Une table de pierre simple, un carreau de calcaire ocre, gravé en latin sur le flanc. C’est la tombe du tout premier habitant du cimetière, premier colon de l’enclos : George Langton, étudiant d’Oxford, mort à Rome en 1738, concivis dulcissimus itinerisque socius, pleuré par ses compagnons. Je suis assis devant la tombe, dans l’herbe déjà brûlée du cimetière acatholique, réservé aux étrangers morts à Rome ou dans la région. Acatholique est étrange : cimetière non-universel. Le championnat national du basket américain s’appelle World Championship. Rome aussi tenait lieu de monde. La pyramide de Cestius pointe sa prothèse de marbre dans la gencive rousse du mur d’Aurélien. J’ai avec moi The Fall of Rome : A Traveler’s Guide, de Anne Carson. Je ne lis pas, mais des vers bougent. L’homme est touriste de sa vie. Il fait la queue aux attractions, coche les étapes obligées et en trépigne, piètre amant, les vieilles zones érogènes émoussées de répétitions.
Hier, à la Villa Giulia, devant les tombeaux étrusques, j’ai pensé un truc sur les morts. Depuis quand nous les enterrons et pourquoi les animaux les laissent pourrir ou les mangent. Dans la niche du tombeau, autour de l’urne des cendres, les Étrusques disposaient les ustensiles du mort. Comme les marchandises chez Marx, ces divers objets usuels sont doués de la parole. Gravés au dos ou sur le flanc, ils annoncent le nom de leur maître et parlent à la première personne : « Mi Turan. — Moi, (je suis) de Turan ». Tant qu’il ne fabriquait rien, l’homme mourait incognito. Il ne laissait derrière lui aucun objet de ses mains qui pourrait servir au suivant et dont l’usage exigerait une forme de reconnaissance. C’est à cause d’homo faber, l’homme fabricateur d’objets qui, plus durables que lui, endettent la vie de ses fils et s’imposent à leur gratitude, que nous enterrons nos morts. Ce n’est pas l’âme du défunt dont la survie nous épouvante et à qui nous construisons la propitiation d’une tombe : ce sont ses objets usuels. Ce sont eux dont les Étrusques enterraient au fond des tombeaux la terreur matérielle et sourde. Le fantôme qui hante Hamlet n’est pas l’âme de son père ; c’est sa couronne.
Parce que je suis « entre les tombes », je comptais parler ce dimanche du poème de Valéry sur le cimetière de Sète. J’y arrive lentement ; je fais le tour de ses morts. Il y a deux vers et quelque, fragment d’une églogue de Chénier, que j’aime par-dessus tout : « Vous, du blond Anio + naïade au pied fluide ; / Vous, filles du Zéphyre + et de la Nuit humide, / Fleurs… ». Je passe par impuissance sur la musicalité qui change un thème d’académie en legato vocalique. Je passe les deux vers de suite et m’arrête sur ce mot veuf jeté au bout du fragment, vibrant comme un coup d’archet. Le rejet à la mode grecque, net et bref en début de vers, est un fétiche de Chénier. Le vers est inachevé, mais la lacune est voulue. Chénier l’a fini ailleurs et a conservé ce fragment où l’effet du rejet demeure à l’état pur. Le principe du rejet est simple : un temps fort en fin de vers ne crée plus vraiment d’effet tellement il est intégré au ronron machinal du mètre, ce manège en 2 fois 6. Une coupe syntaxique à l’intérieur de l’hémistiche crée un temps fort inattendu dont l’accent tonifie le vers. C’est comme un réveil en sursaut, le choc d’un coup de cymbale ou d’un pied frappant le sol. Dans la figure de rejet, il se crée un déséquilibre : la voix, qui ne se pose pas sur la syllabe de rime, enjambe la fin du vers et se rattrape pesamment sur la fin du mot en rejet, comme un corps déséquilibré dont le pied frappe à plat pour en stopper la chute. Au seuil de l’époque moderne, après deux siècles de vers flasque et de fade « prose rimée », Chénier réinvente le lyrisme pour les générations futures. À cette renaissance du vers, le réveil du rythme a suffi. Ce mot de « fleur » interrompu en est l’exemple le plus pur. Son accent veuf en haut du vers secoue le corps de sa torpeur. C’est comme le début de l’air et le rythme qui prend soudain après un long récitatif.
La vivante induction rythmique de la fleur veuve de Chénier n’est sans doute pas étrangère à cette fleur mallarméenne, indéfiniment commentée, dans les notes de Crise de vers : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. » Pour Mallarmé, l’articulation poétique transpose « un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole ». À la musique du mot de « fleur », toute fleur réelle tombe dans l’oubli. Le langage s’ouvre à lui-même. À la fonction référentielle (le mot pour la chose) fait place un fonctionnement purement différentiel, soit ce « jeu de la parole » où tout mot se définit au sein d’un jeu phonétique de dissimilarités organisant la relation des vocables du lexique. « Fleur », alors, n’indique plus, ne pointe plus vers quelque fleur, mais vers les mots équivalents qu’il fait bouger dans leur sommeil, « par le heurt de leur inégalités mobilisés » : heurt, leur, leurre, meurt, pleure, fleuve, etc. « Musicalement se lève » suggère ce nouveau monde où se déploie le nom de fleurs. Les mots y ont valeur de notes de musique : sans valeur référentielle (une note ne signifie rien) et définis, comme les notes, par les différences réciproques de tous les mots du système. Plaisir solitaire du lexique, le monde musicalisé de la parole poétique est cet autoérotisme ou autostimulation du corps nombreux du dictionnaire.
Au rebours du platonisme auquel on rattache souvent la leçon de Mallarmé, Valéry, son meilleur disciple, choisit d’en exaspérer les prémisses sensualistes afin d’en déduire, à son propre usage, une poétique physiologique. Avant d’être des notes, la musique est un rythme. Un rythme préverbal dont la mesure à vide secoue le corps de sa torpeur et mobilise les mots appelés à la remplir. Dans le fragment de Chénier, le mot de « Fleurs » à l’incipit, dramatisé par le vide que produisent son impulsion et sa frappe suspendue, met à nu le fonctionnement de l’organe poétique : chaque mot y est stimulus, générateur du vers ou du syntagme à suivre. Le lexique de Mallarmé joue de parages dangereux : « idée même », « notion pure ». On a vite fait d’en conclure à un credo idéaliste. Valéry redresse le tir. Dans La Doctrine chrétienne, Augustin coupe le mot en deux : d’un côté, il est nomen (le signifié, le mot compris) et de l’autre il est verbum (le signal sonore, le mot entendu). La poétique valéryenne pose le primat du verbum, le mot comme force de frappe ou stimulus auditif. Verbum a la même racine que le verbe verberare qui veut dire « battre », « frapper » : comme verbum, le mot percute ; le stimulus de sa frappe crée le manque d’autres mots et l’appel du poème à suivre, à coups de marteau subtils sur les enclumes de l’ouïe. Plus « massage » que message, la poésie bat la musique.
Valéry raconte quelque part comment Le Cimetière marin a fait son chemin en lui. Le poète, comme sa marquise, sort un jour se promener. Le frappement de sa canne sur le pavé de Paris ajuste son sens interne sur le rythme du décasyllabe. Cette « figure rythmique vide, ou remplie de syllabes vaines » l’obsède au point de le changer en « système vivant de producteur de vers ». Voilà d’où vient le grand poème de méditation sur la mort : d’une canne battant la mesure sur la pierre des pavés. Il est émouvant que le rythme qui s’impose au promeneur soit celui du décasyllabe, avec ces deux temps inégaux (4+6), son monotone déséquilibre : « Ce toit tranquille + où marchent les colombes / Entre les pins + palpitent entre les tombes, etc. ». Ce rythme boiteux, claudicant — sur une foulée plus courte que l’autre — est la signature d’un corps. Un corps essoufflé, déjà vieux, mal entretenu et sans athlétisme. Le rythme bancal des vers (que Valéry lutta pour ne pas « arrondir » en subsumant leur boiterie sous la puissance du 6+6), est le transfert poétique d’un rythme physiologique et c’est l’énigme du grand poème : moins méditation sur la mort et sur l’immortalité qu’inscription d’un corps mortel dans le branle du lexique.
Descartes dit de belles choses sur le bâton de l’aveugle. Il dit que les objets qu’il touche, l’aveugle n’en sent pas le choc au creux de sa main qui tient le pommeau, mais dans le bout du bâton. Chacun peut en faire l’expérience, pourvu qu’il ferme les yeux, avec la pointe de son stylo. Le bâton tâtant les objets est une prothèse sensible : il est parcouru de nerfs, il est amalgamé au corps, il en est l’extension vivante. Qu’est-ce que Le Cimetière marin ? C’est la canne de Valéry, baguette enchantée du poète, annelée de strophes courtes comme un bâton de roseau (le plus faible de la nature, mais c’est un roseau vivant). Poeta faber, pour mieux l’habiter et s’incarner dans le monde, s’est fabriqué cet objet qui le rappelle à son corps. Le vieux promeneur incarné est le contraire d’un touriste. Seul véritable habitant, il pulse au rythme d’un poème qui est un thyrse boiteux et il nous laisse après sa mort cette prothèse rythmique.
Deux vers d’une ode de Pindare sont gravés en guise d’épitaphe sur le pommeau du bâton. On les a traduits ainsi : « Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible ! » Toute la fin est erronée. Le terme de makana, forme dorique de mèkanè (« τὰν δ’ ἔμπρακτον ἄντλει μαχανάν ») ne signifie pas « le possible », mais « artifice », « engin », « outil » (cf. machine, mécanique). Une traduction corrigée de l’épigraphe qui le précède permet d’éclairer le poème : « N’aspire pas, mon âme, à la vie immortelle, mais puise résolument aux ressources de ton artifice ». C’est de la canne qu’il s’agit, humble artifex du poète, et du langage qu’elle met en branle, qui est l’outil de son métier. Dans Le Cimetière marin, contrairement aux vieux poètes, Valéry ne médite pas sur ses chances d’immortalité, loterie du laurier antique, mais sur sa vie d’homo faber avec la syntaxe et le dictionnaire comme unique boîte à outils. Si son corps est enterré dans le cimetière de Sète, il a un autre tombeau qu’il s’est lui-même construit : c’est Le Cimetière marin. Il a posé sur ce tombeau, avec son nom gravé dessus, la canne aux mesures de laquelle il en a dressé l’édifice.
« Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change, / Après tant d’orgueil, après tant d’étrange / Oisiveté, mais pleine de pouvoir… » (Le Cimetière marin). L’oisiveté du poète lui donne les pleins pouvoirs, parce que, dans ses heures oisives, un poème se forme en lui. Il est une machine à faire et, même désorganisé comme l’huître par un débris, le fait en tant qu’organisme. Si l’on ne croit pas que nos morts, au moins depuis l’âge de fer, nous obsèdent dans les objets que leur vie laisse derrière eux, qu’on se tourne vers aujourd’hui. L’angoisse dans quoi nous vivons est l’angoisse de déchets toujours plus indestructibles : les dérivés du pétrole, les banquises de polymères tournoyant sur le Golf Stream, les déchets radioactifs qu’on tente d’ensevelir dans des hypogées de béton jetés aux fosses marines. Nos rebuts sont la Némésis des générations futures. Sur la pelouse d’un cimetière, à cause d’un petit garçon qui est mort noyé à Rome en 1956 et qui était son homonyme, je pense à Ian Angus, activiste canadien et fondateur de la revue Climate and Capitalism. Nous sommes entrés dans l’Anthropocène, dernière époque de la terre où l’activité humaine a l’influence irrévocable d’une force géologique. L’homme ne sait plus disparaître : son passage est indélébile. Le poète Théognide promettait à son amant de rendre, par ses vers, son nom incorruptible (ἄφθιτον ὄνομα). Le nouveau nom de l’homme est homo exuviens. Il n’habite pas en poète ; il vit sur terre en touriste et l’encroûte de détritus comme, dans un sous-bois, les restes d’un pique-nique. Sans doute il compte en partir. — Le cauchemar de Wall-e est notre réalité.