Changer d’air, annonçait le titre du premier roman de Marion Guillot, comme un manifeste, le constat d’un besoin existentiel et littéraire, d’un ailleurs. Retour alors que paraît le deuxième roman de l’auteure, C’est moi, aux éditions de Minuit toujours.
« J’allais au lycée ; j’avais gardé mes espadrilles et un goût de sable au coin de la bouche » : Paul (45 ans, marié, deux enfants) est prof de lettres dans un lycée de Lorient, c’est la rentrée, une mécanique bien rodée, trop. « J’avais la tête ailleurs, ne me plaignais de rien » : tout glisse sur Paul, rien semble n’avoir de prise sur lui, il mène une « existence heureuse, car ignorante d’elle-même, noyée dans ses détails et ses instantanéités ». Paul est sans envie, sans désir, sans perspective, jusqu’à son nom, « Paul Dubois, l’homme au nom le plus commun du monde », un « paradigme ». Un grain de sable va enrayer la machine et déployer celle du récit. Alors que Paul est assis en terrasse, attendant le bateau qui le conduira vers le continent et ses élèves, une jeune femme tombe dans le port. L’événement est sans consistance, atrocement banal. Mais la vie de Paul bascule.
« Le bateau arrivait. Toujours le même, bleu et blanc, avec sa cabine de pilotage à trois hublots et le logo de la compagnie de transports de la communauté de communes. On pouvait le voir contourner la bouée cardinale avant d’entrer dans le chenal. J’avais presque fini par le rater à rester là debout, seul sur ma terrasse avec mon journal et ma cigarette, seul à éprouver cet instant d’absurde puissance, à me repaître de la satisfaction d’avoir assisté à la scène sans compassion, fier de n’avoir pas porté secours à cette jeune femme qui, de toute évidence, n’en avait pas besoin, profondément heureux, pour la première fois, d’avoir su m’éprouver dans ce qu’ailleurs ou de l’extérieur j’aurais trouvé cruel, terriblement heureux, oui, d’avoir eu raison d’être impitoyable, de m’être enfin senti sans me regretter, d’avoir rendu hommage, finalement, à cette étrangère dont je ne saurais rien, qui ne me demanderait rien, de connaître cette joie inoubliable, emprisonnée dans un corps de professeur qui s’apprêtait à une nouvelle rentrée et à retrouver ses classes. »
Comme un Je m’en vais de Jean Echenoz, Paul fuit, il lui faut changer d’air, « je n’avais pas envie d’être avec moi ». Le récit suit à la première personne et de manière rétrospective le vrai/faux nouveau départ de cet homme si banal. Ce « je » est un leurre, il n’est unificateur qu’en surface : le Paul de Nantes qui ne travaille plus, a abandonné femme et enfants, s’installe dans un appartement, voudrait ne plus avoir plus grand-chose à voir avec celui qui avait une vie de mari et de père, une fonction et un ancrage, une forme de moi social et familial. Et son identité, à force de solitude, se lézarde, prend l’eau, le passé le rattrape, les blancs de sa vie antérieure se superposent à l’ennui et la vacuité de son présent.
Cet être sans être a toujours été dispersé dans l’avoir ; un CAPES, un poste de titulaire dans un lycée, une femme, deux garçons. À Nantes, ce sera un T2 avec baignoire, mais longtemps sans évier. Un manque, une béance nuit toujours à la complétude fantasmée.
Ce je au masculin très singulier est pris dans une intranquillité qui vire au loufoque, passant par toute la gamme de l’absurde, pour atteindre une forme de pathologie. Être à Nantes, c’est toujours avoir, cette baignoire, des meubles Ikea, un ami (Rodolphe), un poisson rouge (Henri, « comme Bergson ou Matisse, j’hésite encore, et je déteste les deux, pour des raisons évidemment différentes »), des feuilles pour inlassablement lister, Penser/Classer (jusqu’aux grilles de mots croisés qui rappellent Perec), tenter (en vain) d’ordonner son être. « J’avais toujours aimé les listes et j’éprouvais beaucoup de plaisir à regarder s’étoffer, sur format 17 x 22 cm, cette suite continue de graphies. »
La prose, clinique et nue mais lézardée de décrochages saugrenus, déroule, constate, semble adhérer au monologue intérieur du personnage. Marion Guillot ne juge pas, aucun diagnostic – parenthèse (non enchantée) ? burn out ? crise de la cinquantaine ? ennui ? – ne vient fixer le déroulé des pensées circulaires de Paul Dubois. L’essentiel est ailleurs, dans le déroulé mat d’une existence qui échappe aux étiquettes, dans un récit fait d’une constellation d’instants « d’absurde puissance ».

Paul Dubois voudrait « disparaître » et il se croit, un moment, « sans identité », donc « à l’abri » comme le Belacqua de Beckett, mais il est pris dans un cercle aussi vicieux que les spirales de son poisson rouge dans son bocal. Arpenter, mesurer, faire des plans ne lui peut tenir lieu d’architecture intérieure et il n’est pas étonnant que Paul lise À Rebours de Huysmans, modèle de roman solipsiste, fin de siècle. Quand des Esseintes se targuait de voyager « immobile, sur une chaise », Paul Dubois bouge peu, s’agite dans son T2, sauf quand il se rend au marché avec son poisson rouge. L’imparfait itératif redouble les rituels d’un être en perdition. Les images banales – de la télévision avec son écran de veille, « une inscription mouvante, qui semble se cogner contre les parois du téléviseur », au bocal, en passant par le lecteur de CD – apparaissent comme les métaphores obsessionnelles d’un monde qui tourne en rond, dont on voudrait s’échapper, tentation vouée à l’échec (comme Henri saute hors de son aquarium, systématiquement repêché par Paul et remis dans sa cage de verre).
Peu à peu, avec une maîtrise qui sidère pour un premier roman, Marion Guillot nous perd à la suite de ce « je » pris dans une existence qui se parodie elle-même, à la suite d’un être qui tient tout autant de Camus (dans la poisseuse absurdité de son quotidien) que de Toussaint (pour les éclairs ironiques, les parenthèses décalées). Paul Dubois a une existence citationnelle, toujours référencée – du fait divers qui rappelle Moderato Cantabile à ce quotidien épais, non sans lien avec celui de l’Antoine Roquentin de Sartre. Pourtant, « j’essayais de ne pas me comparer, je me retenais de me souvenir de moi, en d’autres temps, en d’autres lieux, je m’attachais à me saisir dans l’immédiateté de mon état et de mon humeur, (…) je n’arrêtais pas de me saisir, ça me faisait mal, parfois, de me regarder en train de vivre ».
Les échos de romans antérieurs de grands aînés ne sont pas une forme d’allégeance ou d’hommage pour la primo-romancière (qui s’en amuse via Paul, « lire m’aiderait peut-être à commencer d’écrire, m’étais-je dit ») mais le mode de vie d’un homme qui ne peut se dépêtrer de son passé, de ses lectures, si banal que son seul moyen de se faire un nom serait de « castagner » quelqu’un ; « avec un peu de chance, j’aurais un article le lendemain dans le journal local, le quartier commencerait à frémir de mon voisinage, peut-être même qu’un jour, un type bâtirait un roman à partir de mon fait divers, oui ». Mais comment transformer ces conditionnels en présent, faire d’un peut-être un état ? Tout stagne dans ce roman, tout se stratifie et s’évide, dans un néant sans vouloir, une « besogneuse défaite, lente et régulière », une pensée qui erre dans un espace clos, un bocal qui enferme le lecteur à la suite de ce personnage humain, trop humain, « fatigué, très fatigué ».
Marion Guillot, Changer d’air, Éditions de Minuit, 2015, 173 p., 14 € (9,99 € en version numérique) — Lire un extrait