Festival d’Angoulême 1985. Je suis envoyé en mission par les Nuits Magnétiques de France Culture pour rapporter quatre petits bobinots d’entretiens (5 minutes chacun) avec des auteurs de bande dessinée. Nagra en bandoulière, je me mets en quête. Florence Cestac est la première que j’invite à parler de Futuropolis, prenant prétexte des dernières productions de cette incomparable maison d’édition. Parmi ces nouveautés : Le Petit Tarot de F’Murrr. Comme ce dernier venait de publier chez Casterman Tim Galère, un de ses chefs d’œuvre les plus incontestables qui me semblait accomplir un sacré bond en avant (comme on disait du temps de la révolution culturelle), il devint naturellement mon deuxième invité. On se rencontre alors très facilement et filons aussi sec à l’écart des “bulles” enregistrer dans un bistrot. Cinq minutes, c’est vite passé, mais nous continuons à converser un bon moment, jusqu’à ce que ses obligations le conduisent à devoir s’éclipser. J’enregistre ensuite deux autres bobinots et ça passe dans la foulée.
Comme j’avais eu la chance que le troisième entretien se soit fait avec Benoît Peeters et François Schuiten qui avaient obtenu, quelques jours après, le prix du meilleur album pour La Fièvre d’Urbicande, la productrice coordonnatrice de l’émission, Laure Adler, m’engage à continuer de produire de brèves séquences sur la bande dessinée pour le magazine des Nuits Magnétiques. Malheureusement, le plus souvent, faute de temps, ces petits modules sont sacrifiés à la dernière minute, surtout si le sujet concerne un parfait inconnu (comme le futur David B., enregistré pour la première fois et dont le nom, alors, ne disait rien à personne). Comme j’en devenais vraiment contrarié et que ça se voyait, elle me propose, plutôt que de produire 5 minutes toutes les semaines ou tous les quinze jours, de faire tous les trimestres une émission longue (à l’époque, d’une durée de 85 minutes), plus élaborée, et avec la plus entière liberté.

La première est programmée le 5 mars 1985. Je l’intitule Bande Dessinée Promenade un en souvenir de Musique Promenade de Luc Ferrari. Au sommaire, une enquête sur Futuropolis et divers modules de très courte durée sur un petit paquet de nouveautés. Mais le gros morceau est une conversation avec F’Murrr en trois temps (le montage ne respectera pas forcément cette chronologie). Le premier dans son appartement de la rue Descartes à Paris. Le deuxième dans les rues alentours où on ne cesse de marcher dans un froid polaire (on fait des pauses au bistrot pour se réchauffer, mais alors le Nagra est coupé). Le troisième et dernier, de nouveau dans son appartement. J’enregistre cinq bobines d’un quart d’heure chacune. J’en retiendrai une cinquantaine de minutes après montage. Mais, en réalité, cette rencontre aura duré la totalité de l’après-midi, avec de nombreuses pauses où on continuait à parler de choses et d’autres, dont je me souviens parfaitement, mais que je ne me risquerais pas à rapporter ici, car notre ami se montrait volontiers assez sévère pour ses contemporains.
Ce jour de l’hiver 1985 (j’ai perdu la date exacte, mais ce devait être en février, assez peu de temps après notre rencontre à Angoulême), j’étais venu avec l’écrivain Didier Pemerle, ancien du collectif de la revue Change et grand lecteur de F’Murrr, qui allait un peu plus tard dans l’année publier son quatrième roman, À trois jours de moi, chez Laffont (Didier devant partir assez vite après le début de l’entretien). D’où probablement l’importance de la littérature dans cette conversation. De toute façon, l’idée était de traiter la bande dessinée comme on l’aurait fait sur cette chaine pour les domaines plus reconnus (en 1985, il n’y avait aucun enthousiasme sur France Culture pour donner sa vraie place à ce qu’on nommait “BD” avec le soupçon de mépris qui lui était alors attaché). Trois mois après, une deuxième émission des Nuits Magnétiques a suivi, intitulée comme on pouvait s’y attendre Bande Dessinée Promenade deux, avec Jean-Claude Forest comme invité principal. Cela aura été la dernière. En attendant des jours meilleurs (aujourd’hui, c’est tout autre chose, ce ne sont pas les émissions sur la BD ou avec des auteurs de bande dessinée qui manquent sur France Culture).
En hommage à F’Murrr dont on vient d’apprendre la disparition à tout juste 72 ans, j’ai retranscrit, de la manière la plus fidèle possible, sans coupes ni arrangements, cette séquence hivernale qui me semble, non seulement tenir la route, mais aussi prémonitoire de ce qui allait se passer, en bande dessinée, quelques années plus tard, avec la montée en force de la génération de L’Association et la création de l’Oubapo (qui avait tenté de coopter F’Murrr sans succès – car, au fur et à mesure qu’il prenait de l’âge, ce dernier se montrait de moins en moins sociable, comme il le reconnaissait d’ailleurs lui-même).

1.
(Intérieur appartement F’Murrr)
– Peut-on continuer à produire en bande dessinée des récits linéaires, comme si cette forme n’avait été remise en question dans quasiment tous les autres domaines de création ?
– Je ne suis pas du tout linéaire. En tant que dessinateur, j’ai une aversion physique de la ligne droite. Je n’ai jamais su construire un récit linéaire, en fait. Donc je procède par superpositions : je mets une couche, puis une autre couche, et puis une autre couche… et ainsi les idées viennent. Dans Tim Galère, la ressemblance entre Attila et Hitler, je ne veux pas dire qu’elle soit fortuite, mais je voulais un Japonais de l’avant-guerre avec une moustache ridicule et il se trouve qu’après, vu le rôle que j’ai donné à ce personnage (que de plus j’ai appelé Attila), on l’a assimilé à Hitler. Et si je me souviens bien, les Anglais appelaient les Allemands les Huns… Mais, bon, c’était quand même un peu fortuit. Je ne suis pas mécontent de telles équivoques. Si je travaille par couches, c’est que j’espère bien que les contacts de ces couches entre elles provoquent des équivoques que je trouve plutôt profitables au niveau des significations du récit, parce que je pense que, plus il y a de significations, mieux ça vaut.
Le problème avec le récit linéaire, c’est qu’on raconte une histoire qui commence à un bout et finit à un autre. C’est du prêt à consommer de suite et on n’a pas envie de recommencer. L’optique du roman d’aventures, c’est ça. On n’y retourne pas. Sauf au cinéma, avec certains films comme Les Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang où, à chaque fois que je le revois, je découvre des choses extraordinaires. Ce côté linéaire est malheureusement presque imposé dans la bande dessinée, surtout belge. Quand j’ai commencé à travailler, on n’a pas cessé de me reprocher de ne pas être assez linéaire alors que la bande dessinée n’est surtout pas un moyen d’expression linéaire, parce qu’on passe son temps à sauter du texte à l’image. Chaque vignette en bande dessinée a sa valeur propre : quelquefois, c’est le texte qui compte, quelquefois, c’est le dessin, quelquefois, c’est le mouvement, l’ordonnance des pages… On ne peut donc pas jouer la carte de la linéarité. De toute façon, je déteste la ligne droite…
– Coller deux vignettes, ou deux mots, c’est déjà produire du récit, même si c’est du cut-up…
– J’ai constaté une chose : les enfants dessinent, ils n’ont pas d’autre moyen d’expression. À partir d’un certain moment, ils découvrent que certains signes ont trait au langage. Alors ils commencent à intégrer des lettres dans leurs dessins, sans savoir ce qu’elles signifient, un peu comme un dessinateur européen qui s’amuserait à intégrer des textes chinois en piquant des caractères çà et là, sans savoir exactement ce qu’ils signifient. Je pense que, dès qu’il y a eu un individu sur deux pattes pour faire du dessin et dès qu’il a eu la vague intuition qu’il pouvait aussi y avoir un langage, il a cherché à intégrer ce langage dans l’image. La tentation de mettre un texte sur une image arrive tout de suite…

2.
(Extérieur jour. Rue. Bruyant. Froid glacial)
– Là, tu vois, c’est rigolo, ils ont cassé un bain douche et ils reconstruisent un bain douche… Ça fait partie de la campagne électorale de… Chirac – il s’appelle Chirac, hein ?
– Tu vis pleinement dans ton quartier où tu n’es là que parce que tu y as trouvé un logement ?
– Non, non… Je fais partie des gens qui ne sortent pas beaucoup, je ne suis pas très sociable, je continue à rêver du bistrot où je me sentirais bien… Il y a toujours un truc qui fait que le bistrot ne me plaît pas : les chaises sont crevées, la tête du serveur ne me revient pas, il met du temps à servir, il n’y a pas les gens qu’il faut, je crois que je passerai ma vie à rechercher le bistrot idéal. Quelquefois j’erre dans le quartier, j’ai envie de prendre un café et il n’y en a aucun qui me plaît… C’est presque dramatique, c’est existentiel en fait comme recherche parce que c’est dans les cafés que je me sens le mieux pour travailler, il y a une sorte de va-et-vient très positif, les piliers de comptoir, les employés qui viennent déjeuner, ceux qui sont de passage, ça donne envie de faire bouger la tête. C’est toujours passionnant de voir les mouvements de foule dans un café.
– On retrouve ça dans tes bandes.
– Ah oui, j’ai toujours aimé ça !
(…)
– J’aurais fait un très bon espion parce que, en général, quand je m’installe quelque part, on ne me voit pas, j’ai de plus en plus l’impression d’être invisible. J’attends que le type (le serveur) me voie et des fois ça dure une demi-heure… À Tokyo, j’ai eu l’impression de milliers de personnes qui ne me voyaient pas. Là-bas, ça devient systématique. Quand tu regardes une fille, là-bas, surtout une petite fille, elle est prête à se cacher sous la moquette, c’est assez curieux… On se sent très seul là-bas.
– Tu es très “japonisant” !
– Je l’ai été. Je l’ai été moins. Ça revient, ça repart… J’ai pris une distance que, personnellement, je trouve tout-à-fait positive. Il ne faut tout de même pas tomber dans la monomanie. Je suis certainement beaucoup plus lucide par rapport au Japon que je ne l’ai été, mais, ça, c’est normal : au début, on a tendance un peu à surestimer ce qu’on aime trop. J’ai eu d’autres pôles d’intérêt depuis, notamment toutes les cultures, cet espèce de grand fleuve qui va du Moyen-Orient jusqu’en Extrême-Orient : tous ces nomades qui ont voyagé, sans arrêt, d’Est (ou Ouest) en Ouest (ou Est). On vient de me prêter un bouquin de Thomas de Quincey qui vient de sortir et qui raconte la grande révolte des Tartares au XVIIIe – qui n’est pas une révolte, d’ailleurs, mais plutôt un exode qui s’est terminé de façon tragique, ça ferait un film superbe et un peu sanglant qui raconterait comment la population Kalmouk a décidé de quitter l’aile protectrice de Catherine de Russie (je ne sais combien de centaines de milliers de morts sont morts sur la route), hommes, femmes, enfants, troupeaux, pour arriver dans un état lamentable, la plupart à moitié fous, en Chine… Voilà : la scène finale est superbe. Ça s’appelle La révolte des Tartares.
3.
(Intérieur / appartement – retour en arrière)
– À chaque période de sa vie, on a besoin de lire tel bouquin. Alors, c’est souvent le hasard qui fait qu’on tombe exactement sur le livre qu’on avait envie de lire – dont on avait besoin. Mais j’en suis arrivé là : à presque 39 ans je n’ai jamais lu Proust et je pense que je ne le lirai jamais parce que ça ne me touche pas – parce que je n’en ai pas besoin. On en est arrivé à une telle profusion d’informations qu’actuellement on peut tout lire, tout voir tout ce qui s’est fait et qui est resté, a surnagé des cultures passées. Mais on ne peut pas tout lire. Il faut bien se résigner, faire des choix… Même si ce n’est qu’après avoir lu qu’on se rend compte que tel bouquin était essentiel. Quand j’ouvre un livre, je lis, c’est tout. Je me souviens m’être prodigieusement emmerdé à lire Raymond Roussel. Et puis, refermant le bouquin, me dire : ah, je viens de lire un livre fantastique qui m’évoque des images fantastiques… J’ai eu ça aussi avec un autre bouquin “emmerdant” qui était L’Inquisitoire de Robert Pinget. Mais quand je l’ai fini, je l’ai trouvé très étonnant et j’ai regretté qu’il soit fini. Moi, je rêve d’une bande dessinée à la Roussel. Ce qu’il a fait avec des images littéraires, je voudrais bien qu’on le fasse avec de “vraies” images. Mais on n’en est pas encore là…

4.
(Un peu plus tard, toujours dans l’appartement, mais au retour de notre balade en extérieur. L’échange se poursuit sur fond sonore d’une musique traditionnelle d’Afghanistan – vinyle de la belle collection de F’Murrr, Unesco ou Ocora, probablement).
– Tu te présentes ?
– Encore ?
– On ne l’a pas fait !
– C’est vrai ? Bon. C’est toujours difficile de savoir par quel bout commencer. Je fais de la bande dessinée sous un pseudonyme qui est F’Murrr. J’approche les 39 ans et je dessine effectivement depuis 1971, ce qui fait… depuis pas tellement longtemps, j’ai commencé tard. Comme beaucoup de dessinateurs, j’ai fait de la bande dessinée en désespoir de cause. C’est ce qu’on appelle une vocation ! Une vocation, c’est quand on se rend compte qu’on ne serait pas capable de faire autre chose, c’est la voie unique – le sens unique ! Je serais complètement perdu actuellement si, tout à coup, pour une raison ou pour une autre, mettons un accident, je ne pouvais plus dessiner, ce serait une catastrophe. Toute ma vie est investie là-dedans.
– Tu es assuré ?
– Non ! Mais j’en connais qui le sont – qui ont assuré leur main. Ce n’est pas une mauvaise idée. Je devrais peut-être le faire.
– Tu connais les peintres de la bouche et du pied ?
– Je n’y arriverais pas ! Déjà la main gauche, j’ai essayé, je ne peux pas. J’aimerais bien être ambidextre, mais je ne crois pas que ça m’arrivera un jour…

5.
(Extérieur, rue – suite et fin)
– Je pense que le dessin au crayon, c’est une des choses les plus difficiles… Si tu regardes l’histoire de l’art, tu t’aperçois qu’il n’y a que très peu de dessinateurs, enfin de gens qui aient signé des œuvres au crayon et qui s’en soient tirés de façon honorable. Pour moi, ce qui est le plus frappant, ce sont des dessinateurs comme Clouet : tous ses portraits de la famille royale qui sont très beaux… Le crayon, c’est quelque chose d’abominable à manipuler, c’est très difficile…
– Tu t’intéresses aux différentes techniques de dessin, j’entends : autres que celles que tu emploies pour tes bandes dessinées ?
– Oui. Parce que c’est toujours une angoisse pour un dessinateur… on a toujours l’impression que, si ça ne marche pas, c’est parce qu’on n’utilise pas le bon moyen. On se demande toujours : est-ce que c’est le bon format ? Est-ce que c’est la bonne plume ? Et si je travaillais au pinceau, ce serait peut-être mieux ? Et si j’en restais au crayon, ce ne serait peut-être pas mal ? Mais j’ai vite compris que le crayon, c’est vraiment trop dur. Ce n’est pas un moyen technique apte pour la bande dessinée. Le crayon, c’est un truc trop statique, c’est vraiment trop doux., alors que la bande dessinée est une chose qui est pleine de vitalité. L’encre, la plume, le côté agressif, ça va beaucoup mieux déjà ! On a toujours ce problème technique, essentiel pour tout artiste. Je me souviens d’une interview de Giono, racontant comment il écrivait, je veux dire matériellement : la plume, la bouteille d’encre… Ça je crois que c’est la “vraie” vérité des gens qui créent des choses… Leur problème, c’est : comment je vais découper mon papier. Ou : pourquoi est-ce que l’encre est beaucoup plus épaisse tout-à-coup. Ce sont les vrais problèmes, je crois.
– Un lien à affirmer entre le sensuel et le matériel ?
– Oui. C’est d’abord un problème sensuel. Quand tu trempes un pinceau ou une plume dans l’encre et que ça ne gratte pas comme tu veux, c’est un problème sensuel. Et à partir de là, si ça ne va pas, le dessin ne va pas, tu ne prends plus plaisir à le faire et tout ce que tu racontes se crispe. Donc, on est mal parti… Je pense qu’il faut apporter une grande attention à nos petits outils. Je connais des gens qui poussent des cris d’horreur quand on ose utiliser leur plume. Car une plume, ça prend la forme, l’empreinte, de la main du dessinateur. Elle ne s’use que dans un sens – qui est celui du travail.
(Le vent, glacial, souffle de plus en plus fort…)
– Mais je trouve qu’il y a très peu de choses à dire sur ce qu’on fait. Si je me mettais à écrire un bouquin sur la façon de faire une bande dessinée, je n’aurais plus besoin d’en faire…
– Ça t’arrive de faire des dessins, juste pour le dessin ?
– Pour le dessin… ? Non. Il y a des moments où j’ai des sursauts d’honnêteté et alors je me dis : tiens, il faudrait peut-être que je réapprenne à dessiner. Parce que c’est quelque chose qu’on perd.
(…)
– La bande dessinée, ce n’est pas du dessin d’art. Son moteur essentiel, c’est quand même l’imagination. Il y a constamment transgression de l’art par le récit. Une transgression… une perversion aussi. Et quelques fois il vaudrait mieux réapprendre à dessiner pour savoir à nouveau comment se dessine un corps, une voiture, une maison… Les trucs les plus bêtes quoi : l’académie !
– Tu as eu une formation académique ?
– Euh… très, très, légère. C’était aux Arts appliqués et la formation académique y était extrêmement succincte. C’est un peu regrettable et en même temps, bon, on apprend très vite à pallier ces défauts. Mais enfin, la bande dessinée est un travail d’imagination, pas un travail d’art.
– Il n’y aurait pas d’imagination dans le travail d’art ?
– Chez la plupart des gens qui prétendent à la qualité d’artiste, non. Ce sont souvent des “faiseurs”. Ce qui fait les grands peintres, c’est que, tout-à-coup, le type, au milieu de tout son attirail technique, se met à avoir de l’imagination et donc à inventer une nouvelle forme, une nouvelle manière de peindre. Quand tu vois un peintre comme Van Gogh, il est évident que son travail doit tout à l’imagination. Sa façon de peindre est complètement personnelle. Alors qu’on ne peut pas dire que les peintres pompiers de son temps débordent d’imagination !
– On n’est pas obligé de tenir compte de l’existence passée de ces derniers !
– Si ! Ça a un côté… On est dans une civilisation du spectacle, tout fait bois pour le feu, y compris les mauvais peintres des siècles passés. Il n’est pas question de dérision là-dedans. On peut très bien trouver du plaisir à regarder une peinture médiocre. Encore que, personnellement, je ne m’y attarderais pas longtemps parce que je trouve ça extrêmement déprimant. Il n’y a rien de plus déprimant qu’une mauvaise peinture et les musées en sont bourrés…
– Au fond, l’art, quand ce n’est pas beau, c’est ce qu’il y a de plus laid !
– Je crois que c’est vrai. Le jour où la bande dessinée commencera à passer pour de l’art (il y en y a déjà qui essaient), je pense qu’on commencera à juger les dessinateurs extrêmement sévèrement et on aura raison. Car il y a des choses très laides…
(Le parleur et celui qui porte un Nagra continuent de descendre tranquillement la rue Mouffetard. Un temps de silence. Reprise :)
– En ce qui concerne cette histoire de linéarité, enfin si ça t’intéresse (rires), il y a une spécificité de la bande dessinée (qu’il n’y a pas dans le cinéma) qui fait qu’on peut se permettre d’être incohérent dans la mesure où le lecteur a la possibilité de revenir en arrière, donc notamment de se rassurer sur la signification de quelque chose qu’il n’a pas compris tout de suite. On peut se permettre une certaine obscurité comme maintenant (la nuit tombe en effet, c’est l’hiver). Le lecteur est extrêmement libre en bande dessinée. Il n’est pas comme le spectateur de cinéma coincé dans un fauteuil dans une salle obscure. Ou devant la télévision où on ne peut pas s’absenter un instant, car ce qu’on a perdu ne reviendra pas. En bande dessinée, tu peux revenir sur tes pas.
– Tu fais une bande dessinée qui n’est pas tellement conventionnelle, c’est le moins que l’on puisse dire. Et en même temps tu profites du succès du genre auprès des lecteurs, avides de toujours plus, pour leur proposer quelque chose qui n’est pas leur pain quotidien, mais qu’ils acceptent. Les rapports sont ambigus.
– Oui. C’est ça. Tout n’est pas clair. Je ne suis pas conventionnel, sans doute parce que je n’y arrive pas. Peut-être qu’au fond de moi, ma seule envie serait de l’être et de rentrer dans le rang. Mais je n’y arrive pas… À partir du moment où on se rend compte que ce qu’on fait passe au niveau des employeurs, on se gêne beaucoup moins pour raconter ce qu’on a envie de raconter. Comme de toute façon je fais une espèce de collage, je fabrique mes petites couches superposées, j’ai besoin de matériaux pour ça. C’est un peu comme le travail du Facteur Cheval qui récupère des bouts de vaisselle un peu partout. Donc, moi, je récupère mes bouts de vaisselle… Il y a des choses très personnelles et d’autres moins, des choses entendues, des choses vues. Et puis, on mélange tout, ça fait une espèce de sauce, c’est un peu la marmite de la sorcière : un peu de bave de crapaud, un peu d’œil de serpent… C’est un art qui permet le bricolage. Enfin un art…
– La peinture actuelle aussi, ou le récit littéraire, la poésie, c’est une caractéristique de notre époque, non ?
– C’est peut-être la faute à Roussel en effet (pas à Rousseau !). Sauf que chez lui, ses collages étaient bien propres… Ce qui me frappe chez Roussel, c’est ce côté “boîtes”, ça me fait penser à cette émission du midi à la télévision, L’Académie des 9, où chaque personnage est dans une boîte (il y en a 9 comme ça, en carré de 3). Roussel, pour moi, c’est ça : des assemblages de boîtes, avec pour chaque boîte une scène tout-à-fait extravagante. Et la bande dessinée, c’est aussi ça : ce jeu de boîtes.
– Il y a quelqu’un qui joue avec cette forme, c’est Fred.
– Oui, mais il essaie de donner un sens à cet assemblage de boîtes, un sens et un contresens. Je crois qu’il ne laisse pas la possibilité à chaque compartiment de dérouler une scène de façon indépendante. Moi, ce qui m’intéresse, c’est d’avoir dans chaque boîte une scène différente qui n’ait aucun lien avec la précédente, ni avec la suivante et encore moins avec celles d’en-dessous. C’est ça, la bande dessinée idéale que personne n’a jamais pensée, ou osée, ou envie de faire.
– C’est le théâtre qui t’attire le plus, comme dispositif ?
– Qui me paraît le plus proche de la bande dessinée, même si je ne vais pas souvent au théâtre, c’est le moins qu’on puisse dire… Mais ce qui me touche le plus, c’est ce compartimentage des événements qui, contrairement à ce que pensent les gens, loin de les cloisonner, permet le plus de liberté. J’ai quand même l’impression que, plus la structure est contraignante, plus on a la possibilité de faire des choses insensées. Et ce compartimentage de la bande dessinée, la possibilité de diviser la page en petites cases, leur donnant la taille que l’on veut, permet vraiment de raconter n’importe quoi. L’écran de cinéma morcelé, ça n’existe pas vraiment. Encore que… J’ai vu un truc, c’était à la télévision japonaise où maintenant on a la possibilité d’afficher sur écran tous les programmes simultanément. C’est impressionnant ! C’est juste pour permettre de choisir son programme, mais moi, je crois que je laisserais toute les images ensemble, sur un grand écran…
– Quand tu découvres une page de bande dessinée, tu la regardes d’abord en surface, ou plutôt comme une succession de cases qu’il faut lire de haut en bas et de gauche à droite ?
– Ça fait partie des choses senties, mais non formulées… Une page de bande dessinée a toujours un impact esthétique. C’est question d’équilibre de noirs et de blancs. Ou de noirs et de couleurs quand c’est en couleur. On est tous touchés par ça, mais ça ne se formule pas, car l’objet, c’est : lire. Mais on est forcément impressionnés par ça. Par exemple : certaines pages d’Adèle Blanc-Sec de Tardi en noir et blanc doivent beaucoup aux mises en page des Tintin en noir et blanc. Il y a la même répartition des cases, les mêmes dosages des noirs et des blancs.
– Quand tu dessines en noir et blanc, tu penses à la couleur ?
– Oui et non. Si je sais qu’il va y avoir de la couleur, je pense à la couleur (rires).
– C’est d’une logique imparable !
– Oui ! Bon. Quand on pense à la couleur, ça veut dire qu’on est obligé d’épurer le trait au maximum. La couleur n’admet pas la surcharge. Ce qui est un peu désespérant, c’est qu’en général une page en noir et blanc ratée donnera une mise en couleur ratée. Il n’y a pas moyen de sortir de là. J’ai toujours pensé que j’arriverais à sauver une mauvaise page avec une bonne couleur. Mais en général, une fois que je l’ai fait sur cette page-là, je me vois implacablement entraîné vers le catastrophe…
(Dehors, le bruit s’accroît, on doit hausser le ton)
– J’ai plutôt envie de travailler en noir et blanc. C’est ce que je fais actuellement. La couleur, c’est un boulot pénible et peu payé. Ça fait déjà deux bonnes raisons pour ne pas aimer ça. C’est vrai que, une fois le résultat obtenu, c’est gratifiant. Mais c’est vraiment un travail de bénédictin, on est obligé de travailler au format du journal, c’est tout juste si on ne doit pas revêtir la robe de bure avant de s’installer avec les pinceaux… Alors que j’ai envie d’aller vite. Je fais partie des dessinateurs trop pressés. J’ai à peine commencé et je voudrais que ce soit déjà fini, ce qui fait que, quelquefois, je me plante beaucoup. Et pour la mise en couleurs, c’est encore plus dramatique… Mais la couleur, c’est un argument très fort pour l’éditeur. Quand j’ai fait mon premier Jehanne d’Arque, on m’a tout de suite reproché l’absence de couleur : “C’est moins gai…” Je crois que c’est une frontière qu’on ne franchira jamais : un album en noir et blanc ne sera jamais un album “grand public”, faut pas y compter.
– Tu as des tirages important quand même pour Jehanne et Tim Galère.
– Oui, c’est de l’ordre de 25000. C’est beaucoup, mais très loin des Lucky Luke et cie, qu’on ne publierait d’ailleurs jamais en noir et blanc… C’est curieux… Quelquefois, devant la télévision, je me passe un film couleur en noir et blanc et tout-à-coup, ça va mieux, parce que la couleur a tendance à annuler la lumière. Et ce qui est beau, dans le cinéma en noir et blanc, dans le cinéma muet allemand et tous les cinémas d’avant-guerre, c’est la lumière. Dans le cinéma japonais, les éclairages sont superbes. C’est quand même bien, ces postes de télévision avec toutes ces petites manettes qui te permettent de tout régler : couleurs, lumières, contrastes. Je regarde les images et je joue avec ça…
6.
(Retour à l’appartement – séquence finale, avec toujours en fond sonore un vinyle de musique traditionnelle du Moyen-Orient)
– Que dessines-tu en ce moment ?
– Euh… (un temps) Je dessine une histoire de cul, tout bêtement. C’est parti d’un personnage que j’avais créé pour un numéro spécial du journal Spirou qui fêtait les 45 ans du personnage Spirou. J’avais inventé une fille habillée comme Spirou et qui s’appelait Spiroute, ou ce qu’on voudra, et qui était affligée d’un écureuil de la taille d’un ours. Ça avait fait une page. Comme le personnage me plaisait, j’avais suggéré au journal de continuer et puis la suggestion n’a pas été acceptée et j’ai donc mis ce personnage de côté. Et récemment – c’était une plaisanterie avec les gens du festival de Longwy – on m’a demandé : “tiens, pourquoi tu ne nous ferais pas un bouquin de…” C’est très difficile… Parce que tous les termes qu’on utilise à propos de ces histoires-là sont péjoratifs. Si je dis que je suis en train de dessiner une histoire érotique, pour moi, c’est péjoratif. Si je dis que c’est une histoire de cul, on me dira aussi que c’est péjoratif. Il n’y a pas de terme réel, adéquat, pour ces histoires, ce qui prouve bien, une fois de plus, que les classifications sont toujours fausses. Si on me dit que les Alpages, c’est une bande dessinée d’humour, ça ne me plaira pas. Si on me dit que Jehanne d’Arque, c’est une bande dessinée qui bat en brèche l’imagerie d’Épinal, c’est une étiquette qui ne me plaît pas. Je n’ai pas l’impression de faire de l’humour quand je dessine les Alpages. Je n’ai pas l’impression de vouloir franchement bouleverser l’Histoire ou les idées qu’ont les historiens sur Jeanne d’Arc, je raconte ma Jeanne d’Arc. Je ne détruis pas l’image d’Épinal, je ne fais que la renforcer comme l’ont fait bien d’autres avant moi. La mythologie, c’est un support pratique pour travailler.
(Un temps)

– On était parti d’où ? Je sais plus… Les définitions sont inacceptables. Donc, la bande dessinée “érotique”… – moi je dis “histoire de cul” parce que c’est la définition la plus primaire, la plus bête possible, mais ce n’est pas ça du tout – je vais en faire un petit bouquin d’une trentaine de pages.
– Avec quelles contraintes ?
– C’est uniquement par jeu que je fais ça. En plus, j’ai arrêté de dessiner pendant quelques mois et, pour me remettre en train, c’est vraiment idéal. Un petit format. Une histoire que je mène sans savoir où ça va… D’ailleurs, je suis arrêté actuellement à la page 10 parce que je ne sais pas la suite…
– Tu as lâché les Alpages ?
– Actuellement, oui. J’ai décidé de ne plus publier dans Pilote. J’ai commencé à y travailler en 1971 et actuellement un “nouveau Pilote” est en train de naître. Je pense que c’est le moment pour moi de donner un coup de balai dans mes vieilles habitudes, donc de m’en aller. Je n’ai rien contre les gens qui font Pilote actuellement. Ils font leur travail très sérieusement, mais je pense que je n’y ai plus ma place. J’ai suivi Pilote quand même pendant plus de dix ans et, là, il faut changer. Il faut changer tout… Au bout de plus de dix ans de bande dessinée, ou bien je continue sur mes rails à faire des petits moutons dans la montagne, ou alors je fais autre chose. Ou je me constitue une rente avec une série qui fonctionne plutôt bien, ou je cherche autre chose. Je pense que c’est le moment de chercher autre chose. Actuellement, je travaille plutôt en mercenaire. J’évolue d’un éditeur à l’autre. Les éditeurs ont du mal à accepter ça, mais je crois que, pour un dessinateur de bande dessinée, le côté mercenaire, c’est ce qui nous sauve. Un dessinateur attaché à une maison risque d’en souffrir beaucoup – que la maison soit bonne ou mauvaise. On a tous intérêt à être mercenaires parce qu’on travaille pour des supports, les journaux, qui ont chacun leur caractère. La preuve, c’est que cette petite histoire avec le faux Spirou, je sais qu’elle ne passera pas dans le journal de Spirou pour une raison et pas davantage dans (à suivre) pour une autre raison qui n’est pas du tout la même… C’est bien la preuve qu’on est obligés d’être mercenaires si on veut faire ce qu’on a envie de faire…
(Un temps – quelques secondes à peine, mais ça pourrait sembler une éternité)
– Le disque va bien, là ?