminisme mais ce ne sont pas les siennes : pour elle, « le féminisme est une manière de vivre sa vie […] c’est l’égalité et la justice ». Le féminisme, exclusivement occidental ? : « J’ai plus appris en observant les femmes sur les marchés au Nigeria qu’en lisant des livres sur le féminisme ». Elle affirme également : « Mon point de vue sur le féminisme concerne aussi bien les femmes que les hommes. Soyons clairs : les hommes ont des privilèges. Mais c’est le genre de privilèges qui peut aussi les étouffer ». Il faut s’attaquer à l’éducation pour éliminer, autant que faire se peut les inégalités.

Dans le même journal, le 25 février, Lydia Ingabire, d’origine rwandaise, publie une lettre à Chimamanda : « Vous m’avez rendue à moi-même ! » Malgré des études de Lettres en France, il a fallu attendre d’être sur un campus américain, en 3è année de Lettres, pour découvrir ce qu’était la négritude au féminin, faisant référence ainsi au mouvement qui, dans les années 30, a rendu aux Noirs la fierté d’eux-mêmes. Lydia Ingabire exprimait d’abord toute son admiration pour la personne de l’écrivaine et les propos qu’elle a tenus : « L’une de vos particularités est que toute jeune femme africaine ou afro-descendante peut se retrouver dans vos romans. Vous avez une belle réflexion sur l’identité noire, qui incite à être soi-même, à s’assumer et vivre paisiblement notre nature, notre beauté intérieure et extérieure ».

Elle constate : « Après douze années en France et un bac littéraire, je n’avais que très peu ou jamais vu des auteurs noirs dans les programmes scolaires. Dans cette université américaine, j’étais au cœur des études africaines, là où parler des Noirs est normal, parler des rapports entre les Noirs et les Blancs n’est pas tabou, et parler de l’Afrique ne semble gêner personne. Nous lisions, entre autres, Chinua Achebe, Zora Neale Hurston, Wallace Thurman, Cheikh Anta Diop. Les références à Frantz Fanon et Aimé Césaire ne manquaient pas ». Ces lectures lui ont permis de s’affirmer elle-même et de s’approprier son histoire : « J’étais là, en Afrique, dans un endroit où je n’avais pas besoin de me justifier de mes cheveux crépus, de ma couleur, et encore moins d’expliquer trop longuement les histoires de mon pays. A mon retour, j’ai partagé vos romans avec des amies, notamment Autour de ton cou. Toutes celles qui les ont lus en sont ressorties bouleversées de bonheur et d’inspiration ». Ces découvertes se sont traduites par un mémoire de recherche sur « différents parcours des jeunes Rwandais et leur construction identitaire ».

Puis en 2018…

Mais c’est surtout le second essai, sous forme épistolaire, qui déclenche remarques, réactions et rectifications… Le 28 janvier 2018 dans Libération, Isabelle Hanne interviewe l’écrivaine nigériane et souligne, en début d’article, ce qui est une des convictions de l’écrivaine : « Le sexisme nigérian et le sexisme américain se manifestent différemment mais se ressemblent beaucoup ». Elle la présente ainsi : « Elle vient d’un shithole country, un « pays de merde », ainsi que Donald Trump a désigné les pays africains et des Caraïbes, vit entre le Nigeria et les États-Unis et promeut un féminisme pragmatique, elle qui se dit « saisie d’ennui » à la lecture de « ce qu’on appelle « les classiques du féminisme » » (Nous sommes tous des féministes). L’écrivaine superstar, chantée par Beyoncé et dont le best-seller, Americanah, va être adapté au cinéma, est la marraine de la 3e édition de la Nuit des idées, qui a eu lieu jeudi dernier. A en croire sa tournée médiatique, la voix de Chimamanda Ngozi Adichie, 40 ans, est particulièrement pertinente, à l’ère des «muslim bans» et autre #MeToo. L’écrivaine promène son regard, sévère et tendre, sur les continents, les identités et le genre ».

La romancière évoque le traitement que subissent les étrangers comme elle, en arrivant en Europe : « Les services d’immigration constituent un bon sas pour aborder l’ambiance politique d’un pays ». Puis elle aborde la prise de conscience de son identité noire quand elle est arrivée aux Etats-Unis mais non de son identité de femme qu’elle avait bien acquise au Nigeria : « Pour moi, être une femme n’était qu’une longue liste d’interdits ». Elle définit aussi la densité de ses résidences entre les deux pays et refuse de se considérer, dans son pays, comme « visiteur de passage ». Ses livres sont lus mais elle a de nombreux détracteurs : « Le simple adjectif «féministe» les rend dingues. Beaucoup de gens sont mal à l’aise avec l’idée qu’il existe des femmes qui ne s’excusent pas pour la place qu’elles occupent dans le monde. C’est mon cas ».

Elle récuse catégoriquement le mot d’« afroféminisme » car il n’est nul besoin d’ethniciser cette notion : « Ma bisaïeule était féministe. Elle ne connaissait pas le mot, mais c’était une femme farouche, qui a toujours repoussé les limites qu’on lui imposait parce qu’elle était femme. […] Le féminisme a toujours fait partie de l’Afrique. Il y a toujours eu des femmes féministes en Afrique ».

Le Monde dans son édition du 19 janvier 2018, donne la parole à trois chercheuses : Sara Panata (doctorante en Histoire), Emilie Guitard et Laure Assaf (deux anthropologues), qui se demandent « si l’auteure nigériane à succès n’alimente pas un féminisme allégé, vidé de sa portée révolutionnaire ». Le chapeau de l’article synthétise le point de vue :  « Tribune. L’année 2017 a été marquée par une importante série de revendications féministes et anti-sexistes à travers le monde. Une voix notamment devrait trouver encore plus d’écho en ce début d’année 2018, de par son universalité et les débats qu’elle suscite : celle de l’écrivaine et commentatrice sociopolitique nigériane Chimamanda Ngozi Adichie. L’auteure a en effet particulièrement marqué les débats autour des inégalités de genre ces derniers temps, aussi bien par ses romans que par ses essais ».

Pour ces trois chercheuses, ce manifeste n’est pas écrit « pour un public africain », car le regard est « trop peu intersectionnel » ou parce qu’il banalise « certains débats en faveur de leur médiatisation ». Bien qu’aucune des trois ne soit spécialiste de littérature, elles concèdent tout de même que, dans ses romans, « les multiples facettes de ses personnages féminins démontrent une sensibilité particulière de l’auteure vis-à-vis des inégalités de genre » ; mais elle n’a parlé « ouvertement » de féminisme qu’en 2013, affirment-elles, mettant entre parenthèses ce qu’on peut appeler communément « le discours » de ses fictions. Elle reprend, sans le dire, des analyses déjà faites : « (Ce qu’elle dit) n’est pas sans rappeler des débats plus anciens : peut-on parler de féminisme dans le contexte africain ou ce terme est-il radicalement exogène ? Au Nigeria, ces questions ont été abordées dès les années 1980 par l’association Women in Nigeria, la première à s’être ouvertement définie comme féministe dans le pays. Pour l’une des pionnières du mouvement, Aisha Imam, il existe une pluralité de féminismes, chacun à restituer dans un contexte et une temporalité propres ».

Au-delà du Nigeria, certaines militantes trouvent également le terme inapproprié : il serait trop représentatif d’un mouvement blanc, occidental et de classe moyenne supérieure. Elles lui préfèrent l’expression « féminisme intersectionnel » popularisé par l’universitaire et avocate américaine Kimberlé Crenshaw. Les trois chercheuses rappellent qu’en prenant donc ce terme comme base de sa réflexion, l’auteure propose quinze suggestions pour pousser la réflexion (et l’action) plus loin.

« Revenons sur quelques fondamentaux.
La déconstruction des assignations de genre constitue l’un des fils rouges du manifeste. Les réflexions qu’Adichie propose ne sont pas novatrices, mais demeurent d’actualité ».

 

Nous avons rappelé précédemment ces quinze suggestions et leur intérêt. Dans le registre… « Chimamanda Ngozi Adichie n’invente rien mais ne fait que reprendre en moins bien »… elles assènent : « La pensée d’Adichie reprend ici, avec plus de nuances, celles d’autres écrivaines nigérianes qui ont été plus radicales, telles que Buchi Emecheta, qui porte un regard très critique sur les enfants et la maternité ». Réduisant son apport à un simple exemple (déjà largement développé dans les fictions et particulièrement la dernière, Americanah), elles poursuivent leur attaque : « Une partie de son argumentation repose sur l’exemple des cheveux dans le contexte nigérian. Adichie dénonce la nécessité d’avoir des cheveux « domptés », défrisés ou tressés, qui est parfois une cause de souffrance et une perte de temps. Ce faisant, elle s’inscrit dans le mouvement Nappy ou dans la lignée d’autres collectifs afro-féministes. Elle invite les femmes à adopter d’autres canons de beauté que ceux qui dominent dans les sociétés occidentales. Pour cette raison, elle choisit d’ailleurs de mettre en valeur la création nigériane, notamment via une campagne sur Instagram […] Elle évoque ainsi, de façon quelque peu simpliste, les discours des féministes différentialistes des années 1970, qui revendiquaient une égalité adaptée « aux besoins propres et divers des femmes ». Cette tendance se situait en opposition au féminisme universaliste de l’époque, qui souhaitait au contraire briser toute assignation de genre pour déconstruire chaque source d’oppression des femmes et renverser les rapports sociaux ».

On l’aura compris, ces chercheuses se hissant sur les épaules de la notoriété de l’écrivaine, veulent se faire une place dans le débat en attaquant la romancière qui ne rend pas hommage à celles qui l’ont précédée et qui ne s’adresse pas à l’ensemble des femmes mais aux femmes d’une certaine classe sociale. Et le rejet tombe en fin de tribune : « On peut dès lors se demander si Adichie n’alimente pas ce même féminisme allégé en cherchant à simplifier et « massifier » un discours et des batailles complexes à travers différents supports (comme la musique ou la mode), au risque de les vider de leur portée révolutionnaire.
Qu’il s’agisse de Beyoncé reproduisant dans le morceau Flawless une partie du plaidoyer d’Adichie ou du tee-shirt créé pour Dior arborant le même slogan et porté par Rihanna, les propos féministes de la romancière semblent très souvent orientés d’abord vers le marketing et bien loin d’éventuelles politiques concrètes visant à comprendre et niveler les inégalités entre les sexes ». Et le conseil donné à « l’écrivaine à succès » est d’être un peu plus profonde et vigilante !

Libération publie, à son tour, une longue tribune, le 1er février, tribune reprise de Tabia Princewill, Journaliste au quotidien nigérian The Vanguard : « L’Afrique, dans le même état que ses librairies ? » Tabia Princewill reproche à l’écrivaine nigériane de masquer la réalité comme beaucoup d’intellectuels africains qui se sentent comme « des ambassadeurs du continent » en édulcorant l’état réel des choses. La présentation de la journaliste est plutôt à charge : « Chimamanda Ngozi Adichie est peut-être l’écrivaine nigériane (ou africaine) la plus médiatisée à l’étranger : elle fait partie des « success stories » de la diaspora. Son positionnement féministe ainsi que son image « afropolitaine » (le soi-disant cosmopolitisme africain), servent à faire face aux clichés d’une Afrique prisonnière de ses traditions, monolithique et intransigeante. Avec son charisme et son aisance face aux médias, elle représente la possibilité d’une voix et d’une vision qui ne font pas (encore) partie ni des idées conventionnelles, ni du discours dominant sur l’Afrique et les femmes noires. Elle est donc admirée pour sa franchise, elle est connue pour ses petites phrases choc, perçues comme légèrement acerbes ; c’est une intellectuelle africaine décomplexée face aux problématiques « raciales » et du genre, qui gênent encore outre-Atlantique, et en France.
À travers elle, les jeunes Africains, marginalisés psychiquement et matériellement dans leurs sociétés respectives et qui, pris dans une logique néocoloniale, se sentent citoyens de seconde classe à l’étranger, trouvent une porte-parole qui ose parler avec franchise, sans plier le dos, en opposition nette avec un monde qui tend encore à leur faire comprendre qu’ils sont de trop. C’est dans ce contexte-là (lié d’ailleurs à la remarque sur les «shithole countries») qu’il faut évaluer et comprendre à la fois la question de la journaliste sur les librairies nigérianes ainsi que la réponse de Chimamanda Adichie ».

L’écrivaine s’est mise dans une position de défense du Nigeria et ne dénonce pas l’état moribond des librairies et tous les lieux de culture, détériorés par « le matérialisme ambiant ». La journaliste reproche à la romancière de donner dans « l’afropolitanisme contemporain » (notion dont Adichie a dit clairement qu’elle ne la faisait pas sienne, pourtant), c’est-à-dire de gommer l’âpreté des réalités au pays pour en donner une version édulcorée, apaisante pour l’Occident. Elle ne gagne, en quelque sorte, sa médiatisation en Occident, que parce qu’elle présente une version light et fausse de l’Afrique. Et assez méchamment, elle ajoute : « Ceci explique d’ailleurs pourquoi, pour parfaire l’image que nous nous faisons de nous-mêmes (et donc de l’Afrique tant trahie et bouleversée par nos états d’âme ainsi que par les chocs extérieurs), l’Afrique, on l’aime, donc on la quitte ».

« Le corps de la femme noire a été à la fois un terrain d’expérimentation de la virilité du colon blanc, de différenciation par rapport à la « pureté » de la femme blanche, et le marqueur de la sauvagerie des hommes noirs. Contrairement à la femme blanche, qui bien qu’opprimée demeurait supérieure aux hommes noirs, les femmes noires se situaient au bas de l’échelle de la hiérarchie sociale. Elles souffraient d’une triple oppression : celle de l’homme blanc, celle de la femme blanche et celle de l’homme noir. Dès lors, même si elles ont été sous l’emprise du patriarcat blanc, la « blancheur » des femmes européennes rend historiquement leur expérience de l’oppression différente de celle des femmes noires ».

Chimamanda Ngozi Adichie, Chère Ijeawele ou manifeste pour une éducation féministe (Dear Ijeawele, or a Feminist Manifesto in Fifteen Suggestions), traduit de l’anglais (Nigeria) par Marguerite Capelle, Gallimard, 2017, 78 p., 8 € 50 — Lire un extrait

Lire ici l’article de Christine Marcandier, « Chimamanda Ngozi Adichie : Manifeste pour une éducation féministe » (mars 2017)