En prélude au 27e Salon de la Revue qui se tiendra le 11 et 12 novembre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de jeunes revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, renouvellent en profondeur le paysage littéraire. Aujourd’hui, entretien avec Hervé Laurent pour sa très belle revue L’Ours blanc.
Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?
Voilà une question qui, pour le moins, appelle plusieurs réponses. Dans l’ordre. L’Ours Blanc est né, il y a un peu plus de trois ans, d’une envie assez simple : donner à lire des textes que nous aimions et nous sentions le devoir de défendre. Nous, c’est-à-dire, Cléa Chopard, jeune performeuse, écrivaine et traductrice, Vincent Barras, performeur et traducteur, inlassable animateur de Roaratorio, une structure qui lui a permis d’organiser à Genève de mémorables soirées de poésie sonore, Alain Berset, fondateur et directeur des éditions Héros-Limite, et moi, qui suis avant tout un lecteur insatiable. Il fallait quelqu’un pour coller les enveloppes, gérer le fichier des abonnés, etc. Comme je venais tout juste de quitter la direction de l’atelier d’écriture que j’avais créé à la Head (école d’art de Genève), j’ai été promu directeur. Pas de collectif, donc, je dirais plutôt une agrégation de désirs individuels souvent convergents. Cléa occupe une position privilégiée relativement à la jeune création littéraire et les liens qu’elle entretient avec l’art contemporain. Vincent, traducteur de Lax, de Creeley, de Gomringer, de Sanguineti, de Cage, entre autres, poursuit un travail de mise en français d’auteur-e-s désormais classiques. Alain apporte à l’Ours Blanc le soutien et le prestige des éditions Héros-Limite sans parler de sa profonde connaissance de la littérature de recherche. De mon côté, j’ai toujours suivi de jeunes (et moins jeunes) auteur-e-s dont l’écriture singulière s’éloigne suffisamment de la production courante pour que la publication de leurs textes n’aille pas de soi. La Suisse romande est une petite partie d’un petit pays, la diversité et la richesse de l’édition y sont cependant remarquables. N’empêche, il nous a semblé que manquait une structure dédiée à la publication de travaux expérimentaux, minoritaires en terme de marché, mais dont on mesure, souvent après coup, qu’ils ont été un laboratoire pour la littérature en devenir.
Côté imaginaire littéraire, permettez-moi de répondre un peu à côté de la question. Il existe un imaginaire de l’ours blanc ; un imaginaire littéraire polaire pour ainsi dire. Nous avons d’ailleurs entrepris de l’inventorier en reproduisant, dans chaque numéro de la revue, un extrait d’un texte dans lequel il est question d’un ours blanc. Rares sont les auteurs, de Nerval à Bret Easton Ellis, de Duras à Onfray, qui n’ont pas, à un moment où un autre, évoqué cette figure. Pour nos contemporains, le réchauffement climatique aidant, l’ours polaire et devenu inséparable du petit morceau d’iceberg sur lequel il dérive désespérément. Faut-il y voir une métaphore de l’activité de revuiste ? À nos lecteurs et lectrices de le dire.
Mais, pour en revenir à l’imaginaire d’Olivier, le personnage des Faux-Monnayeurs, la réponse est non. On n’est pas plus ou mieux écrivain parce qu’on est publié dans une revue. Ce qui est avéré, par contre, c’est que le format et l’économie de la revue permettent sans doute une réactivité éditoriale, une capacité à prendre des risques plus grandes, et donc la possibilité de s’intéresser à des écrivains dont le travail ne s’impose pas encore comme une évidence. Où bien de publier des textes d’auteurs confirmés que l’édition courante écarte en raison de leur taille, de leur forme, de leur inachèvement, bref des textes qui, pour une raison ou une autre, ne sont pas suffisamment calibrés. Le rôle de la revue — des revues en général, je crois — consiste à accomplir ce travail qui me semble essentiel, sans lequel quelque chose de fondamental dans l’activité de l’écriture ne serait pas donné à lire.
Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
Ce serait un peu prétentieux d’avoir une «vision de la littérature» aujourd’hui et un peu naïf de professer à cet égard une foi quelconque. Mais puisque vous posez la question, je risque une réponse moins générale. Si on admet qu’il n’y a peut-être pas une littérature, mais des littératures, alors celle qui nous intéresse, celle que nous défendons avec L’Ours Blanc, c’est une littérature du dérangement. Il peut être subtil, tenir à peu de choses, ou bien avéré, ou même massif. Et il se produit, à des degrés divers et par des moyens différents, chaque fois que le déchiffrement du code est perturbé, que la lectrice, le lecteur se dit, tiens, quelque chose se passe qui n’était pas dans mon horizon d’attente, à quoi la majorité des textes que je lis d’ordinaire ne m’avait pas préparé. La lecture devient ou redevient une activité aventureuse parce qu’elle doit se réinventer, le texte l’engage à le faire. Ce type de texte nous force donc à réapprendre à lire à nouveaux frais. Dans Une grammaire de Tanger (CipM / Spectres familiers, 2007), Emmanuel Hocquard a très bien décrit ce saisissement. Il l’assimile à sa découverte de la lecture à l’école primaire : l’enchantement de ne d’abord rien comprendre de ce qui est écrit, de ne pouvoir le rapporter à aucune expérience vécue, et donc la nécessité de devenir autre que celui ou celle qu’on croyait être, pour et par la lecture.
En disant cela, je m’aperçois qu’il y a quand même un credo auquel nous adhérons. Il consiste à penser que la force de la littérature tient justement à sa capacité de perturbation de tous les modèles représentatifs et énonciatifs. Donc, oui, pour finir, L’Ours Blanc a peut être une vision de la littérature comme activité subversive du langage…était-elle antérieure à la parution du premier numéro ? Oui et non. Oui, parce qu’elle nous a aidé à commencer. Non parce qu’elle ne cesse de se modifier au fur et à mesure que nous avançons à cause des nouveaux textes et de nouveaux auteurs que nous décidons de publier.
Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?
Nous avons éludé le problème du sommaire en le reportant à plus tard. L’Ours Blanc a cette particularité que chacun de ses numéros ne comporte qu’un seul texte (à une ou deux exceptions près) d’un seul auteur — sans exception aucune. Le sommaire s’écrira donc rétrospectivement. Il sera achevé lorsque nous cesserons de publier la revue. Du coup, chaque numéro est comme un petit livre agrafé, et nous avons pris goût à cette ambiguïté qui fait que L’Ours Blanc est une revue, numérotée, à parution (plus ou moins) régulière, mais aussi une collection de petits livres, l’une et l’autre indissociablement. Au départ, l’idée était de ne pas avoir à fabriquer de sommaire, justement, cet exercice nous paraissant toujours plus ou moins factice. Nous n’aimions pas trop l’idée des numéros à thèmes, ni les effets d’anthologie.
Et puis nous voulions un objet maigre, qui ne coûte pas cher à expédier, et offrant pourtant suffisamment d’espace pour des textes plus amples que des articles, pour le dire autrement, je crois que nous avons assez intuitivement pensé à des textes trop longs pour paraître en revue et trop courts pour faire des livres. Cette taille entre-deux, nous avons pensé qu’elle pouvait être un terrain fertile pour l’écriture. Nous le pensons, quelques preuves à l’appui plus tard, toujours plus intensément. Du coup, il est difficile de privilégier un numéro plutôt qu’un autre.
J’ai toutefois une tendresse et une fierté particulière pour Introduction à Chou de Bénédicte Vilgrain que nous avons publié dans notre numéro 10. Jamais nous n’avons présenté un texte aussi difficile. Mais sa difficulté est passionnante. Introduction à Chou est un travail vertigineux de et sur la traduction, qui circule entre les langues et se construit comme un poème, autant qu’un essai philosophique et philologique. Publier ce texte parmi d’autres, pour en revenir à l’idée du sommaire, aurait été un non-sens absolu. En même temps, ce n’est pas un essai achevé ou un poème singulier, mais un moment d’un long travail de rédaction d’une grammaire du tibétain que l’auteure poursuit depuis plusieurs année, et qu’elle publie, chapitre après chapitre.
Par ailleurs, nous sommes attentifs à accompagner des formes de narration novatrices, comme le très beau récit de Carla Demierre, Les vivants à l’abri. Et là, L’Ours Blanc a joué aussi parfaitement son rôle, en permettant à cette jeune auteure d’aborder les thèmes qui sont propres à son univers narratif mais au moyen de formes qu’elle n’avait pas pu expérimenter jusque là dans des textes plus longs. Et maintenant que je me suis laissé piéger par votre question, je suis frustré, parce que j’aimerais pouvoir parler de tous les autres numéros que nous avons publiés, chacun m’étant, pour une raison ou l’autre, le plus cher.
À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
C’est très beau ce que dit Daney, et d’autant plus vrai s’agissant de Trafic qui est une revue consacrée au cinéma. Je me souviens que pendant mes années d’étudiant, à Aix-en-Provence, j’étais un lecteur assidu des Cahiers du Cinéma et que c’est ainsi que j’ai «vu», à travers les textes critiques que leur consacraient les cahiers beaucoup de films qui par ailleurs n’étaient pas programmés dans les salles d’art et d’essai que je pouvais fréquenter.
L’affirmation de Daney résonne pour moi également avec le principe espérance de Ernst Bloch. Pour Bloch, il s’agit de faire remonter du passé ce que l’écriture de l’Histoire n’a cessé de travailler à refouler ou à invalider ; tous ces épisodes au cours desquels un groupe humain a essayé de faire aboutir son désir d’un monde meilleur. Pour Bloch, la tâche philosophique par excellence, consiste à réactualiser ces tentatives avortées, pour les faire revenir de manière critique et en explorer les potentialités. Le schéma est posé : il y a, il y a toujours eu, une terrible violence des modèles dominants, fussent-ils souriants ; le libéralisme sans partage sous le joug duquel nous vivons aujourd’hui en est la caricature ad nauseam. L’Ours Blanc est solidaire des formes mineures d’écriture contemporaine, soit qu’elles se trouvent minorisées, soit qu’elles décident en toute conscience de l’être. Alors oui, nous travaillons à faire revenir certaines d’entre elles, par la publication, souvent en traduction, de textes méconnus d’auteurs aussi importants que Carrión, Reznikoff, Sanguineti ou, bientôt, Lax. Mais nous travaillons aussi à faire advenir les textes des contemporains qui prennent le relai de l’invention critique.
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
Tout acte est politique, que ses auteurs le veuillent ou non. Cette lapalissade rappelée, j’ajoute qu’en nous écartant des standards éditoriaux, comme je l’ai dit plus tôt, nous prenons clairement position. Nous avons décidé que la revue devrait être un objet modeste par sa taille et par son prix. Il fallait exclure toute apparence intimidante. Ainsi elle se présente comme abordable par tous, d’autant que nous avons cette chance de bénéficier du distributeur des éditions Héros-Limite, ce qui nous permet d’être diffusé en librairie. Par ailleurs, il ne s’agissait pas de bâcler. Je suis toujours très touché d’entendre les gens qui nous lisent vanter le travail graphique, élégant, discret, mais surtout terriblement précis, de Gaia Biaggi qui repense sa maquette à chaque numéro en fonction du texte publié. Cette attention des lecteurs nous convainc que l’édition papier se justifie de plein droit. En infléchissant le sens que Benjamin donnait à ce terme, je serais tenté de dire que les textes que nous publions bénéficient d’une sorte d’aura, celle que seul le support papier, et le travail typographique qui lui est lié, sont susceptibles de produire. En avançant cette idée, je ne voudrais surtout pas paraître prétentieux, ce serait tout à fait contraire à notre projet, j’espère avoir réussi à vous le dire. Pour terminer sur ce sujet, la question de la mise en page, sera discutée durant le Salon de la Revue, à l’occasion d’une table ronde qui réunira des graphistes et responsables d’autres revues qui publient régulièrement de la poésie. Le thème de l’échange, ainsi énoncé «Format poésie», abordera la politique éditoriale des revues de poésie envisagée sous l’angle graphique. On Pourrait le reformuler ainsi : quel type de maquette pour quel genre de poésie ? La question peut paraître un peu provocante, pourtant elle n’est pas souvent posée en ces termes. Pourtant, penser la maquette d’une revue est déjà un acte politique, et même un acte politique fondateur !
La revue L’Ours blanc sera présente au Salon