Au pays osage de l’or noir: la (fausse) note américaine de David Grann

Le journaliste américain David Grann a placé un épisode oublié de l’Histoire des États-Unis au centre de son enquête, La Note américaine : la manière dont une tribu amérindienne, les Osages, a été déportée sur une terre stérile qui s’est révélée être le plus important gisement de pétrole du pays. La richesse des Osages est sans doute le mobile d’une série de meurtres, longtemps inexpliqués, dont David Grann démêle l’écheveau. L’ensemble de son enquête apparaît ainsi comme métonymique du rapport des États-Unis aux Native Americans, ce « péché originel sur lequel le pays était né ».

Ce n’est en effet pas seulement un épisode oublié de l’Histoire américaine qu’exhume David Grann, c’est un récit qui révèle la complexité et le refoulé du rapport d’une nation à ceux qui habitaient son sol avant les grandes immigrations, un récit qui écorne la notion fondatrice de melting pot. Au début des années 1870, les Osages ont été un peuple déplacé, du Kansas où ils vivaient à une réserve de l’Oklahoma « censée être de moindre valeur ». Mais cet exil s’est rapidement mué en aubaine : la réserve se trouve sur le plus grand gisement de pétrole des USA et les chercheurs d’or noir doivent louer des terres à la tribu indienne et reverser des royalties sur leurs profits. Voilà les Osages prospères au point d’être « alors considérés comme le peuple le plus riche par individu au monde »… Même si le gouvernement fait tout pour réduire leurs profits (mise sous tutelle, assimilation forcée, etc.), les Osages demeurent immensément riches, de quoi attiser convoitises et haines.

Les « millionnaires rouges » ont d’énormes voitures, des maisons cossues, se font servir par des domestiques blancs et ne reculent pas devant les mariages mixtes. Mollie Buckhart, figure centrale du livre, est représentative de la communauté de Gray Horse : née osage, elle perpétue des traditions indiennes mais a épousé un Blanc, comme d’ailleurs ses trois sœurs. C’est à travers Mollie que le lecteur entre dans l’histoire violente qui va se déchaîner : Anna Brown, la sœur de Mollie, a disparu un soir de mai 1921 et son corps est retrouvé une semaine plus tard, « en décomposition, avec une balles entre les yeux. La victime avait été abattue, exécutée ». Elle ne sera pas la seule victime de ce qui apparaît bientôt comme une affaire sans précédent : des hommes et des femmes osages sont tués par balles ou empoisonnés, une maison incendiée, et l’affaire intéresse d’abord peu puisqu’elle se déroule « dans ces contrées aux confins géographiques et historiques du pays » et qu’après tout il ne s’agit jamais que de Peaux-Rouges…

Mais les Osages peuvent payer détectives et enquêteurs pour tenter de faire la lumière sur les crimes qui se multiplient, la peur qui augmente et ce que la tribu finit par qualifier de « règne de la Terreur ». Le corps d’Anna est autopsié, révélant que la balle qui a traversé son crâne a disparu. « Chaque cadavre a sa propre histoire » et le travail de la médecine scientifique naissante s’apparente à celui de David Grann : se pencher sur chaque détail, trouver des pistes et les suivre pour tenter de résoudre l’énigme.

Et c’est ce qui est d’abord fascinant dans ce livre : au-delà de la focalisation sur les Osages, c’est l’histoire de la criminologie naissante qui intéresse David Grann, comme le souligne le sous-titre de cette Note américaine : l’histoire des meurtres amérindiens à l’origine de la création du FBI (Killers of the Flower Moon. The Osage Murders and the Birth of the FBI). Le journaliste raconte l’histoire de la police américaine et ses mutations, dont la naissance du BOI (Bureau of Investigation qui deviendra le FBI en 1935) et l’importance que cette histoire du Far West va avoir pour son directeur, un certain Edgar J. Hoover. Ce dernier veut faire la lumière sur ces meurtres, comprendre qui terrorise les Osages et dans quel but. L’enquête, confiée à des enquêteurs hors pairs, mettant en œuvre les dernières avancées de la police scientifique, a pour but de lutter contre la cupidité à l’origine de tant de pratiques illégales de l’époque comme d’être le symbole de la politique de Hoover et d’asseoir son pouvoir. Pourtant elle demeurera longtemps dans une impasse. Déjà auteur de La cité perdue de Z, adapté par James Gray, David Grann signe avec La Note américaine un récit à multiples entrées, mêlant les genres (investigation, polar, Far West, Histoire, etc.) propre à séduire le cinéma. On annonce un film avec Martin Scorsese à la réalisation, Robert de Niro et Leonardo DiCaprio dans les rôles titres.

Mollie (à droite) avec sa sœur Anna et leur mère © Osage Nation Museum pour David Grann

La Note américaine suit minutieusement l’ensemble de l’affaire, à partir d’archives comme de documents inédits, en reprenant l’enquête, du meurtre d’Anna au procès retentissant des meurtriers. A travers cette histoire attestée aux accents de thriller, c’est un large pan de l’Histoire américaine qui se révèle : le rapport aux Amérindiens véritables « citoyens de seconde zone », le racisme (et la haine liée la richesse des Osages largement attisée par la presse de l’époque), les crimes par cupidité et le culte de la personnalité d’Hoover qui voit dans la résolution de cette affaire « la vitrine du nouveau Bureau » et son « mythe fondateur ». C’est tout un monde qui renaît dans le livre alors que « presque tout a disparu aujourd’hui », les « gigantesques compagnies pétrolières et leurs forêts de derricks » mais aussi cette histoire qui ne figure dans aucun manuel « comme si ces crimes avaient été effacés de notre Histoire ». Et l’enquête de Grann montre que tout n’avait pas été compris à l’époque, il apporte nombre d’éléments troublants.

L’aspect le plus fascinant du livre demeure sa manière de démultiplier les points de vue pour montrer comment les Osages se sont trouvés non « seulement à cheval entre deux siècles mais aussi entre deux civilisations ». Et Mollie Buckhart sera, à son corps défendant, l’incarnation de cet écartèlement, « bannie des deux mondes qui constituaient le sien : celui des Blancs (…) et celui des Osages ».

David Grann, La Note américaine, traduit de l’anglais par Cyril Gay, éd. Globe, mars 2018, 352 p., 22 €