Séparé d’Alice, Paul a cru qu’il pourrait assouvir ses fantasmes. Encore fallait-il savoir lesquels. Ses fantasmes d’adolescent ? D’étudiant ? D’homme marié ? D’homme tout court ?
Repenser aux seins d’une inconnue qui lui avait demandé son chemin dans le métro, plan de Paris en main et à hauteur de décolleté. Des seins s’épanouissant fièrement dans un corsage trop strict pour être immédiatement érotique mais assez évocateur pour provoquer un début de désir à la simple vue de cette promesse purement charnelle. Oser rêver à voix haute et du bout des lèvres qu’elle accepte de lui montrer davantage que cette poitrine devinée, à peine entraperçue, évaluée, tandis qu’elle se penchait au dessus de la carte, cherchant du doigt la bonne bouche.
Le fantasme d’aborder une vacancière à la terrasse d’un restaurant au Crotoy. Une jeune femme à la beauté un peu fade, dont la jupe trop courte et très légère dévoilait une culotte blanche brodée de motifs marins. Sous l’effet du vent du large, rêver de volupté et du charme mystérieux des sous-vêtements Petit Bateau. Une invitation au voyage en somme.
Paul m’a dit n’avoir jamais voulu tromper sa femme. « Trop absorbé par son travail et sa vie de couple, n’en ayant jamais eu l’occasion ». Même lors de ces séminaires qui l’éloignaient du domicile conjugal et le rapprochaient d’autres femmes que la sienne, il pense n’avoir jamais provoqué ni répondu à une invitation au sexe adultérin parce qu’il n’en a pas eu l’opportunité. J’avais trouvé son propos lâche et très univoque : c’est déjà une infidélité potentielle que d’ériger la question de la tentation en accessoire sine qua non de la déloyauté amoureuse. Dans ces séances de travail cultivant la promiscuité pour mieux atteindre une communion de pensée professionnelle s’installe parfois une ambiguïté propice à des attouchements incontrôlés ou à des débordements furtifs. On reste alors électrisé par le frôlement involontaire de deux bras nus, deux épidermes aimantés, s’interrogeant sur le sens de cet émoi involontaire.
Ou lors de dîners habillés où il a pu se délecter à l’envi des formes des invitées (dont celles de son épouse) par delà les robes du soir, attendant, guettant une évocation de chair nue, souhaitant ce moment où le hasard offrirait à sa vue une jambe, une cuisse ou le sillon appétissant séparant deux seins opulents. Tout en étant à l’affut, en retour, de la moindre manifestation d’un quelconque intérêt pour sa personne de la part de ces femmes (la sienne y compris) à la féminité rehaussée par le port de tenues sophistiquées. Laissant Paul désemparé face à ses pulsions voyeuristes.
Il a même tenté même un jour de sortir sans alliance. Un soir où, après le travail, il a accompagné un collègue célibataire dans un bar lounge parisien et hors de prix. On lui a présenté des jet-setters et leurs sangsues, un chanteur en vogue et son égérie du moment, des noctambules et leurs conquêtes de la veille, des abrutis et des idiotes, un écrivain confidentiel, un blogueur influent, des femmes seules qui semblaient considérer avec intérêt son costume ajusté et sa montre de prix. Il a parlé avec plusieurs d’entre elles, Il a tenté de faire resurgir un peu de la séduction qu’il croyait enfouie sous un simple anneau doré. Il a joué à se laisser séduire en donnant tous les signes d’une disponibilité de cœur et d’esprit.
Cette expérience a pris le goût amer de la note du restaurant dans lequel il a dîné ce soir-là, une ancienne gare aux murs en parpaings colorés où l’on mange dans des assiettes carrées sous une déco outrancière avec colonnes et peintures postmodernes, ambiance froide et dinde trop cuite. L’obséquiosité du service n’a fait que souligner le décalage entre la satisfaction gourmande qui l’habitait quand il s’est installé à table et le sourire de circonstance qu’il a arboré en découvrant le montant de l’addition. Service non compris. Immédiatement après, il est rentré chez lui s’allonger aux côtés de son épouse déjà endormie après avoir jeté un œil sur le sommeil des enfants.
De fait, avant de repartir sur ces chemins de la séduction qu’il n’avait plus empruntés depuis bien longtemps, il lui fallait trouver les réponses à une ou deux questions. Comment se coucher à côté d’un autre corps que celui d’une femme que l’on connaît par cœur ? Comment coucher avec une autre femme ?
Ne souhaitant pas répondre à sa place, je me suis gardé de lui dire que la reconstruction de sa sexualité perdue passait par des stades extrêmement classiques, voire théorisés depuis fort longtemps.
Le premier niveau est physiologique. L’homme veut jouir absolument et autrement que par des pratiques solitaires. Malgré l’explosion récente du sexe virtuel, l’homme en a assez de sentir son corps exulter (en Jacques Brel dans le texte) dans le vide. L’homme rêve de complétude, de plénitude, les besoins primaires se font primitifs. Il veut assouvir son désir avec des partenaires de chair plutôt que devant des magazines ou des écrans d’ordinateurs ou de télévision qui ne le contentent plus.
Au second degré, le besoin de sécurité se fait plus pressant. Convaincu que la femme guette toujours l’épaule accueillante au creux de laquelle elle pourra venir se blottir, l’homme veut se rassurer sur sa virilité en aimant à lui présenter cette partie de son anatomie. Sorte d’assurance sur leur vie de couple future où l’homme serait ce rempart tutélaire et réciproque contre les aléas de toutes sortes. Dont celui de se faire plaquer sans préavis.
Au troisième étage, la reconnaissance sociale et la volonté de faire partie d’une famille, d’un groupe, d’une tribu, prennent le pas sur le seul désir. J’avais vu un soir Paul, davantage attiré par l’humour et le charme tout en rondeurs d’une jeune fille rigolote que par le regard indécent de bêtise (lui évoquant une certaine idée de l’infiniment plat) d’une grande conne longiligne, préférer tenter sa chance dans le lit de la première plutôt qu’entre les seins refaits de la seconde. Aujourd’hui (et a contrario) Paul préférerait volontiers s’endormir contre un fac-similé de couverture de magazine de mode plutôt qu’avec la petite sœur du bonhomme Michelin. Simplement au cas où il serait amené à croiser une connaissance susceptible de trahir son penchant pour les modèles de Rubens plutôt que ceux de Victoria’s Secret.
Au quatrième échelon, retrouver une certaine estime de soi devient dominant. On veut à nouveau pouvoir « se regarder dans le miroir le matin ». Pour ne pas voir par-dessus son épaule dans le reflet brut de la glace, allongée à demi-nue sur le lit défait, le résultat d’un manque flagrant d’estime de soi. Qui prend souvent la ou les formes d’une collègue de travail que l’on a baisée un soir de faiblesse malgré la crainte du qu’en-dira-t-on de retour au bureau. On recommence donc à faire des projets, on se fixe des objectifs, on veut aller plus loin, on a envie d’autre chose, on veut prendre son temps. On apprend à attendre.
Au dernier palier enfin, au sommet de la hiérarchie, le besoin d’auto-accomplissement et l’envie de se réaliser font que l’on a « besoin de poursuivre certains apprentissages avec l’implication du goût de l’effort, de connaître de nouvelles techniques et d’avoir des activités purement désintéressées, (…) besoin de communiquer (…) et de participer, fût-ce modestement »…
Bref, on veut essayer l’échangisme.
(A suivre)