On pourrait dire de Joyce Carol Oates qu’elle écrit comme elle respire, mais sans doute respire-t-elle parce qu’elle écrit. Elle poursuit depuis des décennies une œuvre prométhéenne, dans sa volonté de dire l’Amérique d’aujourd’hui et d’hier, à l’image d’un Balzac pour la France, dans les années 1830-1840. Des traits de caractère que l’on retrouve dans son dernier roman, Mudwoman, paru dans une traduction de Claude Seban en 2013 chez Philippe Rey et désormais disponible en poche chez Points.

Joyce Carol Oates a publié une bonne centaine de textes en tout genre, depuis 1963, dont certains sous pseudonymes (Rosamond Smith et Lauren Kelly). Elle a tout exploré, du roman noir à la biographie imaginaire de Marilyn (Blonde, 2000), en passant par des recueils de nouvelles, des poèmes et des essais. Elle a publié une décennie de son Journal (1973-1982) et rassemble désormais ces bribes quotidiennes, réflexions, colères, émerveillements sur… Twitter (@joycecaroloates) — « yet another, more subtle & subversive way of hiding oneself in public », (« un autre moyen, subtil & subversif de se cacher en public »), écrivait-elle en octobre 2013. Elle a « réussi à rester en vie » après la mort de son mari, Ray Smith et dédie désormais ses romans à son nouvel époux « et premier lecteur », Charlie Gross. Elle a reçu toutes les récompenses imaginables autour du monde – à l’exception du Nobel, mais elle affirme depuis toujours ne pas y penser. Et il est difficile de ne pas voir une part de projection personnelle dans Mudwoman, l’un de ses derniers romans, récit des failles d’une femme devenue première présidente d’une université de la Ivy League dans un pays sur le point d’entrer en guerre contre l’Irak.


« Qu’est-ce que la réussite, le triomphe, sinon du désespoir ? »
Meredith Ruth Neukirchen a bâti sa vie sur une illusion : devenir « M. R. », initiales asexuées, et un de ses collègues dit d’ailleurs s’être « toujours demandé si ces initiales étaient censées évoquer – inconsciemment bien sûr – “Mr”, “Mister”, une sorte de travestissement maladroit ». « M.R. » a surtout pour fonction de faire oublier mudgirl, l’enfant tondue et abandonnée dans les marais par une mère folle, « la petite fille sans nom » longtemps entre la vie et la mort. Elle a survécu, pris l’identité de sa sœur aînée, dans l’espoir que ces quelques mois de plus la protègent.

« Une famille ne vole en éclat qu’une seule fois », écrivait Joyce Carol Oates dans Petit oiseau du ciel, un axiome que contredit Mudwoman : Meredith ne cesse d’être déplacée et de voir tout équilibre, même fragile, fracassé. Placée dans une première famille d’accueil, elle est finalement adoptée par des parents qui la nomment Meredith, en souvenir de leur première fille décédée. Les livres, les études et une carrière universitaire brillante seront le seul moyen trouvé par cette femme pour échapper à ce « là-bas » qui la hante, à ce puzzle identitaire, à ces noms usurpés ou brandis comme des étendards. Mais l’équilibre est fragile et le récit suit la « chute libre » de Meredith, « passée du côté aveugle de son cerveau », dans ce magma d’une enfance en partie occultée, bâtie dans les tabous et secrets. « Personne ne connaissait M.R. intimement », écrit Joyce Carol Oates, et le roman sera l’exploration des fragments d’une intimité par une femme qui s’est justement spécialisée dans les rapports paradoxaux et labiles du savoir et de l’oubli et se voit forcée d’être, à son corps défendant, l’application pratique de ses théories philosophiques.
Mudwoman est l’un des plus beaux romans de Joyce Carol Oates, une exploration de la féminité au sommet de ce qu’elle induit de renoncements volontaires, d’amours impossibles et compromissions insupportables. C’est une analyse du succès et de ses paradoxes : être en vue, « admirée », « aimée » pour que personne ne la connaisse vraiment, qu’elle demeure secrète et inconnue. Mais il s’agit aussi, à travers ce sublime portrait de femme, de mettre en perspective l’Amérique que la guerre en Irak va durablement diviser, ce pays des « vérités tranchées » où l’on est « soit pour, soit contre ».
Au-delà de cette double crise, intime et collective, la romancière interroge la question du mensonge, celle du secret. « Il n’y a de vérité que perspective », et le roman est ce genre des entre-deux qui refuse le bête manichéisme du “pour ou contre”. Le récit épouse la « boue », sonde les failles, reconstitue le puzzle, faisant alterner les chapitres consacrés au passé (Mudgirl, 1965) et ceux qui disent le présent en miettes (Mudwoman, 2002). Ces allers-retours temporels, les italiques, les parenthèses sont les moyens du roman pour déconstruire et reconstruire, explorer l’intime et tendre à cette femme comme à l’Amérique un « miroir ». Le roman se calque sur les errements mentaux de son personnage principal, brouille la linéarité comme toute illusion référentielle. Mudwoman n’est pas seulement la mise en récit d’un flux de conscience, il finit par être, formellement, ce flux de conscience, emportant le lecteur dans ses crues, ses débordements, la violence que le succès impose à l’intime. « Notre cerveau ressemble aux profondeurs de la mer, il y flotte toutes sortes de choses — organiques, inorganiques — « réelles », « irréelles » ». Le roman s’édifie dans ces limbes, ses paradoxes et méandres, il est l’exploration d’un nom, Meredith Ruth Neukirchen, et de ce que cache cette parade sociale. Nul doute que cette « M. R. » dit beaucoup de cette femme et romancière qui l’a forgée dans un rêve éveillé, de celle qui écrivait dans son journal, le 29 septembre 1982, qu’elle doit sortir de chez elle et « jouer, avec amabilité et conviction, j’espère, le rôle de JCO ».
Joyce Carol Oates, Mudwoman, traduit de l’anglais (USA) par Claude Seban, éd. Points, 576 p., 8 € 40
En juin 2013, Dominique Bry et moi avions eu le plaisir d’interviewer Joyce Carol Oates, pour Mediapart, alors que Mudwoman allait paraître. L’entretien peut être retrouvé ici :