Paul et moi avions décidé de nous retrouver en plein cœur de Paris, non loin de chez moi, dans ce bar où nous avions déjà passé une ou deux soirées à regarder des retransmissions sportives que nous aurions pu voir à domicile si nos épouses respectives avaient aimé le rugby féminin ou le Lingerie Bowl. Il m’avait appelé la veille, me proposant d’aller boire un verre. Pourquoi ? Pourquoi pas. C’était une raison suffisante. J’ai accepté.
Ayant prêté ma voiture ce soir-là, je suis arrivé à pied et très en retard à notre rendez-vous. Comme souvent quand en fin de semaine j’essaie de boucler un agenda aussi mal tenu qu’une promesse électorale et qu’il ne me reste qu’une journée pour faire ce que je n’ai pas fait en quatre.
Nous étions donc vendredi.
En m’attendant, Paul avait commandé pour nous deux et il avait refusé d’offrir un verre à une madone sans le sou mendiant au comptoir dans la posture accueillante des hôtesses du salon de l’automobile, trônant sur un tabouret haut, ses longues jambes battant impatiemment une mesure fictive au rythme de son agacement. Paul ne pouvait lui dénier sa beauté impavide, ses traits fins, ses seins trop haut perchés et ses yeux d’un bleu stupide qui donnaient une idée assez précise de l’infini. Comme je tardais, il avait bu la bière qui m’était destinée et chassé sèchement l’assoiffée par application du principe de précaution : ne pas m’imposer une blonde tiédasse. Quand je suis entré dans le bar, la figure de présentoir a jeté un regard dédaigneux sur Paul et son dévolu sur quelqu’un d’autre, en l’occurrence un jeune éphèbe à la virilité incertaine, siglé de pied en cap, incarnation ambulante de la faute de goût. Après une accolade accompagnée de bises à peine audibles, sacrifiant à la mode des élans d’affection qu’il ne faut plus réfréner entre hétérosexuels convaincus, nous nous sommes accoudés au bar, sourire aux lèvres, silencieusement heureux de nous retrouver.
La conversation a débuté légèrement : nous avons passé en revue les semaines et les mois écoulés depuis notre dernière entrevue, faits de tracas administratifs divers, d’échanges inintéressants avec nos supérieurs incompétents, de conversations de machines à café avec nos collègues aigris ou nos subalternes serviles. Nous avons survolé l’actualité récente, évoquant la montée de l’intolérance et la chute des bourses, la crise de la dette et la mondialisation, les élections dernières et les échéances politiques prochaines ; nous avons parlé très vite de ces livres qui ont fait leur rentrée, des rencontres que l’on a faites, des amis communs dont nous n’avons aucune nouvelle depuis vingt ans, des dernières et des prochaines vacances. Du temps qu’il fait, qu’il fera. Du temps qui passe, lentement, mais sûrement.
– Tu as lu quoi récemment ? Me demande Paul.
– Rien qui mérite d’en parler. De toute manière, ce sont toujours les mêmes livres aux mêmes sujets caducs, avec ces titres interrogatifs au surréalisme contrefait ou à l’inverse laconiquement réducteurs. Ils prétendent capter l’instant présent et ne parlent qu’au passé. J’en ai assez de ces auteurs qui veulent s’inscrire dans l’air du temps et décrivent toujours le même mal-être de personnages aux prises avec le quotidien, la société de consommation omniprésente, le malheur des uns, le bonheur des autres, bla bla bla… Je n’arrive pas à m’y intéresser. Et encore moins à me sentir concerné. Mais je sais qu’on ne lit pas les mêmes livres.
Paul me regarde d’un air sentencieux. Je me souviens qu’il affectionne ce genre de littérature fadasse. Pour faire diversion, j’en viens à parler cinéma.
– J’ai revu American Beauty, de Sam Mendes…
Paul me coupe aussitôt.
– Quel navet ! On voit vraiment que c’est son premier film. Les personnages sont caricaturaux, rien ne fonctionne, je ne comprends toujours pas pourquoi tu l’aimes tant. La satire ne tient pas la distance et les ficelles sont trop grosses. Cette histoire de quadra qui pète les plombs pour une jeunette et qui décide de changer de vie du jour au lendemain, je trouve ça très limité, si tu veux mon avis.
Il se tait, trouvant sa démonstration suffisante et n’appelant aucune réaction de ma part. Paul a toujours eu ce côté gérant de vidéoclub récitant Télérama par cœur. Le silence s’installe entre nous, malgré nous. Je ne voulais pas de son avis.
Notre échange (si on peut le définir ainsi) prend alors un virage insoupçonnable, à angle aigu : il me confie que « sa vie ne lui va pas, comme une veste trop grande achetée trop vite un jour de braderie ». Fin de citation. Il est soudain comme interdit. Dans un état second. Je me demande s’il n’a pas déjà trop bu. Paul entame alors un monologue dont je ne sortirai pas indemne. Mais je ne le sais pas encore.
« Tu te souviens quand on habitait ensemble ? À l’époque, à la fac, j’avais un certain succès. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on ne me remarque plus. J’ai le sentiment d’être devenu normal, avec un physique commun et une taille moyenne, des yeux normaux, un sourire ordinaire. Et je ne te parle même pas de ma coupe de cheveux. On m’a pourtant dit un jour que la raie sur le côté revenait à la mode. (Il ne s’en souvient pas mais c’est moi qui le lui avais suggéré, étonné qu’il m’ait pris au mot). Je me croyais pourtant charmant, plein d’humour, intelligent, compréhensif, sachant écouter, généreux, sympathique. Modeste… Je crois qu’il est temps pour moi de me rendre à l’évidence : je ne suis pas un séducteur. En t’attendant, j’ai eu le temps de me le prouver une fois de plus. Tu vois la superbe jeune femme de l’autre côté du bar qui embrasse ce type qui a l’air d’être mon père ? Avant qu’il arrive, elle m’a complètement ignoré. Tu te rends compte ? Je passe inaperçu. »
Paul marque une pause, finit son verre et reprend son laïus déjà déprimant tout de lieux communs et de vérités frustes.
« Après qu’Alice m’a quitté, j’ai vécu des moments très difficiles, j’ai dû me réhabituer à vivre seul. Je n’y étais pas préparé, personne ne s’y prépare. C’était insupportable. Je me suis jeté dans le travail, tout en essayant d’avoir une vie sociale, les amis d’Alice m’ont snobé, je me suis rapproché de mes collègues de travail. Je me suis inscrit sur des sites de rencontres sur Internet. Après quinze ans de mariage. Je me suis demandé si l’âge faisait quelque chose à l’affaire. Je sais bien que je ne suis plus un jeune premier, mais je ne fais pas encore partie de la catégorie des vieux-beaux, non ? »
(Comme nous avons le même âge et que je ne veux pas lui dire qu’il est vexant pour deux, je ne réponds pas. De toute façon, j’ai beau avoir 38 ans, j’en parais à peine 37 et demi).
« Je me suis dit que ce n’était peut-être qu’un passage obligé. J’ai essayé de remonter la pente comme on dit. J’ai réfléchi à ma nouvelle condition : être séparé, divorcer peut-être, redevenir célibataire. Depuis qu’un mariage sur deux finit devant un juge, la solitude est un marché à part entière. Avec sa clientèle, ses codes, ses rites, ses présupposés, son potentiel de développement. Crois-moi, la cible est très courtisée comme on dit dans tes magazines pour cadres pressés. Parce que le nombre de personnes seules est en constante augmentation d’un recensement à l’autre, j’ai pu l’expérimenter en réservant un de ces voyages en solo sans majoration de prix. J’ai quand même dû subir l’avanie du regard compassé de l’opératrice de saisie quand elle m’a proposé des formules all inclusive pour Djerba, Punta Cana ou Mykonos alors que je lui demandais les tarifs des voyages organisés pour Angkor Vat. Elle m’a regardé d’un air pincé, elle a dû croire que je voulais faire du tourisme sexuel en Thaïlande cette conne. A mon avis, ses connaissances en géographie ne dépassaient pas le cours moyen deuxième année. Qu’elle a sûrement redoublé. J’ai pensé à toi. Je me suis demandé comment tu avais fait pour rester si longtemps sans quelqu’un dans ta vie. Comment tu le vivais. Je ne le comprenais déjà pas quand nous vivions ensemble. Même si je ne te l’ai jamais dit ».
(Paul a la mémoire sélective. Il omet de mentionner qu’il m’a douloureusement et régulièrement fait toucher du doigt mes angoisses personnelles en m’imposant plus d’une fois ses ébats sexuels au travers des murs de notre logement étudiant pendant que je me masturbais dans la pièce d’à côté).
« Je suis parti en mer Adriatique : Dubrovnik, Trieste, Venise… J’ai laissé les enfants à Alice, je suis parti hors vacances scolaires. Je me suis retrouvé à bord d’un labyrinthe flottant rempli de retraités et de couples en voyages de noces. J’étais le seul célibataire à bord. Au bout de deux jours, j’en avais déjà marre d’arpenter ce vieux transatlantique en solitaire, de subir les avances appuyées du serveur du bar de l’entrepont ou de servir de cavalier à la présidente du club du troisième âge de Garges-lès-Gonesse (la fragilité de la hanche artificielle de son époux la privant de paso-doble). Je me suis enfermé dans ma cabine. J’ai même prié pour qu’il m’arrive quelque chose qui justifierait mon rapatriement sanitaire. Je me suis dit que les passagers du Concordia, eux, ont eu quelque chose à raconter à leur retour. Enfin, ceux qui sont rentrés.
Puis, je suis allé chez mes parents en Normandie pour leur annoncer qu’Alice et moi on se séparait. Le soir-même, je suis retourné dans le dancing où j’avais fait ma première sortie à l’âge de quinze ans. Je me suis senti extrêmement vieux, déplacé dans cet endroit qui m’a rappelé des souvenirs que je n’ai jamais aimés. A l’occasion d’un voyage professionnel, je suis repassé devant le Café des Sports où j’avais rencontré Alice. Tu savais que c’était devenu un concessionnaire automobile ? Je te le dis comme je le pense, on surestime les pèlerinages.
Et je l’ai revue. Au cours d’une soirée chez un couple d’amis communs. Elle est arrivée tard, j’avais un peu bu. Si tu savais les imbéciles qu’ils fréquentent, tu aurais fait pareil. Tu as déjà parlé avec un commercial en fermetures ? C’est une expérience. De celles qui donnent envie de rétablir le suffrage censitaire. Je l’ai accaparée, on a parlé. Elle est disponible. Je suis en passe de l’être. Je me suis senti proche d’elle. Plus la soirée avançait, plus je la désirais. Plus je l’aimais. Au moment du café, alors que nos amis mettaient en place le diaporama de leur dernier voyage dans les îles, on s’est enfermé dans la salle de bains. Nous avons commencé à nous embrasser. C’était… indescriptible. Violent. Nous avons fait l’amour. À même le sol parce que la table à langer n’a pas supporté notre poids. J’espère qu’on ne nous a pas entendus. Nous sommes partis comme des voleurs. On est allé chez elle. On a fait l’amour toute la nuit. C’était une vraie libération, je n’ai pas peur de le dire : je n’avais jamais connu ça. Même au début de mon histoire avec Alice. Tu imagines ? »
(Je n’imagine rien).
« Le matin, quand elle m’a demandé de partir, sur le pas de sa porte, elle m’a donné son numéro de téléphone et m’a embrassé sur la joue en me disant que j’étais « un mec bien ». Rentré chez moi, je l’ai aussitôt appelée. Je voulais la revoir au plus vite. Je lui ai laissé des messages, envoyé des SMS. En vain. Depuis, je passe mes journées à chercher à lui parler et mes nuits à chercher ce que je lui dirais. Je m’en fous d’être un mec bien. Ce que je veux, c’est la revoir. Qu’on baise et qu’on arrête de se mentir, avec elle j’ai envie d’être un mec mieux que bien. Sans elle, j’écoute de la musique à en pleurer. Je me repasse tous les disques qu’Alice et moi on écoutait ensemble. Je n’ose même pas te dire lesquels, tu te moquerais… »
(Ce n’est pas mon genre).
« J’ai l’impression que les paroles ont été écrites pour moi. Tous les soirs je m’endors en pensant à elle en écoutant le même album. La même chanson. Le Baiser. Je pleure comme un gamin. Elle m’obsède, je pense sans arrêt à elle. A ses boucles brunes. A mon infortune. Il n’y a pas qu’en blondes que j’ai des lacunes. Il fait vraiment chier Souchon ! »
(A suivre)