Pays natal (10/16)

© Laurent Deglicourt

Vous aviez acheté des crabes, vous alliez passer à table. Ça a éclaté comme un orage dans la chaleur de l’été : ta mère a accusé Claire de vouloir tout régenter ; Pierre, pour une fois, a osé prendre la défense de sa vieille mère, la mèche était allumée… Noms d’oiseaux, remarques perfides : dans le registre de la vulgarité et de la mauvaise foi, ta chère maman a été parfaite.

Que Pierre, exceptionnellement, ait troqué la mortification pour la résistance, ça t’a rendu très joyeux. Vous étiez pourtant tous hébétés, figés dans une sorte de stupeur, comme des boxeurs groggy après le combat. Tous, sauf ta mère, qui a continué à pérorer, à distribuer des coups : puisqu’il en était ainsi, elle repartirait le lendemain pour Amiens. Ton père, las, épuisé, lui a répondu qu’il la raccompagnerait puis reviendrait chez Claire le soir même ! Parce qu’il avait bien droit à des vacances, merde !

Tu as alors repensé à cette scène dont tu avais été le témoin involontaire quelques semaines auparavant : Pierre pleurant, seul, dans son bureau, juste après une énième dispute avec ta mère. Tu l’entendais depuis ta chambre : il sanglotait comme un enfant. Ce soir-là, tu avais été tenté de le plaindre, de le consoler même, mais tu n’y étais pas parvenu. Tu avais seulement eu honte pour lui ; il est toujours délicat de s’attendrir sur une victime consentante.

Depuis quelques jours, vous vivez tous les trois dans la maison de Claire. Le calme est presque excessif, comme quand les oiseaux cessent de chanter lors d’une promenade sous les arbres. Pourtant, ça va… Pierre se débrouille assez bien côté cuisine. L’autre jour, il a fait dix pots de confiture de cassis avec une calme assurance et un savoir-faire que tu n’aurais jamais imaginé de sa part. Vous le découvrez, Claire et toi, enfin délesté de son rôle d’éternel mari. Évidemment, vous savez qu’il regagnera bientôt la geôle qu’il a choisie et en dehors de laquelle il ne sait pas vivre ; mais cette paix provisoire est quand même bonne à prendre…

Ici, dans le décor de son enfance, il ne se livre pas beaucoup plus que d’habitude, il n’est ni plus tendre, ni davantage à l’écoute. Il est juste un peu plus lui-même, c’est-à-dire rêveur, plutôt doux, assez féminin. Désespérément sérieux et toujours inquiet.

Parfois, vous allez à Ault ou à Eu pour les courses. Il fait alors des détours, t’emmène sur des chemins buissonniers. Hier, vous vous êtes retrouvés devant la ferme où il est né.

Elle ressemble à une maison de maître, cossue, élégante, au milieu d’un beau jardin planté d’arbres et ceinturé d’un mur de briques et de pierres. Des grilles en fer forgé, sur deux des côtés du rectangle constituant la propriété, ferment le parc. Les parents de Claire étaient des fermiers plutôt aisés ; bien que n’étant pas propriétaires des lieux, ils vivaient là dans un certain confort. Claire a longtemps été interne « en ville » – à Amiens, au Sacré-Cœur –, éduquée comme les jeunes filles de la bourgeoisie locale, biberonnée aux mêmes valeurs réactionnaires et conservatrices. Les ouvriers, très présents dans le Vimeu à cette époque, travaillant dans les nombreuses usines de serrurerie et de robinetterie, étaient méprisés par les paysans qui ne juraient que par les valeurs de la terre. Les révoltes et les manifestations, portées par des syndicats anarchistes particulièrement actifs au début du siècle dans la région, avaient largement contribué à accroître la méfiance vaguement haineuse de la famille de Claire à l’égard de ce prolétariat réputé « sans éducation ».

Pierre était intarissable. Il s’interdisait toujours de parler exclusivement de lui, s’obligeant à chaque fois à aller du particulier vers le général, les souvenirs d’enfance devenant alors prétexte à un cours d’histoire.

Il s’était interrompu brutalement ; il était maintenant songeur, presque absent… (Les souvenirs sont un puits sans fond, pensas-tu…)

Vous avez alors jeté un regard furtif à l’intérieur de la propriété : la maison était désormais une résidence secondaire, joliment restaurée ; elle appartenait à une riche famille de Lille. Le jardin était bien entretenu, tout était presque trop parfait…

Les prolos, c’était vous à présent ; et vous lorgniez chez les maîtres…

Vous avez regagné la GS et vous êtes rentrés chez Claire par la route de Martaigneville. Pierre sifflotait au volant.

© Laurent Deglicourt