Prix Renaudot 2017 : Olivier Guez, La Disparition de Josef Mengele

La disparition de Josef Mengele plonge avec brio dans l’intimité d’un monstre nazi en cavale en Amérique du Sud, en entrant dans le détail du quotidien d’abord flamboyant puis sordide du « médecin » d’Auschwitz, Olivier Guez met en lumière les complicités et la corruption des entourages et des états, tout comme la médiocrité et la banalité de Mengele. Le criminel nazi a échappé à la justice des hommes pendant près de quarante ans, mais aura tout de même été châtié ici-bas, en s’auto-dévorant.

L’Ange de la mort, comme on l’appelle, a exercé une fascination troublante. De son vivant à Auschwitz, plus tard lorsqu’il a pu fuir et disparaitre, et bien encore après sa mort, lorsque le monde a découvert l’ignominie de ses activités. Le docteur Mengele, sinistre médecin ayant infligé sans relâche les pires souffrances à des milliers d’êtres déportés dans le camp de la mort, au nom de l’expérimentation médicale et de l’amélioration de la race aryenne, n’était pourtant qu’un misérable et obscur capitaine SS, issu de la bonne bourgeoisie bavaroise, lâche, froid et obsessionnel, et n’ayant pu se cacher en Amérique du Sud tant d’années après la fin de la seconde guerre mondiale, que grâce à l’argent que déversait sa riche famille.

Si La disparition de Josef Mengele traite magistralement des années inconnues, celles de la cavale du monstre d’Auschwitz, il ne fait pas l’impasse sur ses agissement dans le camp de la mort. Olivier Guez cite plusieurs témoignages comme celui de l’assistant Nyszli, juif enrôlé de force par Mengele : « Mengele est infatigable dans lexercice de ses fonctions. Il passe des heures entières plongé dans le travail, tantôt debout une demi-journée devant la rampe juive où arrivent déjà quatre, cinq trains par jour chargés de déportés de HongrieSon bras s’élance invariablement dans la même direction : à gauche. Des trains entiers sont envoyés aux chambres à gaz et aux bûchersIl considère lexpédition de centaines de milliers de juifs à la chambre à gaz comme un devoir patriotique. Dans la baraque dexpérimentation du camp tzigane, « on effectue sur les nains et les jumeaux tous les examens médicaux que le corps humain est capable de supporter. Des prises de sang, des ponctions lombaires, des échanges de sang entre jumeaux, dinnombrables examens fatigants, déprimant, in vivo ». Pour l’étude comparative des organes, « les jumeaux doivent mourir en même temps. Aussi meurent-ils dans une des baraques du camp dAuschwitz, dans le quartier B, par la main du docteur Mengele ». Il leur injecte une piqûre de chloroforme dans le cœur.
() Nyszli décrit son zèle maniaque dans la salle de dissection du crématorium jusqu’à lautomne 1944, alors que lAllemagne a déjà perdu la guerre. () il reste des heures à côté de moi parmi les microscopes, les études et les éprouvettes, ou bien debout des heures entières près de la table de dissection avec une blouse maculée de sang, les mains ensanglantées, examinant et recherchant comme un possédé. () Les parois des murs résonnent des cris de morts et du crépitement des balles tirées à bout portant. Cest ici que le docteur Mengele vient se détendre après chaque sélection et chaque feu dartifice. Cest ici quil passe tous ses loisirs et dans cette ambiance dhorreur avec une folie froide, fait ouvrir par moi les cadavres de centaines dinnocents envoyés à la mort ». 

Olivier Guez s’est fait une spécialité des « après-guerres », périodes troubles et incertaines qui le fascinent. Alors qu’il travaillait sur les années de cavale de Adolf Eichmann, l’un des principaux organisateurs de la solution finale, il tombe à de nombreuses reprises sur des références à Josef Mengele. Les deux nazis se croisent en effet à de multiples occasions en Argentine, et fréquentent les mêmes cercles d’allemands orphelins nostalgiques du Troisième Reich. Mais Eichmann est une huile du régime nazi, au contraire du prétentieux Mengele. D’ailleurs lorsqu’on les présente, son nom ne lui dit rien.

Des capitaines, des médecins SS, le grand ordonnateur de lHolocauste en a croisé des centaines et des milliers. Mengele est un exécuteur des basses œuvres, un moustique aux yeux dEichmann, qui le lui fait bien sentir, lors de cette première rencontre, prenant soin de lui rappeler son éblouissant parcours au sommet des arcanes du Troisième Reich, le poids écrasant de ses responsabilités, sa puissance: « Tout le monde savait qui j’étais ! Les juifs les plus riches me baisaient les pieds pour avoir la vie sauve. »

Eichmann est bientôt kidnappé par un commando du Mossad après une longue traque, jugé en Israël au court d’un retentissant procès et exécuté. Pas Josef Mengele. Olivier Guez se penche alors avec minutie sur le destin de cet homme, que le public a érigé en une incarnation maléfique démoniaque, impressionné à la fois par l’étendue de sa monstruosité et par son apparence, d’une beauté glaçante et soignée. Son surnom d’« Ange de la mort », ainsi que son évaporation quasi surnaturelle aux yeux de l’opinion publique, les nombreuses fausses légendes qui l’entourent, comme par exemple celle qui voudrait que Mengele ait réussi à mettre en pratique ses recherches sur la gémellité, en permettant à des villages brésiliens de donner naissance à des centaines de jumeaux ou encore à des fermiers de doubler leur cheptel de vaches par le même procédé, tous ces faits fantasmés, ont hypnotisé les gens et anesthésié leur perception. La réalité du docteur Mengele est bien plus prosaïque, banale, minable même. Trop décevante peut-être pour nos sociétés occidentales, qui dès-lors qu’elles trouvent en leur sein un bourreau dont la barbarie dépasse l’entendement, préfèrent s’empresser de l’extraire, de le déshumaniser, quitte à en faire une divinité maléfique. Olivier Guez récuse avec force cette transfiguration de Mengele, qui au contraire n’est qu’un homme parmi les autres, bien plus normal que ce qu’on voudrait, tragiquement humain en fait, obéissant aux ordres, faisant sa petite carrière, endoctriné, vaniteux et indifférent à la souffrance qui l’entoure.
Comme tant d’autres bourreaux nazis et comme Adolf Eichmann pendant son procès, Mengele, aveuglé jusqu’au bout, se voit en exécuteur des ordres, obéissant et oeuvrant pour la grandeur de l’Allemagne, rien de plus.

Médecin, il a soigné le corps de la race et protégé la communauté de combat. Il a lutté à Auschwitz contre la désintégration et les ennemis intérieurs, les homosexuels et les asociaux, contre les juifs, ces microbes qui depuis des millénaires oeuvrent à la perte de lhumanité nordique: il fallait les éradiquer par tous les moyens. Il a agi en homme moral. En mettant toutes ses forces au service de la pureté et du développement de la force créative du sang aryen, il a accompli son devoir de SS.

On comprend, au fil du récit, comment l’action conjointe de l’argent de la puissante famille Mengele, les complicités locales tant en Bavière que dans les pays d’accueil, la solidarité entre eux des exilés nazis, et surtout la complaisance des gouvernements comme celui de Perón en Argentine, mais aussi au Paraguay ou au Brésil, et enfin la réticence des autorités Allemandes de l’après-guerre à se lancer dans des traques coûteuses et complexes, ont permis au « médecin » d’Auschwitz de vivres quelques belles années dans les meilleures conditions.Si les nazis du cercle Durer et Mengele parviennent à vivre « grand train » sans être trop inquiétés, c’est grâce à la complicité des familles, bien sûr, mais aussi des états qui les accueillent.

En Argentine la procédure traîne, les obstacles juridiques et administratifs se multiplient, lambassadeur dAllemagne Junker regimbe, tergiverse, la demande transite via le Ministère des Affaires Étrangères, par le président du Sénat, le procureur général, un juge de la Cour Fédérale, la police, des tribunaux. Au fond le gouvernement Ouest-Allemand et lArgentine se contentent de limbroglio. Au Paraguay, le ministère de lIntérieur et la police ont eu vent dune prochaine requête dextradition, Interpol leur a demandé une copie du dossier du demandeur de naturalisation, mais Rudel intervient auprès du ministre. son ami, le brillant docteur Mengele est poursuivit pour ses opinions politiques en Allemagne, rien de méchant, il sera précieux au Paraguay, alors il faut le naturaliser durgence. En novembre 1959, cest chose faite, la Cour suprême paraguayenne accorde à Mengele la citoyenneté, un permis de résidence, un certificat de bonne conduite et une carte didentité.

La dolce vita sud-américaine et toutes ces belles agapes prennent pourtant brusquement fin. C’est le coup de tonnerre de l’annonce de la capture d’Eichmann qui ébranle toute la communauté nazi.

Le monde découvre peu à peu lextermination des juifs dEurope. De plus en plus darticles, de documentaires sont consacrés aux camps de concentration et dextermination nazis. En 1956, malgré les pressions du gouvernement Ouest-Allemand, qui demande et obtient son retrait de la sélection officielle du Festival de Cannes, Nuit et Brouillard, dAlain Resnais, bouleverse les consciences. Le journal d’Anne Frank connaît un succès croissant. On parle de crimes contre lhumanité, de solution finale, de six millions de juifs assassinés. Le Cercle Durer nie ce chiffre. Il se félicite de lentreprise dextermination mais n’évalue qu’à trois cent soixante cinq mille le nombre de victimes juives; il dément les meurtres de masse, les camions et les chambres à gaz; les six millions ne sont quune falsification de lHistoire, une énième manigance du sionisme mondial afin de culpabiliser et dabattre lAllemagne ().
() lorsque Ben Gourion annonce la capture dEichmann à la Knesset, les criminels de guerre réfugiés en Amérique du Sud sont foudroyés. Qui sera le prochain sur la liste ? Qui sera enlevé, tabassé, abattu froidement dans son lit ou sur un parking par un commando vengeur surgit à limproviste ? () Les nazis en exil ne connaîtront plus la paix. Sils veulent sauver leur peau ils doivent sexclure, renoncer aux réjouissances terrestres, se condamner à une existence clandestine de fuyards, à une cavale sans refuges ni repos. Cette fois la chasse aux nazis est ouverte () Le grand ménage débute, les cercles nazis de Buenos Aires se désintègrent.

Le grand intérêt du roman d’Olivier Guez — un roman de non-fiction, très fidèle à la réalité et abondamment documenté, se terminant sur 5 pages de bibliographie consacrée à Mengele), c’est qu’il relate avec précision les étapes, les protagonistes, les faits de la cavale du criminel de guerre, tout en parvenant à restituer au plus près les scènes de son quotidien, ses états d’âmes, ses relations avec l’entourage y compris sa famille et ses maîtresses. L’auteur parvient à s’introduire, tel une caméra espionne, au plus près de Mengele. Celui-ci va s’enfoncer, inexorablement, dans son dernier chemin. Un long chemin de croix fait de solitude, de terreur, de rage et de paranoïa. Cette lente chute commence dans les différentes fermes et foyers qui acceptent de le cacher contre des sommes exorbitantes.

Le travail dans les champs et la plantation de café lassomme, les vaches et les cochons l’épuisent, il nest décidément pas fait pour lutopie agraire de la SS, le contact avec la terre, la vie saine, le grand air. Alors Mengele se venge sur les ouvriers agricoles quil tyrannise comme un grand seigneur russe humiliait ses serfs corvéables à merci. () Sil méprisait les Argentins, il honnit les Brésiliens métis dIndiens, dAfricains et dEuropéens, peuple antéchrist pour un théoricien fanatique de la race et regrette labolition de lesclavage. () « Ils forment un peuple incertain, trouble et dangereux, comme les juifs, alors que les esprits sains et décisifs sont issus dune biologie fidèle à son identité raciale ».

Mengele enrage lorsqu’il pense à ses compatriotes allemands qui ont su tirer profit et de la guerre et de l’après-guerre. Ces capitaines d’industries par exemple qui ont fait leur beurre sur le dos des millions de morts. L’entreprise de chimie IG Farben, le fabricant Krupp, l’usine de textile Alex Zink qui achetait des cheuveux de femmes par sacs entiers pour en faire des chaussettes, les laboratoires Schering et Bayer…

Vingt ans plus tard, bougonne Mengele, les dirigeants de ces entreprises ont retourné leur veste. Ils fument le cigare entourés de leur famille en sirotant de bons vins dans leur villa de Munich ou de Francfort pendant que lui patauge dans la bouse de vache ! Traitres ! Planqués ! Pourritures ! En travaillant main dans la main à Auschwitz, industries, banques et organismes gouvernementaux en ont tiré des profits exorbitants; lui qui ne sest pas enrichi dun pfennig doit payer seul laddition.
Mengele retrouve les bouseux, les routes cabossés, la chaleur fiévreuse du Chaco. Mais le cœur ny est plus. Une sourde inquiétude le taraude, un noir pressentiment, son existence menace de basculer une nouvelle fois () Ses camarades le trouvent changé, vieillit prématurément. À lintellectuel fringuant quils admiraient a succédé un homme taciturne et irascible () Aux soirées que ses amis organisent autour dune piscine, il grignote quelques canapés, à l’écart, fuyant, tourmenté.

Malade et insomniaque, il sombre totalement, comme on le voit lorsque l’un de ses derniers soutiens lui rend visite à l’hiver 1979 à São Paulo :

Lorsque Musikus passe lui apporter des restes de viande et une part de gâteau, il le découvre livide, assoupi dans une mare d’urine et d’excréments. Sur la table de nuit, une boîte de suppositoires, des rognures d’ongles. Sedlmeirer lui souhaite une bonne année 1979 et lui annonce qu’il est grand-père depuis quelques mois. Rolf (le fils de Mengele, ndlr) ne lui a pas envoyé le faire-part de naissance de son fils.

Sa déchéance mentale et physique, son isolement et son abandon par tout ce qu’il comptait encore de soutiens, amis et familiers, sa fin loin de son pays, livré à ses démons dans des conditions matérielles sordides: tout ceci est évidemment son châtiment terrestre, celui que la justice des hommes n’a pas pu ou su lui donner, mais qu’il s’inflige à lui-même, comme mu par une force invisible et rémanente. Mengele aura fini par se dévorer lui-même. À l’heure où le monde occidental voit ressurgir les populismes et s’effacer les enseignements de paix forgés dans les cendres de millions de victimes de la barbarie, à l’heure où l’Allemagne d’Angela Merkel voit entrer au Bundestag 92 députés d’extrême-droite, Olivier Guez conclut ainsi son ouvrage :
Toutes les deux ou trois générations, lorsque la mémoire s’étiole et que les derniers témoins des massacres précédents disparaissent, la raison s’éclipse, et des hommes reviennent propager le mal.

Olivier Guez, La Disparition de Josef Mengele, éditions Grasset, 2017, 240 p., 18 € 50 et Le Livre de poche — Lire un extrait

Lire ici un entretien avec Olivier Guez,  C’est quoi « Mengele après Mengele » ?