Chercher à saisir l’Algérie : Samir Toumi (L’Effacement)

Samir Toumi, L’Effacement

Samir Toumi fait partie de cette nouvelle génération d’écrivains algériens de langue française qui renouvelle totalement la production romanesque en Algérie comme l’atteste son dernier roman L’effacement (Barzakh, 2016) qui confirme les qualités de son premier roman Alger, le cri qui avait connu un grand succès en 2013.

Samir Toumi est né à Alger, en 1968. Il n’a donc connu ni l’Algérie coloniale ni la guerre d’Indépendance, non plus que les premières années euphoriques qui l’ont suivie. Il a subi dans sa jeunesse la décennie noire des années 1990-2000. Sa logique n’est ni une réaction anti française ni un chant incantatoire de la lutte. Ce livre naît de la prise de conscience douloureuse d’un double déni : l’effacement total de l’Algérie française, provoqué par un récit national qui l’ignore, la dénonce ou la caricature, sorte de béance de plus d’un siècle, mais aussi celui de l’Algérie nouvelle dans laquelle il vit, qui est devenue un État corrompu, en pleine déliquescence. Palimpseste dérisoire de l’Algérie coloniale. Dirigé par des prédateurs qui ont trahi les idéaux des vainqueurs de la guerre de Libération. L’intérêt de son point de vue est qu’il ne part plus d’un regard sur l’Histoire passée entre l’Algérie et la France mais d’une perception vécue de l’intérieur. Plus encore qu’un Boualem Sansal qui met en pièces le clan actuel au pouvoir en Algérie ou même qu’un Kamel Daoud qui, dans sa Contre-enquête revient sur Meursault, le protagoniste de L’Étranger de Camus pour dénoncer le prétendu racisme de Camus qui parle de l’arabe de façon anonyme.

On peut considérer que le narrateur de L’effacement, lui aussi anonyme, triste, indifférent, est un avatar du héros de Camus. En effet, voici un homme qui, à 44 ans, après la mort de son père, ancien commandant glorieux de l’Armée du FLN, découvre qu’il est atteint du syndrome de l’effacement. Pathologie qui consiste à ne plus voir son visage dans son miroir. Son reflet, preuve par l’image, a disparu. On comprend, au long de ce lent cheminement vers la folie, que l’histoire de cet homme, jusque-là intégré dans l’Algérie des années 1990, est à la fois une représentation très réaliste des dérives de cette société et une métaphore du destin de l’Algérie depuis son accession à l’Indépendance. Il n’est pas neutre d’ailleurs que ce syndrome frappe surtout les enfants d’anciens combattants de la guerre de Libération, pourtant exaltée dans tous les canaux officiels : media, livres scolaires, discours politique.

L’auteur a souligné à plusieurs reprises, dans des entretiens publics, l’existence et la coexistence délicate d’une triple génération : celle des pères, qui ont construit le pays mais l’ont trahi, celle des jeunes d’aujourd’hui qui se tournent vers le mondialisme, voire l’islamisme, et la sienne qui ne se reconnaît ni dans les uns, ni dans les autres. D’où un sentiment de frustration, de désenchantement ou de déséquilibre qui éclate à la mort du père, le Commandant Hacène, ancien des maquis de la wilaya. Il se sent « entravé », il étouffe dans ce système qu’il voit désormais au grand jour.

Le récit, à la langue toujours précise, s’articule autour de trois grands moments qui correspondent aux phases successives de la vie du narrateur : d’abord, l’effacement, avec la découverte traumatisante de ce syndrome, qu’il tente de guérir par de longues conversations avec un étrange et inquiétant psychiatre. Cette partie s’achève par la veillée funèbre et l’enterrement spectaculaire de son père, moments où il découvre tous les secrets de cet homme au passé glorieux mais complexe, entouré d’hommes véreux qui occupent les biens vacants et les louent à des expatriés, qui a promené sa maîtresse dans les palaces du monde entier. « C’était un homme à la fois exceptionnel et monstrueux » lui avoue cette femme qui le connaissait mieux que quiconque.

La deuxième partie, intitulée Oran, raconte sa fuite vers cette ville. Il croit y retrouver un souffle de vie grâce à la vitalité exubérante de jeunes amis qu’il y connaît et d’une femme énigmatique. On retrouve dans ces pages très réussies le talent d’évocation de Toumi : il sait représenter en quelques phrases une ambiance, des personnages, des comportements. On reconnaît sa capacité, déjà perçue dans Alger, le cri, à décrire les rues d’une ville, les nuits des cabarets, les individus bizarres qui les traversent. On apprécie l’évocation sensuelle des nourritures algériennes. Tout cela symbolisé par cette femme mystérieuse qui l’entraîne dans la nuit et le ramène à un érotisme oublié. Mais aussi représentante de cette classe dirigeante dont il ne veut plus.

Cet épisode, un peu long peut-être, provoque une nouvelle dérive, pas assez expliquée, et un retour à Alger, partie intitulée de façon significative Absences, où sa vie éclate. Après plusieurs crises de violence démente, pendant lesquelles il agresse tour à tour son collègue de bureau, sa fiancée, son psychiatre. Il termine interné dans un hôpital psychiatrique, totalement aliéné. Mais réincarné en la figure de son père : il clame « je suis le Commandant Hacène, glorieux moudjahid de l’Armée de libération nationale, valeureux bâtisseur de l’Algérie indépendante ». Comme un Don Quichotte qui, dans ses crises d’hallucination, dit la vérité. Il semble que l’on doive interpréter ce final ambigu comme un appel à un retour aux sources qui, en lui-même, est l’aboutissement d’une vision iconoclaste de la société de l’Algérie officielle d’aujourd’hui. Cet enfant bourgeois qui se divertissait sur les plages du Club des Pins, avec les privilégiés du régime, dont les références musicales étaient Brel, Aznavour et Adamo, et pour qui la guerre se résumait à un jeu de société nommé « jeu du maquis », sorte de parodie des affrontements sanglants avec l’Armée française, devient incontrôlable, comme l’Algérie. Il se métamorphose en son père, il renie ce passé. Il établit la transmission qu’a ratée ce père.

Ce livre est à l’évidence une fable, une métaphore terriblement destructrice de l’Algérie contemporaine, pays à la population jeune mais paradoxalement sans avenir. Il explique mieux que de multiples analyses historiques ou journalistiques, l’état de malaise, de mal-être de toute une génération qui se sent amputée. A lire absolument pour toute personne qui cherche à saisir l’Algérie, au-delà des discours des uns et des autres.

Samir Toumi, L’Effacement, éditions Barzakh, 2016, 214 p.