Maïakovski : 17 propositions depuis le nom de Vladimir

Vladimir Maïakovski, 1924

1. L’acte de lire des poèmes fait penser ; c’est à ça qu’on reconnaît la puissance de ce qu’on nomme poésie, laquelle n’est rien, sinon précisément un mode de la pensée. À ceci près qu’il ne s’agit pas de la pensée en général, pas plus que d’une pensée molle, aux contours flous, encore moins d’une rêverie, même s’il arrive que le poème incite à la dérive de ce côté-là. Empruntant à la singularité de ce qui vient, cette pensée est en effet chaque fois celle d’une circonstance, au double sens qu’implique à ce moment le génitif.

2. Si lire un poème fait penser, et souvent rudement, la raison vient de ce que le poème lui-même ne fait pas autre chose que penser ; parler d’un poème pensif fait donc cercle ; ou plutôt ruban de Mœbius ; ou encore prélèvement sur la bande passante de l’infini. Pour autant, qu’on n’en déduise pas qu’il argumente au profit d’une thèse ; un poème ne démontre pas, il montre à tous ce que lui seul peut dire ; et pour montrer, intensifie ; tantôt en raréfiant, tantôt par expansion.

3. Que signifie « le poème pense » ? Pas mal de choses, mais peut-être avant tout qu’il expose avec les moyens dont il dispose, ici et maintenant, une vérité dont le déploiement idéel est homogène à l’agencement sonore. Où l’on voit que la pensée du poème ne s’autorise que du poème lui-même ; qu’il n’y a, le concernant, pas d’autre vérité qui tienne. C’est en suspendant la « prose du monde », en exfiltrant certains des mots qui y circulent et s’y épuisent, en instituant entre eux de nouveaux écarts, des tensions inédites, que le poème prête une consistance à cette vérité. Deviennent alors sensibles des blocs de densité et/ou de vide. Apparaît là ce qui, d’une vie humaine, restait inaperçu, oublié, à mettre au jour, c’est-à-dire justement à penser. Si bien qu’on peut dire aussi bien de tout poème en tant que tel qu’il est simultanément et au même titre un événement de solitude, un manifeste de mémoire, un cri de souveraineté.

De ça, in L’amour, la poésie, la révolution, traduction Henri Deluy, Le temps des cerises, p. 67.

4. Penser avec et grâce au poème procède du fait d’être affecté par ce qu’il invente et nous met sous les yeux par le biais d’une composition. Être affecté n’équivaut toutefois pas à ressentir une émotion, quand bien même elle existe. Être affecté par un poème, c’est plus exactement être requis par la force d’une intuition qui prend corps dans la langue et ce faisant et nous déconcertant, déplace, ne serait-ce que très peu, notre rapport au monde, c’est-à-dire au langage, à ses prétentions autant qu’à ses butées.

5. Évoquant la tâche du philosophe, Henri Bergson observait que, de livre en livre, celui-ci ne pose finalement et à jamais qu’une seule et unique question. Moyennant quoi — monotonie sublime —, il passe sa vie à tenter de la formuler de la manière la plus précise et la plus efficace qui soit ; il élabore sa méthode en prenant soin d’éviter un à un ces pièges que sont les faux problèmes ; il tente d’approcher et de circonscrire la nouveauté de celui qui tient vraiment et ouvre pour la pensée un horizon fécond.

6. Peut-être faudrait-il dire la même chose des poètes. Peut-être devrait-on poser que tous, en leur ordre et à leur façon, n’ont sans doute qu’une seule chose à dire ; que chaque poème composé, chaque livre de poésie, essaie d’éprouver, d’affiner, de critiquer la teneur de la chose en question. C’est du reste ce qu’exigeait l’« écureuil poésie » tournoyant de Vladimir.

De ça, ibid.

7. Pas la peine de gratter bien longtemps : quiconque a lu les poèmes de Maïakovski sait que son intuition, son « beau souci » dans la conduite de l’existence comme dans celle de l’écriture, ne pouvait avoir qu’un seul nom, celui de révolution ; sans trop s’avancer, chacun comprend d’ores et déjà que ce nom recoupe et profile à bords perdus la nécessité de conjurer, seul et avec l’humanité tout entière, ce qu’on prétend depuis la nuit des temps relever de l’impossible.

Le nuage en pantalon, traduction Charles Dobzynski, Le temps des cerises, p. 65.

Maïakovski a raison ; son poème a raison : « nos muscles et nos nerfs sont plus sûrs que les prières. » Voilà pourquoi les vers qu’il écrit sont aussi affutés, aussi athlétiques ; des vers alertes, en tricot de corps, en vareuse, tabagiques, péremptoires, qui happent l’air du temps, le sondent, y inventent des couloirs, réduisent les dépendances.

8. Nous avons aujourd’hui un sérieux problème avec le mot révolution ; ça ne date pas d’hier. Sans bien savoir ce qu’il aurait à dire, sans vouloir seulement nous le demander, le mot nous trouble tellement que nous avons tout fait pour l’écarter de notre préoccupation, le soustraire de nos intérêts, que nous l’avons raillé, démembré et biffé, sinon pour déclarer coupable de façon préventive quiconque oserait s’en réclamer. On connaît les motifs, ils forment la glu de l’époque : 1) la révolution est haïssable puisqu’elle ne peut faire l’économie de la violence ; 2) la révolution est lamentable car elle échoue forcément ; 3) la révolution ne désigne désormais plus qu’un moment révolu de l’Histoire des humains.

9. Par-delà la tristesse de leur sottise, le caractère irrecevable de ces trois motifs tient à ceci qu’ils ne procèdent en vérité que de la volonté de conserver le monde en l’état, celui-ci serait-il odieux, invivable, insupportable d’injustice pour le plus grand nombre ; il faut dire que le maintien des privilèges de quelques-uns est à ce prix ; Maïakovski exécrait ça.

De ça, in L’amour, la poésie, la révolution, p. 148.

10. Car Vladimir Maïakovski était révolutionnaire — le mot est compliqué, on y reviendra —, c’est-à-dire un enfant continué, un colosse vivant, taciturne, éloquent, véhément, aux jambes écartées ; un type au regard droit, coiffé d’un chapeau mou enrubanné de sombre, d’une casquette de lainage ou d’un globe terrestre autour duquel gravitaient des objets à moteur de biplan ; emballé dans son manteau, portant cravate et maillot à bretelles, il fut un homme à la tête dure qui entendait « fendre le crâne du monde » (Le nuage en pantalon, op.cit., p. 77) ; être révolutionnaire ayant de toujours affaire au désir, une fois, mille fois, l’homme fut un amoureux déclarant « j’aime pour de bon et à jamais » en ne cessant de se demander « d’où vient un grand amour » et « dans quel corps » (ibid., p. 31) ; Vladimir Maïakovski fut aussi et très vite un cubo-futuriste, un activiste, un enthousiaste qui aimait l’odeur des villes, les bêtes, les chiens, les chats, en parlait à Lili, sa chérie ; fagoté en blouse jaune, il déclamait des vers au « Café des poètes » qu’on avait installé dans une ancienne laverie de la rue Tsverkaïa ; jeune homme, il fut jeté en prison, en sortit ; il lui arriva de réparer des roues crevées, de marcher à grands pas sous la pluie, de tendre un drap de voyou dans le dos d’une institutrice, de jouer avec la mer, une petite édition du Nordsee de Heinrich Heine en poche ; il écrivait, raffolait des collages d’Alexandre Rodtchenko, concevait, dessinait des affiches pour l’agence de presse ROSTA ; il fut, chemin faisant, un camarade parmi les camarades, autrement dit un homme seul, animal politique, un provocateur zélé, un hypersensible, un grand fumeur, un dramaturge, un acteur du cinéma muet, un scénariste, un joueur, un impatient dont la voix, on raconte, faisait trembler les vitres ; Vladimir Maïakovski fut surtout l’homme infatigable d’une vie brève, un orphelin de père avant d’être un adulte, anxieux à l’idée de l’infection, un voyageur — « Königsberg (par les airs), Berlin, Paris, Saint-Nazaire, Gijón, Santander, La Corogne (Espagne), La Havane (île de Cuba), Veracruz, Mexico, Laredo (Mexique), New York, Chicago, Philadelphie, Detroit, Pittsburgh, Cleveland (nord des États-Unis), Le Havre, Paris » —, un gars aux dents gâtées, mal plantées, au crâne rasé, à la mâchoire de catcheur, un homme aux cheveux noirs et longs, aux dents refaites, au cœur pensé très tôt, et avec conviction, non comme organe mais comme cible ; il fut aussi quelqu’un ayant vu qu’être révolutionnaire suppose parfois ce qu’un philosophe nommerait plus tard un devenir-animal ; ce qui, dans son phrasé prit l’aspect rogue et saisissant d’une oursification.

De ça, in L’amour, la poésie, la révolution, p. 84.

11. Quelques mots, quelques-uns en passant, afin de régler leur compte à ceux qui affirment que la révolution désigne une chose passée, une chose vaine et condamnable en se fondant sur les trois arguments évoqués plus haut : 1) sur la violence qu’elle provoquerait et dont elle aurait l’affreux monopole : sottise de le soutenir ; il n’y aura jamais — qui le niera ? — plus grande violence faite aux vies des humains que celle de l’injustice organisée, terrible, sans fin, la violence des temps faussement calmes, celle-là même que l’acte révolutionnaire sait déloger pour la nommer, la récuser de manière héroïque ; 2) sur l’échec de toute révolution : sottise à nouveau car le mot désigne l’événement, sa beauté novatrice et non ses conséquences que le « retour à l’ordre », tôt ou tard, contamine à coups de reniement, nous le savons ; 3) sur le caractère prétendument désuet du désir de révolution : sottise encore : le mot révolution recouvre par principe ce dont nul n’a encore idée — qui serait assez bête pour penser qu’une surprise s’avère impossible, sauf à ignorer justement que surprise est le nom de ce à quoi on ne peut pas s’attendre ?

Le nuage en pantalon, p. 83.

12. Une question maintenant : faut-il vivre une séquence révolutionnaire pour accéder soi-même au rang de révolutionnaire ? Et puis cette autre, histoire de décaler un peu plus les choses dans nos parages : si un poète vivait aujourd’hui, s’il mesurait le degré inégalé d’injustice et de saccage de notre monde, s’il devait en outre constater la tartufferie démocratique qui ne se soutient que de forclore tout désir d’en finir avec cette injustice, pourrait-il ne pas se déclarer « ours communiste » ? En guise de réponse, ces vers de Volodia :

De ça, in L’amour, la poésie, la révolution, p. 136.

13. Le sens du mot révolution est délicat à déployer, trop saturé de représentations, trop grevé de discours, lesté de mythes, d’imagerie ; celui du mot révolutionnaire, qu’on croira décliné du premier, l’est encore davantage. D’où, symétriquement, la gêne du désir ou de l’aversion quant à son usage. On peut tout de même essayer de clarifier tout ça en se souvenant notamment que dans son Abécédaire, Gilles Deleuze opère une mise en garde précieuse contre une confusion ; — c’est une voix métallique qui l’affirme, qui nous parle et nous dit que « l’avenir de l’Histoire » et le « devenir des gens » ne sont pas identiques, n’ont même rien à voir — « que les révolutions tournent mal, ça n’a jamais empêché que les gens deviennent révolutionnaires », dit-il encore ; où l’on comprend que le devenir, singulier par essence, est la « seule issue », ce qui échappe précisément à l’Histoire, laquelle n’est qu’un ensemble plus ou moins cohérent, plus ou moins intelligible de situations, de conditions.

14. C’est en vertu de cette distinction que la question de l’échec nécessaire des mouvements révolutionnaires n’implique en aucun cas, au motif d’une prétendue fatalité, l’échec en miroir des individus dont la trajectoire de vie s’est elle-même inscrite dans un devenir-révolutionnaire. Il n’est pas question de nier l’hypothèse de l’échec — la belle affaire ! —, mais de voir seulement que ce dernier procède toujours de la faillite inéluctable des conditions auxquelles le devenir, quant à lui, ne cesse de se soustraire. Et c’est bien au nom de cette distinction que Vladimir Maïakovski, quelles qu’aient pu être sa déception et son amertume au regard de l’Histoire, fut et demeure de façon irréductible un révolutionnaire.

15. Si on voulait à présent apercevoir ce que le devenir-révolutionnaire de Maïakovski enveloppe, si on voulait se faire une idée de ce que réserve la virtualité dont il est capable, il faudrait commencer par revenir au poème, c’est-à-dire à jamais à l’amour, puisqu’aimer est chez lui l’unique verbe d’état.

J’aime, in L’amour, la poésie, la révolution, p. 53.

16. Au fond, ne fut à l’ordre du jour chez Maïakovski qu’un seul impératif, tantôt doux, tantôt âpre, celui de refuser l’« instinct de bassesse », de sentir « le battement sauvage au cœur des capitales » afin de ne pas se laisser aliéner par l’argument poisseux de l’impossible. Ou encore, pour reprendre cette formule inouïe qu’on trouve dans Le nuage en pantalon, de porter « le soleil en guise de monocle ».

17. Bien, mais une fois de plus, qu’est-ce que cela veut dire ? Peut-être d’abord qu’il nous faut prendre au sérieux et au même degré l’homothétie risquée ici, quasi maniériste, de l’astre et de la lentille, comme celle de la surbrillance et de la découpe, en tant qu’elles signent toutes les deux le courage de la décision face à la démesure du chaos. Après quoi, reste à envisager quelque chose de simple, qui n’a rien d’une joliesse mais tout pour permettre une éthique. Par exemple qu’être révolutionnaire est à coup sûr l’affaire d’un percevoir autant que d’un agir ; une manière d’appeler et de saisir ce qui vient ; une conversion optique pour se rendre sensible et consentir au caractère intempestif, inespéré de ce qui arrive. Révolutionnaire serait dès lors, a minima, quiconque resterait aux aguets, en faction sur le seuil du possible ; ou quiconque tiendrait la vie qu’on mène pour assez peu de choses, sauf à se demander, encore et encore, comme le fit la jeune épouse de Barbe-bleue à sa sœur Anne : « ne vois-tu rien venir ? »

Le nuage en pantalon, p. 69.