nous voulons dire de ne pas pleurer
tout le monde meurt
l’heure vient pour tout le monde
nous ne sommes pas les personnes malveillantes que vous pensez
nous sommes des enfants dans un monde d’adultes
il faut que vous trouviez un moyen de vous débarrasser de la haine
nous tuer ne vous donnera pas la paix
le meurtre n’est pas une bonne chose
toute forme de meurtre n’est pas une bonne chose
nous voudrions chanter, nous voudrions chanter pour notre mort
ce que nous étions n’est plus, nous ne sommes plus les personnes que nous étions
nous sommes des résidents du couloir de la mort
des êtres humains, nous savons ce que l’on ressent avant de mourir
nous pleurons pour ceux qui meurent
nous ne devons rien à la société
les gens hurlent pour avoir notre vie et ils auront notre vie
notre vie ne vaut rien
vous serez les témoins d’un crime
nous n’avons jamais tué personne
nous voulons dire que nous n’avons jamais tué personne
nous ne voulons pas de votre vie, nous avons déjà notre vie
nous avons fui la guerre
nous avons fui le Kosovo
d’ici on aperçoit les côtes anglaises lorsque le temps est clair
chaque nuit nous sommes des silhouettes et chaque matin nous revenons parmi vous
nous marchons dans vos rues
nous marchons le long de vos autoroutes
nous venons d’Afghanistan et d’Erythrée
nous venons d’Ethiopie, du Soudan
nous sommes Vietnamiens, nous sommes Iraniens
vous ne pouvez pas le savoir, nous sommes invisibles
nous nous faisons invisibles
depuis des années nous errons
nous ne sommes pas d’ici
nous sommes de nulle part
depuis des années
à travers la corne d’Afrique
à travers l’Asie, nous venons d’Afghanistan et d’Erythrée
nous avons traversé l’Ethiopie
nous avons traversé le Soudan
nous ne connaissons pas votre nom, le nom de votre langage
nous errons à travers vos mots
depuis des années
nous traversons votre langage
nous ne savons pas ce que signifient les sons qui sortent de votre bouche
ici nous voyons la mer
lorsque le temps est clair, nous voyons la côte de l’autre côté de la mer
ici est le pays de la mer, pour aller de l’autre côté
nous vivons dans des camps
nous n’avons pas le droit de vivre dans vos maisons
nous vivons dans ce que vous appelez une jungle
nous sommes des animaux
nous n’avons pas de nationalité
nous ne sommes que nous-mêmes
ce qui nous arrive vous est égal
notre faim ne vous concerne pas
notre mort ou notre vie ne vous concernent pas
le seul traitement qui nous est réservé est un traitement policier
nous vivons dans des camps
nous ne pouvons pas vivre dans vos maisons
nous vivons dans ce que vous appelez une jungle
vous ne nous donnez pas le droit de vivre ailleurs
nous ne vivons pas dans des camps
nous y passons nous marchons
parfois nous y dormons
puis nous marchons le long des autoroutes
nous marchons dans vos rues
nous marchons dans vos rues
nous n’avons pas le droit de vivre dans vos maisons
vous ne nous voyez pas, nous sommes invisibles
vous ne nous voyez pas, nous traversons vos maisons
vous ne nous voyez pas, nous dormons dans vos maisons
nous dormons dans votre cuisine, par terre
nous dormons dans vos chambres, dans vos salons
nous passons le long des murs de vos couloirs
nous vous regardons pendant que vous dormez
nous vous écoutons pendant que vous parlez de nous : « ce sont des animaux, ils vivent dans la jungle »
nous sommes invisibles
silencieux
nous pourrions mettre le feu à vos maisons
nous n’avons jamais tué personne
il y avait 540 migrants sur le lieu de distribution des repas et 70 au total dans trois squats
ça a commencé vers 6 heures
les flics sont arrivés
ils ont bloqué toutes les sorties
ils ont utilisé des gaz lacrymogènes pour empêcher les gens de s’enfuir
les gens dormaient, ils n’ont pas eu le temps de sortir
tout est allé très vite
les forces de l’ordre ont commencé à détruire le camp et à évacuer les migrants
les migrants viennent de pays en guerre
Irak, Syrie, Afghanistan, Soudan
des migrants ont essayé de se sauver en s’introduisant dans des maisons situées dans le périmètre dressé par les forces de l’ordre mais celles-ci les ont rattrapés
il y a du vent
ils courent dans un parc
ils marchent dans un parc, il y a un jet d’eau
ils sont pourchassés par des CRS
les CRS interpellent ceux qui courent et les arrêtent
ils viennent d’Afrique et d’Asie
ils chantent en tapant dans leurs mains
la langue dans laquelle ils chantent n’est pas la vôtre
les mots qui s’écoulent à l’intérieur de leur chant ne sont pas les vôtres
ils écoutent leur chant
ils disent que leur chant parle de l’exode
ils courent dans un parc
ils s’enfuient et courent vers une direction au hasard
ils se lavent au bord du canal
l’eau avec laquelle ils se lavent est l’eau du canal
ils plongent et nagent dans le canal
ils se lavent à l’eau d’une fontaine
l’eau est froide
ils nagent le crawl
ils mettent de l’eau dans des conserves vides versent l’eau sur leur tête pour se laver
ils nagent la brasse ou sur le dos
ils marchent à travers la végétation
il dit : merci
merci beaucoup
thank you
elle dit : de rien
c’est rien
il y a des nuages
et des oiseaux
la mer est noire, les vagues noires
la mer est obscure comme la nuit
les nuages sont noirs aussi
et les oiseaux
il y a des fils barbelés, des barrières
c’est la nuit
ils marchent le long des barrières, le long des barbelés
ils parlent de la Turquie, de la Grèce
ils parlent des policiers qui les ont arrêtés
ils viennent d’Afghanistan, du Bangladesh, du Pakistan, d’Irak
ils sont venus en marchant à travers l’Italie
les oiseaux volent à travers le ciel
le chant des oiseaux emplit l’espace
les cris des oiseaux
ils marchent le long des barrières, le long des barbelés
les CRS les interpellent et les arrêtent
les CRS leur demandent leurs documents d’identité mais ils n’en ont pas
les CRS les fouillent
ils fouillent leurs vêtements leurs poches
ils regardent dans leurs chaussures
c’est dimanche
vous passez à vélo avec vos enfants
il y a du vent
les arbres bougent dans tous les sens
ils courent le long de la route le long de la voie ferrée
il pleut ils courent dans les flaques d’eau
ils parlent une langue qui n’est pas la vôtre
leurs mots ne sont pas les vôtres ce sont les mots d’inconnus
vous ne connaissez pas ces mots vous ne comprenez pas ce qu’ils disent
vous ne comprenez pas ce qu’ils disent les sons des mots se dispersent dans le vent
avec une lame de rasoir ils entaillent leurs empreintes digitales
ils disent : les européens ont mis au point un système pour centraliser les empreintes digitales
pour savoir précisément où les demandes d’asile ont été effectuées
les européens ont développé leur technique et nous aussi nous avons développé notre technique pour ne pas laisser d’empreintes
à cause de ces empreintes nous ne pouvons pas bouger nous déplacer
nous ne pouvons pas transformer nos vies
ils brûlent leurs dix doigts avec une vis chauffée à blanc
il y a du vent
les coquelicots bougent dans tous les sens
il y a un mur et des gravats devant le mur
un tas de sable mouillé
ils marchent le long des fils barbelés
ils marchent sur la voie ferrée
ils n’en connaissent pas la direction, c’est la nuit
ils dorment par terre dans la rue
ils dorment dans un parc dans un terrain vague
ils viennent du Ghana
ce sont des pêcheurs du Ghana
ils viennent du Burkina Faso, du Niger
de Lybie
ils ont marché à travers le désert
ils ont marché 11 jours sans eau et sans nourriture
certains ont été tués dans le désert
assassinés
ils ont vu des cadavres
ils ont traversé la Lybie
ils ont dormi dans les gares ferroviaires dans des wagons
ils ne savent pas où ils vont
ils ont vu beaucoup de bateaux de pêche mais personne ne les a aidés
ils sont restés dans le bateau durant plusieurs jours sans eau et sans nourriture
il y a du vent, ils regardent la mer
ils attendent
c’est la nuit, ils parlent une langue qui n’est pas la vôtre
ils dorment par terre, dans la rue
ils sont allongés les uns contre les autres pour avoir moins froid
ils fument des cigarettes en regardant les bateaux, la mer
le ciel est noir, des oiseaux passent au-dessus d’eux
ils escaladent des grillages
leurs vêtements s’accrochent aux fils barbelés, ils marchent le long de l’autoroute
l’eau du canal est noire
ils demandent à quel moment ils vont mourir et comment
ils ont traversé des tempêtes dans le désert et en mer
ils sont venus en Europe
ils ont traversé la Méditerranée le désert du Sahara
ils disent que vous allez les tuer ou les mettre en prison
que c’est une question de temps
ils parlent du bruit de l’eau et des cris des oiseaux
ils montrent des photographies qu’ils gardent dans leurs poches
des photographies de leur jeunesse, lorsqu’ils étaient plus jeunes
ils montrent des photographies de leurs amis
ceux qui sont morts en Lybie
morts en Méditerranée
ils parlent de l’Érythrée
de leur enfance
leurs frères
ils marchent le long de la voie ferrée
ils marchent le long de la mer
le long des murs
ils regardent les bateaux au loin les ferries
c’est la nuit, ils regardent la mer
les vagues
ils marchent dans la nuit, sans direction précise
dans un parc, dans la neige
les flaques d’eau sont gelées
une locomotive roule sur la voie ferrée
ils vont chercher de l’eau à la fontaine
l’eau de la fontaine est glacée
ils mangent du poisson bouilli
personne n’est venu ici pour rester mille années
oubliez nos empreintes prises par les Etats européens
accordez-nous l’asile
nous voulons bénéficier de nos droits humains
plus de frontières
ils chantent
ils vivent dans des camps
ils y font leur lessive en versant de l’eau sur leurs habits
ils sont déportés
la police française les arrête et les déporte vers l’est, la frontière allemande
c’est la nuit
ils marchent, ils s’enfoncent dans la nuit
disparaissent
ils sont rassemblés, des centaines
dans la nuit noire ils regardent la nuit
les bulldozers détruisent le camp
les bulldozers écrasent les tentes les chaises
les bulldozers écrasent les baraques de toile et de bois
les policiers surveillent la destruction du camp
les pelles mécaniques soulèvent les abris et les broient les écrasent
la destruction du camp est un grand succès
ils dorment dans la rue, le long du canal
l’eau du canal est noire
ils regardent l’eau noire du canal, ils dorment sous le pont
le gouvernement français nous traite comme si nous étions un problème
nous ne sommes pas un problème, nous avons des problèmes
ils nous ont renvoyés en Afghanistan
nous sommes revenus ici
nous avons marché à travers le Pakistan
l’Iran
la Turquie
la Roumanie
la Serbie, à travers la Hongrie
l’Autriche
la Suisse
l’Italie
nous sommes sur la route depuis deux ans
depuis dix ans
trente-cinq armées sont présentes en Afghanistan
que pouvons-nous faire ?
nous ne voulons pas de la guerre
où les soldats nous tuent
ils dorment allongés par terre
ils dorment sous la pluie
il s’appelle Maher Younes, il a 27 ans
il est né au Liban
il vit dans un camp qu’il appelle « la tombe des vivants »
il y a des Syriens, des Bangladais
il y a des gens de partout ici
on appelle ce camp « la tombe des vivants »
car on n’y vit pas vraiment c’est comme une prison
on ne peut pas en sortir pour se balader
c’est une tombe à ciel ouvert
il parle de la Palestine
il s’appelle Maher Moufid Sadeq
pendant la guerre des camps il a été tué
il a 17 ans
il dit qu’il veut partir en Suède
il dit qu’il n’y a rien pour lui ici
qu’il n’a aucun droit pas de travail
les murs des maisons sont de zinc et d’argile
les maisons sont construites sur des fondations fragiles
les maisons pourraient s’écrouler
il dit tout ce que l’on construit s’effondre
il s’appelle Abou Hussein el Ouetti
il a été touché par plusieurs balles au visage
il dit nous sommes dans une prison
il dit que le bateau est parti loin des maisons
que les larmes coulent sur les deux joues
il chante que Dieu te protège
et tous ceux que tu aimes
il fume une cigarette
il s’appelle Mohamed Younes, il a 25 ans
(extrait d’un texte inédit)