Comment l’esprit vient aux filles ? La Fontaine, qui s’y connaît en matière d’animaux, fait une réponse plaisante : l’esprit leur vient en b(…) et le Père Bonaventure, pour dégourdir l’esprit de Lise, écervelée comme un « oyson », lui en donne en un soir plusieurs copieuses doses (Nouveaux Contes, 1674). La nouvelle trilogie de La Planète des Singes répond à une question qui ressemble peu ou prou : comment le langage vient aux singes ? Mais la réponse, hélas ! est un peu moins plaisante : pour qu’un singe apprenne à parler, il faut trafiquer son génome. Le premier volet de la trilogie (Les Origines, 2011) revient aux sources de la saga et propose une explication au fait qu’en l’an 3978, en s’écrasant sur la terre après deux millénaires d’errance, le vaisseau spatial Icare trouvera le monde inversé, le genre humain détrôné et les singes établis en maîtres au sommet de l’évolution. L’explication doit expliquer comment ces bêtes peu réputées pour leur talent d’élocution seront douées de la parole et converseront entre elles dans l’idiome universel d’homo americanus.
Revenons donc aux Origines et donnons quelques éléments sur les prémisses du film. Le scientifique Will Rodman (James Franco) veut sauver son père du mal d’Alzheimer dans lequel il sombre. Il concocte un rétrovirus (ALZ-112) qui opère des merveilles sur une guenon de laboratoire. Un incident dramatique entraîne la mort de la guenon, qui accouche post mortem d’un petit singe aux yeux clairs que Will recueille chez lui. Encouragé par le succès de la substance rétrovirale, Will l’inocule à son père sans attendre le brevet de commercialisation. Quasi du jour au lendemain, le vieil homme retrouve sa tête. Une idylle domestique commence : Will et son père rajeuni s’occupent de l’éducation du petit singe César dont les progrès fulgurants prouvent que le rétrovirus, transmis héréditairement, a modifié son génome et boosté son intelligence. Le scénario est ingénieux : en voulant guérir le cerveau bêtifié par la maladie du vieil homme dont il est né, Will upgrade par erreur le cerveau rudimentaire de l’ancêtre dont il descend. C’est un quiproquo sur les origines : l’aïeul animal pour le père humain. Et la méprise s’avère fatale : AZL-113, une version plus puissante du ALZ-12, entraîne une pandémie de « grippe simienne » (simian flue) qui provoque l’extinction quasi complète du genre humain (cf. le superbe prégénérique de Dawn, 2014), tandis que le jeune César devient guide et patriarche d’un peuple de singes mutants qui héritent de la terre des hommes (cf. l’épilogue biblique de War, 2017).
La conséquence la plus frappante de l’évolution des singes est leur accession au langage ou, plus justement, aux langages. Ce plurilinguisme simien, sa diversité et ses mutations sont l’aspect le plus passionnant des trois épisodes de la trilogie. Les singes communiquent entre eux de plusieurs façons différentes selon leurs dispositions ou aptitudes spécifiques (chimpanzés, gorilles, orangs-outans, etc.) et selon les circonstances. Tous les singes et à tout moment emploient la riche panoplie de la vocalisation et de la gestuelle animales : grognements, huées, plaintes sourdes, bruits de gorge, hurlements, grimaces, tambour de poitrine, retroussement des babines et autre mimique des membres. La grande majorité sait en outre communiquer dans le langage des signes et emploie cet idiome mixte, entre gestuelle et langage, aussi bien dans les entretiens privés que dans les délibérations collectives. Enfin, une minorité est douée de la parole et a recours à cette communication verbale aussi bien dans ses rapports avec les hommes que, parcimonieusement, pour des tête-à-tête entre singes dans des moments exceptionnels d’hostilité ou de pathos. De ces différents langages, le plus souvent mélangés et s’étayant les uns les autres, il se trouve que les deux derniers – la langue des signes et la parole – sont spécifiquement humains. C’est sur eux que se concentre l’effet de la mutation et c’est eux qui font du singe une nouvelle espèce d’homme. Pour mieux comprendre la différence entre communication animale et langage humain, il faut faire un détour par la sémiologie réaliste de Charles S. Peirce et l’application qu’en fait Terrence W. Deacon dans son ouvrage passionnant, The Symbolic Species. Co-evolution of Language and the Brain (Norton, 1997). Trente ans après le Singe nu de Desmond Morris (The Naked Ape, 1967), L’Espèce symbolique reparcourt l’itinéraire qui conduisit du singe à l’homme, mais en prenant le versant nord, plus abrupt et moins verdoyant, qui passe par le cerveau et l’acquisition du langage dans un roncier de neurones.
Contrairement à la sémiologie linguistique de Saussure, qui pose un rapport arbitraire entre signe et référent (aucune motivation du signe, c’est-à-dire aucun rapport entre le mot et la chose), la sémiologie de Peirce inclut les signes extralinguistiques et s’applique donc aussi bien à l’étude du langage humain (linguistique) qu’à l’étude de la communication animale (zoosémiotique) et à l’analyse des formes vivantes (biosémiotique). On connaît la célèbre triade peircienne subdivisant l’ensemble des signes possibles en icônes, indices et symboles.
De ces deux exemples volés sur le net, prenons celui du chaton. L’image du petit félin est une « icône « (signe iconique) : elle entretient avec la chose un rapport de ressemblance. L’empreinte de la patte est un « indice » (signe indiciel) : elle entretient avec la chose un rapport de contiguïté (comme la fumée indique le feu ou, bien moins innocemment, le talon aiguille indique la femme…). Le mot « cat » est un « symbole » (signe symbolique) : il se rapporte à la chose de façon conventionnelle et sur un mode indirect supposant l’institution du système de la langue anglaise. En ce qui concerne les symboles, c’est le rapport entre les signes (relation interne et différentielle de tous les signes du système) qui conditionne et qui arbitre le rapport du signe à la chose. Ce rapport est indirect et n’existe qu’arbitrairement. Il faut préciser tout de suite que la triade de Peirce ne fait pas tant la distinction entre trois familles de signes qu’entre trois types de lecture ou trois interprétations. Prenons un exemple facile : Pierre rentre le soir chez lui et trouve trois pommes dans un compotier qui le matin même était vide. Si Pierre se dit « Tiens, des pommes », sa lecture est iconique : il reconnaît les pommes qu’il voit parce que l’image qu’il perçoit ressemble à l’image mentale qu’il connaît et associe à la chose pomme (s’il trouvait dans le compotier une espèce de fruit inconnu, sa lecture iconique serait mise en échec). Si Pierre se dit « Tiens, Jeanne est passée au marché », sa lecture est indicielle : la présence des pommes (reconnue iconiquement) est l’indice que Jeanne est allée faire des courses ; le signe indique quelque chose qu’il ne représente pas. Si Pierre se dit : « Tiens, Jeanne me quitte », sa lecture est symbolique et suggère une convention (un code ou idiome secret) que le couple a institué et que l’on ne saurait comprendre si l’on n’est pas au courant (dans le cas présent, par exemple, 1 pomme signifie : « je t’aime » ; 2 pommes signifient : « il faut qu’on parle » ; 3 pommes signifient : « je te quitte »).
Pour sortir de l’antithèse des deux fondamentalismes opposant ceux qui professent une identité de nature entre communication animale et communication humaine à ceux qui excluent la possibilité d’une telle comparaison, Terrence W. Deacon applique entre ces deux modes de communication une distinction inspirée de la sémiologie peircienne. Sa thèse est que les animaux sont des communicants et des interprètes extrêmement performants, mais que leur communication est de nature strictement iconique et indicielle. Ils décodent des images et se servent de signes iconiques pour tromper proies et prédateurs (mimétisme, camouflage, etc.) ; ils produisent et ils déchiffrent un nombre incalculable d’indices (empreintes, odeurs, mimiques, riches vocalisations indiquant des émotions ou des informations sur l’environnement) ; mais, sans même parler du langage, ils éprouvent des difficultés quasiment insurmontables à manier les symboles les plus rudimentaires. La savante richesse des liens qui les rendent si performants dans l’univers référentiel des indices et des icônes (réalisme du rapport signe-chose) accapare leur attention et les rend peu agiles à opérer avec succès dans l’univers plus abstrait des rapports entre symboles. En favorisant les compétences sémiotiques qui en font d’incomparables interprètes du réel, l’évolution leur a barré la voie des virtualités sémantiques, des abstractions et des concepts. La différence entre l’aptitude iconique/indicielle et l’aptitude symbolique correspond à une révolution profonde dans le rapport à la réalité ; et cette révolution équivaut pour Terrence Deacon à l’anthropogenèse comme telle. D’où le nom d’« espèce symbolique » qu’il donne à l’espèce humaine ; et il décrit ce passage au registre symbolique comme « un changement critique qui nous a catapultés dans ce monde sans précédent, plein d’abstractions, d’histoires, d’impossibilités, que nous appelons humain » (The Symbolic Species, Norton, p. 23). L’image qu’il utilise pour illustrer ce passage est un épisode de l’histoire de Rome : « C’est un Rubicon qui a été passé à une époque précise dans des circonstances spécifiques de l’évolution. » (« It was a Rubicon that was crossed, etc. »).
La métaphore de Deacon n’est pas la raison matérielle que, dans la trilogie des Singes, le chef des singes mutants et mutinés contre les hommes porte le nom de César. Les scénaristes d’Origines ont repris le nom du héros du film de 1972, Conquest of the Planet of the Apes. César y était le fils de Zira et de Cornelius (les sympathiques savants qui prenaient le parti du capitaine Taylor) et y guidait ses frères singes dans leur révolte contre les hommes. La rencontre est pourtant frappante entre l’image du Rubicon comme traversée vers le symbolique et le singe César du film de 2011, premier chimpanzé parlant et meneur d’une rébellion dont l’épisode culminant (en vedette sur toutes les affiches) est la traversée du Golden Gate Bridge vers la forêt de Muir Woods.
Je vais me servir d’un exemple pour suivre, dans Origines, le passage vers le symbolique opéré par le singe César dans son processus d’hominisation. L’exemple est à ce point central qu’il est devenu une icône et figure dans bon nombre de produits dérivés du film : c’est la fenêtre du grenier que Will a aménagé pour en faire la chambre de César dans les soupentes de la maison.
Dans la première partie du film, cette lucarne à rosace simple apparaît à plusieurs reprises. On y voit souvent le petit César, qui vit en clandestin dans la maison de Will, regarder le monde extérieur, le nez collé contre la vitre. Cette insistance est iconique : comme un singe de laboratoire, le spectateur est dressé à reconnaître le motif comme la « maison de César ». Impressionnée par la batterie d’accessoires et d’agrès qui garnissent la soupente, sa petite amie dit à Will : « You’ve built a pretty good home for Caesar here ». Cet environnement factice, mais propice aux acrobaties, a pour fonction de reproduire le milieu naturel des singes et d’offrir à César un biotope adapté : « a pretty good home (for a young ape) ». Se ressemblant à elle-même chaque fois qu’elle réapparaît, la fenêtre à rosace simple devient l’icône de ce « home » (d’où son usage iconique dans les produits dérivés). Mais elle représente aussi le caractère ambigu, potentiellement critique, de l’adaptation de César au monde dans lequel il grandit. Collé à cette fenêtre, il voit un jour des gamins faire du vélo dans la rue. Incapable de résister, il s’échappe de la maison et va prendre un vélo d’enfant dans le garage du voisin. Épouvantés par l’animal, les gamins appellent leur père, qui bastonne le petit intrus avec un pic à barbecue. Des années plus tard, toujours de cette fenêtre, César voit le même voisin rudoyer le père de Will, dont l’organisme a combattu la présence du virus et qui sombre dans la démence à vitesse accélérée. Incapable de se maîtriser, il vole au secours du vieil homme, roue de coups son agresseur, le poursuit le long de la rue et lui tronque un doigt d’un coup d’incisives. Ce second incident signe la fin de l’idylle : appréhendé par la police, César est incarcéré dans un Refuge pour primates (Primate Shelter), sorte de maison d’arrêt pour singes délinquants, méchants ou retraités du cirque.
C’est dans le refuge de San Bruno que la « fenêtre de César » commence sa migration vers le registre symbolique. Maltraité par ses gardiens, rejeté par les autres singes, César plonge dans la dépression. Dans une heure particulièrement sombre, il ramasse un caillou par terre et dessine sur le mur de sa cage un motif que l’on reconnaît aussitôt comme la fenêtre de son « home » humain. Perçu iconiquement par le spectateur, le motif de la rosace vient en fait d’accéder au statut d’indice. Pour le singe prisonnier, il indique la maison et la pauvre bête s’y colle comme au carreau de sa soupente, dans une attitude prostrée qui rappelle les heures passées à regarder par la fenêtre la rue en contrebas et le monde dehors. En tant qu’il fonctionne comme remède d’un syndrome de sevrage ou « angoisse de séparation », l’indice de la fenêtre représente la première étape du processus par lequel le signe va se détacher ou se séparer de son référent pour accéder à son plein statut de symbole. Jusque là, les images de la lucarne étaient autant d’icônes simples, immédiatement reliées au référent naturel dont elles signifiaient la présence. Gravée sur le mur d’une geôle, l’icône devient l’indice de quelque chose comme un « home » : dans la dépression de César et dans l’illusion dont elle se nourrit, comme la fumée indique le feu, le motif de la lucarne devient l’indice de la maison. Comme une empreinte sur le sol, ce signe d’un genre nouveau (cette lecture d’un genre nouveau de ce qui était icône) « porte présence et absence » du référent réel auquel il se rapporte.
Mais César espère en vain l’heure de sa libération. Un jour, fatigué d’attendre que Will vienne le libérer et le ramène à la maison, il est pris d’un accès de rage et efface la fausse fenêtre qu’il avait dessinée sur le mur de sa geôle. Le soir même a lieu l’épisode du « partage des cookies ». César dérobe à ses gardiens un paquet de petits gâteaux et oblige son rival, le chimpanzé Rocket, à passer de cage en cage pour distribuer les friandises entre tous les prisonniers de la geôle de San Bruno. Quand l’orang-outan Maurice lui demande la raison de cette distribution, César lui fait une réponse dont la formule lapidaire est promise à devenir un des canons fondamentaux du code civil des singes, répétée à plusieurs reprises dans les épisodes suivants : « Apes together strong ». La distribution des cookies cimente la troupe des co-détenus et les change en une fratrie. C’est un épisode de contrat social et le passage implicite du cercle de la fenêtre au disque du petit gâteau montre que ce qui est en jeu, dans la logique de l’épisode, est la migration du signe : l’icône de la maison, promue au statut d’indice sur le mur de la prison, accède au statut de symbole dans le partage des gâteaux. Elle ne représente plus un référent matériel (la maison des Rodman), mais symbolise un concept : la notion abstraite d’un socius. À la fin du film, quand Will conjurera César d’abandonner la révolte contre la société humaine et de revenir à la maison vivre sous sa protection, César regardera longuement la horde des singes fugitifs regroupés autour de lui dans la forêt de Muir Woods et répondra : « Caesar is home ». De la rosace de la fenêtre aux disques des petits cookies, il y a eu beaucoup plus qu’une multiplication du motif : la fenêtre du grenier n’est plus icône de la maison, mais symbole de l’enfermement dans un factice home humain qui condamnait le petit singe à une solitude de captif. La multiplication des cookies déploie et promeut l’icône dans le registre symbolique. À bien regarder la rosace, on s’aperçoit que son motif est un motif incomplet, formé de quatre arcs de cercle qui témoignent de l’absence du cercle dont ils sont un segment. Pour compléter le motif, il faut le démultiplier :
La rosace solitaire, pourvu que démultipliée, donne naissance à un dessin dans lequel chaque motif est intimement composé du complément d’autres motifs et dans lequel la figure est une figure collective formée par la communauté des motifs intersécants qu’elle cimente et socialise. C’est la logique du symbolon : petit disque de terre cuite que deux personnes cassaient en deux et dont chacune gardait une moitié en signe d’amitié ou d’alliance conclue.
En se détachant de son référent matériel (rapport signe-chose), l’icône de la fenêtre est devenue le symbole du concept de communauté. Une scène du deuxième volet de la série (Dawn of the Planet of the Apes, 2014) témoigne de cette accession au registre symbolique. Dans leur lutte contre la poignée d’hommes survécus à la grippe simienne, la tribu des singes se déchire en un groupe pacifiste sous la conduite de César et une faction spéciste sous les ordres de Koba. À un moment du conflit, les singes de Koba l’emportent et encagent ceux de César dans l’épave d’un autobus. Au milieu de la nuit, les singes prisonniers voient une ombre tracer un signe sur le pare-brise embué. La patte qui a tracé ce signe est la première preuve explicite que les singes sont parvenus au régime symbolique. Le signe est aussitôt compris par le sagace Maurice, fidèle entre les fidèles et sorte de sachem muet, expert dans la langue des signes. Celui qui l’a dessiné et celui qui le comprend prouvent que ce signe abstrait est le symbole convenu (et peut-être encore secret) du parti des césariens. Maurice aperçoit la figure connue (lecture iconique) et l’interprète aussitôt comme l’indice que César est venu les délivrer (lecture indicielle), parce qu’il y reconnaît l’insigne et le signe de reconnaissance des singes de son parti (lecture symbolique). Contrairement à l’icône de la lucarne du grenier, le signe est désormais une figure abstraite dont le lien avec la chose qu’il représente (un idéal pacifiste, une certaine idée de la société, un credo multispéciste, etc.) est purement conventionnel et ne présente aucune valeur ou motivation iconique (logique de ressemblance).
Mais cet emblème tracé sur la vitre embuée d’un bus fait écho à un autre signe ou à une autre signature beaucoup plus énigmatique et complexe à déchiffrer. C’est le graffiti tracé sur un panneau de signalisation, à la fin du film Origines, avant le grand combat sur le Golden Gate Bridge. Sous la conduite de César, délivrés des cages des laboratoires et des enclos des zoos, les singes mutants fuient San Francisco pour rejoindre les bois de Muir Woods. Will et sa petite amie essaient de rattraper César pour le sauver du massacre qu’ils pensent devoir avoir lieu. Alors qu’ils arrivent à l’entrée du pont, leur voiture dépasse un panneau barbouillé du signe de César. Manifestement tracé par César lui-même, ce signe est un palimpseste recouvrant un autre signe qui dit : « vélo interdit » (icône d’une bicyclette comme indice de prohibition, du fait du sens symbolique donné à la couleur rouge). Il est facile de deviner le sens du geste de César. Le signe « vélo interdit » a réveillé le souvenir de l’incident du vélo et du sens de cet incident : le vélo permis aux petits enfants est interdit aux petits singes. En plus de prouver que César sait décoder les symboles (sa réponse ab irato prouve qu’il a compris ce que dit panneau), son graffiti est l’indice d’un défi au monde des hommes : le domaine dans lequel on entre en dépassant ce panneau est non seulement un domaine où les vélos sont interdits, mais un domaine réservé à celui qui, par ce signe, a marqué son territoire pour lui et pour ceux de son genre. Les animaux ont coutume de marquer leur territoire en délimitant celui-ci de signatures indicielles (urine, bousin, traces olfactives). Mais César est un animal en train de s’hominiser et son langage traverse une crise de bilinguisme : c’est par le biais d’un symbole et non d’un indice organique qu’il établit la frontière entre le monde des hommes (la ville de San Francisco) et le royaume des singes (les forêts de Muir Woods). Ces deux mondes sont séparés par une frontière naturelle qu’enjambe le Golden Gate Bridge. Le signe tracé à l’entrée du pont constitue, dans Origines, la toute dernière leçon de l’éducation de César au registre symbolique. Il y témoigne de sa maîtrise et du chemin parcouru. L’icône de la maison dans laquelle il a grandi se détache de cette maison comme référent illusoire et réalité trompeuse ; elle se détache de la chose pour devenir le symbole d’une autre réalité, chargée d’un riche sémantisme. La même figure qui représentait la maison d’un petit singe (Caesar’s home) devient le symbole du pays des singes, de la révolte des singes, de l’hégémonie des singes et, à terme (d’un cercle l’autre), du globe terrestre lui-même en tant que planète des singes.
Ce transfert de l’origine (« home ») de la ville à la forêt, illustration topographique d’une translatio imperii de la domination des hommes à la domination des singes, trouve sa plus belle expression dans une image qui résume le passage du Rubicon effectué par les primates vers l’univers symbolique. Après l’incident du vélo, Will amène le petit César chez la jolie vétérinaire du Zoo de San Francisco pour qu’elle panse la blessure infligée par le voisin. Encouragé par César, Will invite la jeune fille à venir dîner chez eux. Elle visite le grenier, félicite le « papa » pour cette parfaite chambre d’enfant, mais l’encourage malgré tout à donner « some open space » au petit captif. Aussitôt dit, aussitôt fait : une expédition à Muir Woods est prévue pour le jour suivant et un fondu enchaîné matérialise le trajet en superposant l’une à l’autre la rosace du grenier et la silhouette du Golden Gate Bridge. Cette transition iconique fondant les meneaux incurvés de la fenêtre de César dans les câbles incurvés du pont illustre à la perfection la transition du motif du régime de l’icône (la « maison » comme référent : home) au régime du symbole (la notion abstraite de « patrie » : homeland). L’iconographie transparente de ce beau fondu enchaîné préfigure le passage qu’effectueront bientôt César et sa phalange de singes mutants, d’une rive à l’autre rive du Rubicon du symbolique, vers une pleine hominisation.