Pays natal (9/16)

©Laurent Deglicourt

Pierre est né à la ferme. La maternité, à cette époque, n’est pas encore ce lieu incontournable. Il a vu le jour dans une campagne grasse et prospère. Claire accouche où elle a grandi, à Tully, dans la riche métairie de ses parents. Jean, le père de Pierre, n’est pas un fils de paysan. C’est un bourgeois plutôt aisé – ses parents sont propriétaires d’un hôtel sur la côte. C’est surtout un aventurier. Claire sera bien des fois trompée par ce mari volage ; il plait aux femmes. Sur les photos, tu en conviens, il porte beau : son œil pétille, ses traits sont doux, son air discrètement moqueur. Il est, paraît-il, cultivé et éloquent.

Il s’intéresse à l’aviation – il pilote en amateur – et au sport automobile qu’il pratique très sérieusement. Il participe régulièrement à des compétitions. Claire est très amoureuse, évidemment… Un jour, lors d’une course particulièrement difficile, sa Morgan aéro quitte la route et va s’écraser quelques mètres en contrebas. Elle s’enflamme immédiatement. Jean parvient à s’extraire de l’habitacle et à éteindre le feu qui l’assaille en se roulant dans l’herbe humide mais il est très gravement brûlé. Il meurt à l’hôpital après plusieurs jours d’agonie. L’infirmière qui s’occupe de lui jusqu’aux derniers instants dira qu’elle a été éblouie par son courage devant la douleur.

Pierre a cinq ans.

Quelques semaines après avoir enterré son mari, Claire s’enfuit avec un cousin par alliance. Ils ne vont pas bien loin et cette étrange idylle ne dure que peu de temps. L’amant rentre chez lui la queue basse et Claire retrouve son fils qui a été recueilli par ses grands-parents. Elle sera désormais considérée par sa famille comme une femme irresponsable, une mère défaillante, une éternelle enfant. Elle ne rencontrera plus jamais d’autre homme.

Pour gagner sa vie et assurer le quotidien avec Pierre, elle travaille comme gouvernante chez des familles amiénoises aisées. Mère en apparence incompétente pour les uns, elle devient, pour les autres, une nounou aimante et aimée. Elle parlera toujours des enfants dont elle s’est occupée comme s’ils avaient été les siens. Le dernier été que tu passes avec elle – elle est alors âgée de quatre-vingt-cinq ans –, elle est invitée par ses anciens « enfants », tous désormais au moins quadragénaires ; le soir, à son retour, elle est joyeuse, bouleversée par l’accueil qu’elle a reçu.

A ses employés de maison, la bourgeoisie reconnaissante !

Tu possèdes de vieilles photos d’identité qui la montrent en tenue de travail : large col Claudine, robe sombre et rigoureusement boutonnée, visage triste se voulant sévère, n’y parvenant pas, et contrastant avec la douceur extrême du regard (c’est là, dans l’expression de ses yeux, que tu retrouves celle que tu as aimée). L’époque ne plaisantait pas avec les mères célibataires et l’uniforme de nurse rendait respectable celle qui, à bien des égards, n’avait jamais été respectée.

C’est seulement quelques jours après la mort de Claire que ton père te révèle, les larmes aux yeux, l’épisode de l’amant, de la fuite. Il t’explique alors qu’il n’a pas attendu tout ce temps par goût malsain du secret, mais pour éviter d’influencer ton opinion à son sujet. Il sait l’importance qu’elle a eue pour toi (il ne préfère pas en connaître parfaitement l’étendue et l’intensité, cela l’obligerait à avouer l’ampleur de ses défaillances vis-à-vis de l’enfant que tu as été). Tu lui réponds assez sèchement que cela n’aurait rien changé à l’image que tu as d’elle, que la sainteté, heureusement, n’existe pas. Tu ajoutes, catégorique, que la liberté et l’irresponsabilité de Claire dans cette affaire sont, à tes yeux, profondément touchantes, comme la plupart des faiblesses humaines. Tu ne l’en aimes, dis-tu, que davantage.

Pierre survit treize ans à Claire. Le jour de l’anniversaire de ton fils, tu l’attends en vain : son cœur a lâché, sans prévenir. Après sa disparition, tu repenseras souvent à son silence, à son mutisme têtu d’enfant blessé.

© Laurent Deglicourt