« Il n’était pas armé pour répondre aux histoires de Jude, parce que la plupart constituaient des histoires auxquelles il ne pouvait pas répondre » : le trouble de Willem face aux multiples drames peu à peu révélés par Jude, tant ce dernier demeure longtemps incapable de verbaliser ce qu’il a traversé, est celui que Hanya Yanagihara transmet à ses lecteurs dans Une vie comme les autres.
Ce roman somme, de plus de 800 pages dans sa version française, récemment publié par les éditions Buchet Chastel dans une traduction d’Emmanuelle Ertel, est un tour de force, dévastateur et perturbant.
Tout pourrait être résumé simplement : quatre jeunes gens, Willem, Jude, JB et Malcolm se sont rencontrés à la fac. Tout les sépare en apparence, tout les réunit de manière inextricable. Malcom souhaite devenir architecte, Willem acteur, JB artiste et Jude avocat. Ils se sont installés à New York et visent une réussite éclatante, selon le canevas topique des romans d’apprentissage. Mais le roman de genre est rapidement déconstruit par Hanya Yanagihara, la romancière se concentrant peu à peu sur le centre à la fois omniprésent et fuyant de son récit : Jude qui est l’aimant du quatuor comme l’énigme de ce roman qui dépasse toute logique, par son épaisseur comme par son ambition — ce qui explique en partie son succès international puisque A Little Life est désormais traduit en plus de 23 langues.
Une petite vie, donc, comme les autres ajoute le titre français, est la mesure singulière d’une épopée collective, minutieusement croquée de l’installation des amis à New York à la fin tragique de deux d’entre eux. Tout commence Lispenard Street, « rue située au sud du Canal qui, à peine plus longue qu’une allée, s’étendait sur deux pâtés de maisons ». Telle est la dynamique romanesque d’Une vie comme les autres : déployer le démesuré depuis le minuscule, que cette échelle touche la biographie, le présent ou même le registre pathétique du roman. L’histoire collective, l’ampleur de la chronique se tissent autour de points, comme dans le tableau de Pollock à l’origine de la vocation artistique de JB, Number 31.
De même, la ville de New York (cette « glorieuse mosaïque »), les événements qui ont jalonnés la grande Histoire, les innovations technologique ou les changements dans nos mœurs ne sont jamais placés sur l’avant-scène, ils nourrissent les trajectoires des quatre personnages, sans jamais imposer leur perspective. Car là n’est pas le propos de ce livre : le roman repose sur une tension, la révélation progressive de l’histoire de Jude, de ce qui l’a traumatisé enfant et explique, en partie, son mystère comme son rapport si violent à son propre corps. Hanya Yanagihara parvient à articuler les pensées les plus intimes de Jude aux réflexions des autres personnages sur lui, à ménager un suspens paradoxal puisque le lecteur perçoit inconsciemment un certain nombre de choses, imagine le reste, voit certaines de ses hypothèses être confirmées… pourtant la tension perdure et le pire est toujours à venir.
Ce faisant, Hanya Yanagihara interroge notre rapport à l’Autre, nos aveuglements volontaires et nos petites lâchetés quotidiennes, ce qui fonde notre empathie, nous pousse à vouloir savoir — « Être l’ami de Jude impliquait cette forme de contrat (…). Vous laissiez glisser les choses à l’encontre de votre instinct, vous chassiez vos suspicions,. Vous compreniez que que la preuve de votre amitié résidait dans le fait de garder vos distances, d’accepter ce que l’on vous disait, de tourner les talons et de vous en aller quand on vous fermait la porte au nez au lieu de la forcer à se rouvrir ».
Hanya Yanagihara questionne la limite incertaine de l’amitié et de l’amour, de la vulnérabilité et de la force, elle ausculte ce quatuor comme une entomologiste des relations humaines, puisant la force de son récit dans les failles et exils qui nous (dé)construisent, elle-même sur une ligne complexe : dire sans révéler, tout bâtir depuis les sentiments sans tomber dans le sentimentalisme. Le procédé, systématique et travaillant sur des scènes récurrentes, pourrait lasser et il lasse parfois, disons-le. Pourtant il est impossible de lâcher le roman et l’on comprend combien ce systématisme, ces répétitions, le fait de reprendre sans relâche les mêmes descriptions crues (et parfois à la limite du soutenable) est part du projet romanesque comme de son intérêt : dire le temps dans son épaisseur réelle, depuis un « réalisme photographique », dans ses longueurs quotidiennes, ses moments climatériques comme ses brusques accélérations et embardées. Toute révolution est d’abord un cycle.
JB, dès ses premières années de peintre dans son atelier de Long Island, a imaginé un projet d’ampleur : représenter leur groupe d’amis à travers des scènes extra-ordinaires de leur quotidien. Il peint des « toiles de la taille standard d’un tirage photographique, de cinquante sur soixante centimètres, toutes orientées horizontalement, et dont il imagin(e) qu’elles pourraient former un jour une longue bande unique et serpentine qui se déroulerait le long des murs d’une galerie, chaque image succédant à la précédente de façon aussi fluide que celle d’un film ». Là est, en creux, l’art du roman d’Hanya Yanagihara, la « longue bande unique et serpentine » de son récit, une série de clichés avec, pour punctum, le personnage de Jude.
Une vie comme les autres est une chambre claire, « un récit complet de la vie de (c)es amis », « la chronique photographique de l’écoulement » de leurs vies ordinaires. La démesure d’une telle saisie suppose sans doute un pointillisme de détail et l’acceptation de cette théorie mathématique qu’expose Jude : non un « video, ergo est » (je vois donc cela existe) mais un « imaginor, ergo est » : « en mathématiques » — comme en littérature, sans doute, pour Hanya Yanagihara en tout cas —, « il existe de multiples voies pour une seule réponse » et « ce qui compte le plus — ou, plus précisément, ce qui les rend les plus mémorables — n’est pas le fait que le problème soit résolu ou le cas prouvé, mais la beauté, l’économie avec lesquelles on parvient à la solution ».
Que le lecteur choisisse l’explicitation métatextuelle qu’est indéniablement le projet photographique de JB ou celle des mathématiques telles que les expose Jude ou « l’axiome de l’ensemble vide », le fondement du roman ne varie pas : se confronter à l’énigme d’une (petite) vie, révéler selon la temporalité même du quotidien l’énigme qui la hante, nous faire souffrir et espérer au rythme des personnages, finir par prendre le roman pour la vie même tant il en épouse l’épaisseur et les fulgurances, les monotonies et les épiphanies.
Hanya Yanagihara, Une vie comme les autres, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Ertel, éd. Buchet Chastel, janvier 2018, 816 p., 24 € (16 € 99 en version numérique) — Lire un extrait