La revue Babel heureuse : « La revue voudrait faire advenir ce qui suffoque, rompt, libère, excède le langage en filet »

En prélude au 27e Salon de la Revue qui se tiendra le 11 et 12 novembre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de jeunes revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, renouvellent en profondeur le paysage littéraire. Aujourd’hui, entretien avec François Rannou pour sa superbe revue Babel heureuse.

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

Les revues naissent souvent de rencontres qui permettent de réaliser des souhaits profonds. Babel heureuse est une revue qu’avec deux amis étudiants nous avions créée en 1984. Il n’y eut qu’un numéro mais la citation de Barthes « la jouissance naît de la cohabitation des langages. Il faut imaginer Babel heureuse » a fait son chemin jusqu’à aujourd’hui. Notre époque veut nous prouver par tous les moyens que c’est devenu un désir impossible, c’est justement pour ne pas se satisfaire d’un tel diktat que ce projet de revue est né.

Encore ceci : pendant les 12 années au cours desquelles j’ai mené l’aventure de la revue La Rivière échappée, j’ai tenté toujours de composer chaque numéro comme un livre à plusieurs voix dont l’ensemble ne tiendrait pas à un ordre factice comme celui d’un thème ou d’une problématique. Aussi, quand, au cours de ma participation à Publie.net, j’ai eu la chance de connaître Gwen Catala qui m’a fait découvrir les espaces nouveaux qu’ouvraient les progrès de l’édition numérique et papier, mon désir de revue a ressurgi (La Rivière échappée ayant cessé de paraître aux environs de l’an 2000 et même si je participe à la revue L’étrangère qu’anime Pierre-Yves Soucy aux éditions La Lettre volée). Nous en avons beaucoup parlé ensemble et lorsqu’il a fondé sa propre maison d’édition nous en avons élaboré le projet minutieux.

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ? 

Je n’aime pas les manifestes ou programmes à suivre, ce sont des entraves. Babel heureuse a toutefois en exergue à chaque numéro ce texte que j’ai écrit : « Le poète, lui, que fait-il ? » Il travaille sur le tranchant. À la fois dans le monde, dans notre monde que Peter Sloterdijk décrit comme un mécanisme d’oppression généralisé, et à distance, en retrait, dans une position de refus. De révolte. Sans illusion sur une quelconque unité à retrouver : le deuil est fait. Mais sans se livrer corps et biens à un éclatement mortifère. Il y a un travail créateur nécessaire qui passe par une critique des nouveaux modes d’asservissement du langage par ce qui fait écran. Lucidité, mémoire, veille, distance, implication, joie, élan sont à l’œuvre. La revue voudrait ainsi faire advenir ce qui suffoque, rompt, libère, excède le langage en filet.

Babel : polyphonique, selon un contrepoint où contradiction, juxtaposition, confluence, croisement permettent une parole vraiment vivante toujours à naître. Sans hiérarchisation de valeur, dans la revue trouveront leur place (car elle se veut lieu plurimodal de pensée et de création) : photographes, vidéastes, peintres, chorégraphes, compositeurs, penseurs… et ceux qui ne sont stricto sensu rien de tout cela et tout cela à la fois, les poètes — loin de la fragmentation des savoirs et des arts. Les traductions y seront nombreuses également… »

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

Nous n’en sommes qu’au numéro 2, qui paraît lors de ce salon. À chaque fois les contingences du marché éditorial ne rentrent pas en compte. Un numéro se compose à partir de lectures, d’écoutes, de rencontres et aussi à partir de découvertes de nouveaux auteurs (Gaëlle Fernandez-Bravo dans le numéro 2 n’a jamais publié, Adèle Nègre, dans le 1, n’avait jamais montré ses photos dans une revue par exemple). Celui qui me tient à cœur est toujours celui à naître, le 3 est en cours et c’est passionnant ! Chaque numéro est un ensemble d’ateliers ouverts par les auteurs et artistes, et il y a de belles rencontres (dans le 2, autour d’Yves Charnet, de Thomas Kling, par exemple).

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Il me semble qu’il s’agit plutôt de faire advenir. S’il y a retour, par exemple sur l’œuvre de cette poète russe inconnue Kari Unksova (décédée dans les années 80) qu’André Markowicz traduit pour le numéro 3, c’est pour montrer qu’une œuvre vivante, quelle que soit la date de mort de son créateur, est toujours à venir… c’est la seule dimension du temps qui nous préoccupe au fond.

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Je reprendrai ici les propos que j’ai tenus lors d’un colloque organisé notamment par Corinne Blanchaud à l’Université de Cergy, colloque consacré à la « résistance » des revues : Peut-on alors vraiment parler d’esprit de résistance ? De contestation franche sans gesticulation plutôt, mais par l’affirmation, sans ressentiment, d’un en-avant créateur traçant ses voies, ouvrant des pistes. C’est finalement vivifiant, enthousiasmant, consistant. Économiquement, politiquement ça a du sens, évidemment. Clair, net. Le titre lui-même, le texte que j’ai mentionné plus haut indiquent une orientation.

Cependant, ce mot, résistance, avec tous les échos en lui qui reviennent immédiatement à la mémoire dès qu’on le prononce, je pense qu’il ne peut être décemment employé, en ce qui concerne mon expérience de revuiste (c’était dans le cadre de la revue La Rivière échappée), qu’à propos d’un tiré à part écrit par un poète de Sarajevo — son petit livre fit l’objet d’un article dans Oslobodjenje* (Libération) alors que la ville, assiégée, croulait sous les obus tirés des hauteurs. Le texte circula alors chez ceux qui, effectivement, résistaient là-bas. De cela je n’ai jamais publiquement parlé jusqu’à aujourd’hui. Pudeur, silence, seuls conviennent pour ce qui n’a pas de mots — la dignité implique parfois de ne rien faire savoir, l’étreinte secrète de l’amitié suffit.

La revue Babel heureuse est présente au Salon

* « Oslobodjenje a pour objet, selon Zlatko Disdarevic, un des rédacteurs, de préserver la Bosnie-Herzégovine en tant qu’État multi-ethnique et de la défendre. (…) Malgré la destruction du bâtiment le 20 juillet 1992, quelque 70 rédacteurs, bosniaques, serbes et croates, continuent à publier le journal pendant le siège de Sarajevo, depuis un abri installé dans les caves. 5 journalistes meurent pendant la guerre et 25 autres sont blessés. Le journal a reçu de nombreux prix, dont le Prix Sakharov pour la liberté de pensée en 1993. » (Wikipédia).