Il y a des rencontres qui marquent une vie. D’autres, qui marquent une fiction. Hier soir, j’ai partagé la compagnie de la merveilleuse Eleonore Frey, En route vers Okhotsk, peut-être l’une des écrivaines les plus précieuses de notre temps. Elle m’a semblé flotter bien au-dessus de nos turpitudes, bien au-dessus de nos considérations spatio-temporello-matériello-relatives, bien au-dessus du Monte-en-l’air. C’est dire si elle flottait. Ses personnages, Thérèse, Robert, Sophie, quelques enfants, sont justement des va-t-en-lisières, au confluent de lendemains qui ne mènent nulle part. « L’important n’est pas la destination, mais le trajet ». Son roman est une ode au non-lieu, à la perdition, dans le non-sens du terme, chaque présence ne tendant qu’à disparaître à elle-même pour mieux se trouver, Okhotsk n’étant finalement que la polarisation plus ou moins inavouée de ces lignes de fuite entrecroisées. Son écriture, d’une extrême virtuosité, se faufile tel un sérac échappé d’un glacier de cocagne, mise en abyme et matérialisation d’une incessante et permanente errance, à dos de permafrost, la tête dans les nuages, les pieds sur mer, ou terre, à Paris, ou ailleurs, peu importe, puisqu’en fin de compte, « une fois qu’un lieu, même réel, est écrit, il devient fictif ».
Proust, qu’elle a lu et relu, affirmait que « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. » En écho à son auteur favori, je me suis permis de lui demander, après une bonne heure de discussion : « Le vrai lieu de vos personnages, n’est-ce pas le mouvement perpétuel, et votre vraie vie la littérature ? » Elle m’a répondu de sa sereine indétonation que j’avais sans doute raison et certainement tort, qu’elle n’avait jamais ressenti ce que les Allemands appellent le Heimweh, le mal de la patrie, qu’elle était une femme de la frontière, qu’on avait même inventé un néologisme, en Suisse, pour qualifier son « apatridité » par manque d’attachement à ce sol qu’elle semble effleurer plutôt que fouler, qu’elle n’avait commencé à écrire qu’au contact d’un enfant autiste, « car les autistes questionnent le langage, ils ne s’en servent pas mais le tordent, le font sonner, en explorent les limites et les potentialités. »
Eleonore est à l’image de son roman : insoutenablement légère et sans identité, indéfiniment complexe, un peu à la marge, « mais les marginaux sont plus nombreux que les centraux, et par conséquent la marge n’est pas là où on le suppose ». Elle faisait écho à Koltès, qu’elle ne connaît pas, et qu’elle connaît désormais, sans le savoir. À l’image de son roman, donc. En déplacement constant. Unterwegs. Eleonore geht. Et déplace les perspectives. Une écrivaine à suivre, à la trace, depuis Ithaca jusqu’à la Sibérie, les yeux dans le givre de ses cheveux de jeune fille au frais, encore toute rose de ses souvenirs du Collège de France où elle a pu voir et entendre Merleau-Ponty allumer sa petite lanterne et dérouler ses doctes périodes.
Il y a des rencontres qui marquent une vie. D’autres, qui marquent une fiction. L’un des prénoms de ma défunte Mutter est Éléonore. Ich heisse Hans, tout comme l’époux de la dame aux séracs de mots mêlés. Je suis d’ascendance germanique. J’ai griffonné un poème à propos d’un enfant autiste, qu’elle a lu, et qui l’a bouleversée. « Il suffit de laisser danser les mots. Ils font littérature tout seuls ». Et le personnage de mon prochain roman est une « matriarche » dont l’une des voix remonte à l’origine de l’Homme, tandis qu’Eleonore… vous le saurez bientôt. Cette « matriarche », ébauche d’un projet personnel, je ne l’appellerai pas Eleonore, mais je la ferai loger en Suisse. Comme une évidence. « Vous êtes un jeune homme surprenant. Nous avons beaucoup de points communs. Nous nous sommes certainement déjà rencontrés, mais nous l’avons oublié. » J’ai noté mon nom sur un exemplaire français d’En route vers Okhotsk, le cœur lourd, sachant que j’allais bientôt quitter celle que j’avais déjà rencontrée puis oubliée. « Venez me voir à Zurich ! Et dites-moi, quand serez-vous publié ? »
Cette soirée fut celle d’Eleonore, géologue de l’anticartographie. Son éditeur français, Pascal Arnaud, était présent dans la salle, visiblement ému. À voix basse, Eleonore m’a confié, juste avant de sortir et d’attraper un taxi : « Je ne me suis jamais sentie chez moi. Mais avec cet homme et dans cette maison d’édition, j’ai comme l’impression d’avoir trouvé ma maison. Ma maison d’édition. » L’avenir appartient à Eleonore. D’autres livres méandreux suivront. Elle n’a pas lu Victor Hugo, je n’ai pas lu Robert Walser : il y a des lacunes à combler.
Eleonore est en route.
« Merci infiniment. J’espère vous revoir. Vous récitez Baudelaire beaucoup trop vite. Je dois me reposer. Je suis fix und fertig. La preuve, c’est que je me remets à parler allemand. J’ai dépensé tout mon français pour aujourd’hui. »
Eleonore Frey, En route vers Okhotsk, traduit de l’allemand par Camille Luscher, Quidam éditeur, février 2018, 152 p., 16 € — Lire un extrait