« Des idées et du gaz » : l’Allemagne de Jean-Luc Godard (épisode 3)

© Godard, Notre musique

« Montrer trois triangles et dire qu’on est passé d’Euclide à l’Étoile de David (qui précédait Euclide du reste), c’est une pensée. Une pensée mise avec une autre pensée, dans un autre contexte, permet de porter un jugement, et de ne pas dire seulement « quel malheur », ou que sais-je… On peut approuver Madame Simone Veil quand elle dit, bien tard, que lorsqu’ils sont rentrés des camps de concentration, ils s’ennuyaient. C’est la vérité. Mais il a fallu cinquante ans pour qu’elle puisse le dire. Et après, on peut se demander, si on a l’esprit mal tourné comme moi : « Que faisiez-vous aux côtés de Maurice Papon dans le gouvernement de Giscard d’Estaing ? » C’est une question d’historien. Je ne peux pas lui en vouloir de ça. Moi-même, petit garçon, pendant la guerre, dans la famille, je notais sur une carte avec des petits drapeaux l’avance de l’armée allemande en Ukraine. Quand elle reculait, j’étais aussi malheureux que quand mon équipe de football était battue. Je ne connaissais rien, et après personne ne m’a dit. Je voyais ça comme des combats de chevaliers. »

Tout familier avec l’œuvre de Godard connaît ce principe de confrontation, deux images, deux idées, deux pensées, qui comme il « a l’esprit mal tourné » grincent en général, peuvent autant déclencher d’autres idées éclairées que provoquer le rejet ou la vindicte. Maurice Darmon, dans La question juive de Jean-Luc Godard, le développe à travers les deux images qui ont valu à Godard l’étiquette d’antisémite. Il s’agit de multiples occurrences où il fait un rapprochement entre juif et musulman.

Godard, Notre musique

Ce dernier terme fut utilisé dans les camps de concentration pour désigner des détenus qui avaient perdu tout espoir de vie et se laissaient mourir. Ce n’était pas la seule désignation en cours. Ce qui pose problème ici est l’usage qu’en fait Godard. D’après lui, ce sont les SS qui l’ont inventé, si ce n’est pas la langue allemande, ce qui sert à Godard d’instaurer une relation souterraine entre l’extermination juive et la création de l’État d’Israël. Cette idée ou champ-contrechamps, comme il aime appeler ces confrontations d’idées relève davantage de l’intuition que de l’argument historique.

On sait que le terme musulman n’a qu’un lien très tenu avec l’extermination. Il a fait son apparition avant 1940 dans les camps de concentration, lorsque la plupart des détenus n’étaient pas des Juifs, mais des prisonniers politiques, communistes, sociaux-démocrates, syndicalistes et des droits communs (correspondant à la juridiction nazie : des homosexuels, des asociaux, Témoins de Jéhovah, délinquants raciaux). On comprend alors mieux comment certains sont arrivés à perdre l’espoir, ils « ne pouvaient donner sens à leur emprisonnement » (Darmon), en particulier les prisonniers issus de la classe moyenne, a priori favorables au régime, pour eux un garant d’ordre et de sécurité. Pour Agamben, ce sont donc les camps de concentration qui produisent le musulman tandis que les camps d’extermination produisent la mort. Bien que Godard insiste à la fois sur le lien du terme avec l’extermination et sur le fait que « les Allemands avaient décidé de nommer musulman  les Juifs » et que « c’est dans tous les livres », donc connu par tous les rescapés, futurs Israéliens, on ne trouve pas de preuve pour cette injonction, comme Darmon le démontre de manière très détaillée. Les deux photos, contrairement à ce que dit Godard dans le passage de Notre musique, ne relèvent pas de la même époque et ne désignent pas des prisonniers assimilables. Pourquoi donc cet acharnement ? Pourquoi veut-il à tout prix faire des Allemands non seulement les bourreaux des Juifs, mais aussi les décideurs du sort des rescapés, futurs ennemis des musulmans ? Il suffirait de dire ce que Jacques Ellul avait considéré dès la fin de la guerre comme la Victoire de Hitler (bien qu’atténuée par un point d’interrogation) : l’extermination quasi complète des Juifs d’Europe orientale, la rupture de l’unité de l’espèce humaine en la divisant en êtres dignes de vie et en êtres indignes, voire nocifs à l’humanité (dont on retrouve les traces jusque dans la pensée utilitariste d’un Peter Singer), l’inscription du génocide au centre de l’action politique (nous savons depuis que l’extermination des Juifs, bien qu’unique dans son caractère systématique quasi industriel, n’est pas le dernier génocide) enfin la destruction d’une pensée rationnelle, de la raison même, comme le résume Darmon qui, à la fin de son essai, nous donne à lire dans son intégralité l’article de Jacques Ellul. Cette destruction de la pensée serait aussi à l’origine de l’idée que l’extermination des Juifs relève de l’ordre de l’impensable ou de l’irreprésentable. Lanzmann figure parmi les premiers partisans de cet interdit absolu. Pourtant, le film Shoah, son chef d’œuvre, prouve à bien des égards le contraire.

L’intuition de Godard, la relation souterraine entre l’extermination des Juifs et la création de l’État d’Israël est banale dans le sens où dans les faits, le lien est indéniable, même si le sionisme n’est pas né avec le nazisme. Toutefois, Godard va plus loin, il y voit un rapport à l’autre. À l’autre et au semblable à la fois, comme ce conflit d’élection, le peuple élu, est en concurrence avec le « peuple aryen » de l’idéologie nazie, lui-même caractérisé par exclusivité. Pour détrôner le peuple juif, – au risque de condenser abusivement -, on peut dire que les nazis sont passés par une multitude de stratagèmes : exploiter l’antisémitisme ambiant et répandu en Europe entière, transformer une religion en race, puis en sous-race et vermine, amplifier aux yeux de tous la menace d’une minorité (moins d’un pour cent de la population allemande), même si celle-ci était très visible, associer et renforcer le tout par la législation raciale, l’apartheid, le harcèlement, la répression puis la chasse à l’homme ouverte, les assassinats et déportations, jusqu’à l’extermination systématique. Le fond idéologique, l’exclusivité, le rapport à l’autre permettent Godard d’embrayer sur le conflit israélo-palestinien. Même si certains la réduisent à la question territoriale, la revendication d’exclusivité qui se trouve jusque dans la constitution de l’État, sa base religieuse, ou se cristallise autour des lieux saints, montre bien que la colonisation n’est que méthode et non le fond. La Palestine occupe les rêves des Israéliens, les Palestiniens ont la malchance d’avoir l’Israël comme ennemie, mais seraient encore plus invisibles si ce n’était pas le cas, dit Mahmoud Darwich dans Notre Musique.

Dans le même ordre d’idées, un autre champ-contrechamps sort de son « esprit tordu », le face à face de Hitler et Golda Meir dans Ici et ailleurs.

© Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard, Ici et ailleurs
© Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard, Ici et ailleurs

« Chercher à voir quelque chose, chercher à se représenter quelque chose. Dans le premier cas on dit : Regardez ! Là ! Dans le second : Fermez les yeux ! »

La caméra de Godard passe sur les visages des spectateurs qui comme par miracle ont tantôt les yeux ouverts tantôt fermés. Ce passage de Notre musique vaut aussi pour la lecture de la confrontation entre Hitler et Meir. Il n’est évidemment pas question d’amalgame, Meir n’est pas Hitler, ça ressemble bien plus à un pied de nez : nous sommes encore là, par contre nous sommes doubles, Israël et Palestine. Le malheur est partagé, la perception des images change. Avec un peu plus de recul aujourd’hui, on peut regarder Hitler de face ou de biais à côté de Golda Meir autrement, comme à l’époque de la sortie d’Ici et ailleurs. Comme le chassé-croisé suggéré dans Notre Musique entre futurs Israéliens et anciens Palestiniens : « Les Israélites vont vers la Terre promise, les Palestiniens vont vers la noyade. Le peuple juif rejoint la fiction, le peuple palestinien le documentaire. »

Avec l’arrière-plan des réfugiés d’aujourd’hui, ce propos sonne étrangement actuel bien que l’on ne sache plus où est fiction et où est le documentaire, Godard, d’après ses dires, a par ailleurs lui-même hésité avant de mettre Israël dans la « fiction » et la Palestine dans le « documentaire ».

Godard cite et monte ses textes, phrases, mots et images d’une manière que Georges Didi-Huberman considère comme étant à la fois l’effacement de l’auteur derrière la citation et « l’appel d’autorité » du « citateur souverain » qui règne en maître sur une œuvre ou des œuvres existantes, mais entièrement réagencées et le plus souvent désarticulés. C’est lui qui décide de fait s’il laisse une confrontation ou contradiction de citations en suspens ou s’il les amène à une conclusion tranchante. Cette posture se situerait d’après Didi-Huberman entre un Vois, là (permettant au spectateur toute liberté d’interprétation) et un Voilà (regard du spectateur cadenassé) comme une sorte de détournement de ce que Godard appelle plus haut « voir » et « représenter », en se mettant à la place du spectateur. Pour résumer rapidement, le Vois, là relève pour Didi-Huberman de l’art, le Voilà de la propagande, et Godard, dans sa carrière, n’aurait jamais tranché entre les deux, mettant en avant tantôt l’une, tantôt l’autre (surtout pendant sa période militante des années 1970), tantôt les deux à la fois. C’est cette hésitation entre le régime émancipateur, que Didi-Hubermann indique par le Vois, là, et le régime de propagande, désigné par Voilà. Les choses se compliquent encore davantage lorsqu’on passe de l’œil à l’oreille, il n’y a pas d’équivalence pour le Vois, là et le Voilà. L’oreille est tout simplement désorientée en permanence, à la fois liée à l’image comme source génératrice du son, évoquant à son tour l’image, et décalée en transportant l’oreille hors de l’image présente, voire en superposant à une image historique les paroles et les bruits venus d’une autre époque. Godard, par sa manière de montage, cible à la fois l’œil et l’oreille, les incite constamment à faire des détours, des associations et à délier ce qui semble en premier lieu une complexification inextricable. Klaus Theweleit dit que « les montages godardiens [opèrent] la fusion entre une pensée caméra et des visions mentales. » L’image-Godard ne serait pas seulement une « image-temps » (Deleuze), mais aussi une « compresse-temps » (Theweleit), où quinze secondes ne tiennent que dans plusieurs pages écrites.

Dans l’épisode deux, Lemmy Caution avait rencontré Don Quichotte et Sancho Panza, ce qui avait donné lieu à une intrigue anachronique, où le moulin donquichottesque mutait en excavatrice de la RDA, pour ajouter un autre trouble de perception au chevalier vaillant. Son pauvre compagnon s’est trouvé non seulement à pied, mais handicapé par une Trabant en panne : le futur bloqué, le passé imprévisible, comme on ne sait pas ce que les excavatrices vont sortir de cette terre humiliée.

Passons à une suite de plans dans Allemagne 90 (neuf zéro) qui réactualise en quelque sorte les rapports entre industries, banques, Allemagne et l’extermination et les condense dans une façade repeinte d’un immeuble berlinois. Juste avant un perçoit un plan de nuit, montrant un feu de signalisation passant au vert et l’enseigne lumineuse de la Deutsche Bank en arrière-plan, juste après un autre plan de nuit, montrant des corbeaux au-dessus de la façade de l’hôtel Intercontinental de Berlin. Comme Godard le souligne à juste titre, il n’y a pas d’image, il n’y a que des images, il faut donc les voir dans leur confrontation et succession, voire juxtaposition, enrichies par d’autres images qui naissent dans notre mental. Dans la séquence décrite, se trouvent intercalés deux panneaux noirs, le premier portant l’inscription : « Un État et des variations », l’autre cite une des formules magiques de Mersebourg (11e siècle) : « Bluot zu Bluoda », une incantation servant à guérir les blessures graves, mais qui ici sert de rappel au « combat de l’argent et du sang » et à l’idéologie Blut und Boden (terre et sang) des nazis, qui paraît aussi abusif que les filiations entre Hegel et Hitler par exemple qui peuplent certains écrits qui voudront nous expliquer que les nazis sont tout droit sortis de l’idéalisme allemand.

© Jean-Luc Godard
© Jean-Luc Godard
© Jean-Luc Godard
© Jean-Luc Godard

Klaus Theweleit commente l’image de la façade de l’immeuble ci-dessus comme suit : « Un des derniers plans montre trois immeubles berlinois, quatre à cinq étages, vieux, mais pas endommagés, juste avec des façades un peu grignotées. Entre les deux, un immeuble repeint, sans fenêtres selon le point de vue. Un espace idéal pour une annonce publicitaire, utilisé par l’entreprise AGA. On y voit quelques bouteilles de gaz. Le slogan « Zukunft aus der Luft [L’avenir vient du haut] » est écrit sur le côté. En lettres majuscules, on voit de face « IDEEN UND GASE [DES IDÉES ET DU GAZ] » d’AGA, Sarl Gaz Berlin.

D’Agfa et IG Farben, c’est ce que complète notre œil pensant. La voix off dit que l’Allemagne passe de la forme de l’esprit à la forme de l’argent. C’est celle-ci qui invente Auschwitz et Hiroshima, des façades flambant neuf à l’usage de commerçants de gaz inoffensifs. Godard n’a pas inventé les trois immeubles et la publicité, mais en les insérant dans son film, il combine l’histoire des idées et celle du gaz. […] C’est ce réservoir d’images qui réfléchit et dirige notre œil pensant. »

Est-ce qu’on est plutôt dans le Vois, là ou dans le Voilà, évoqué par Didi-Huberman ? Le commentaire de Theweleit, bien qu’il associe l’interprétation à « notre œil pensant », laisse penser au Voilà. Nous passons de la façade repeinte, sous laquelle doit se trouver un des nombreux « murs d’incendie ou coupe-feu » (Brandmauer). Il arrive encore aujourd’hui qu’ils sont ornés d’impacts de balles et d’obus datant de la dernière guerre, à la publicité, puis à l’association historique.

Le « gaz » évoque dans ce champ-contrechamp immédiatement le « Zyklon B » qui a servi dans les chambres à gaz et qui a fait, malgré l’interdiction par les Alliés en 1945, une carrière assez incroyable en RDA et en France sous des noms différents et est toujours commercialisé en République tchèque sous le nom « Uragan D2 ». Les « idées et [le] gaz » ne sont qu’un prolongement d’une histoire ancienne et douloureuse, semble suggérer Godard. L’association entre l’extermination et les marchés de la finance, leur lien permanent soutenu par la voix off de Lemmy Caution, est immédiate : « Non moins titanique est l’assaut de l’argent contre la puissance spirituelle. Une lutte désespérée s’engage aujourd’hui sur les sols des villes mondiales où l’argent pénètre en vainqueur, mais comme il est une forme de la pensée il s’éteint dès qu’il a pensé jusqu’au bout le monde économique et il invente Auschwitz et Hiroshima. Alors le dernier combat commence, le combat de l’argent et du sang. »

Theweleit insiste sur notre activité de réflexion, notre intelligence, notre liberté de lecture. Lorsque nous sommes confrontés à cette « grosse artillerie » déployée par Godard pour cadenasser l’argument qui passe d’une publicité d’entreprise à Auschwitz et ensuite à l’emprise des marchés financiers, notre liberté semble plutôt restreinte. À cet endroit stratégique de la fin du film, le cinéaste-monteur déploie tous les moyens pour exercer une emprise forte sur les spectateurs que nous sommes : « Il n’est jamais une illustration de la culture sans être aussi une illustration de la barbarie » (Walter Benjamin), le Voilà, CQFD. Il n’empêche que nous devons adhérer à son propos pour le suivre sur ce chemin. Et Godard, dans une opération aussi transparente, peut au contraire provoquer le refus ou une lassitude, générés par le ressassement propre au régime de la propagande. Arrivant à la fin du film, Lemmy Caution a atteint l’Ouest, mais à la même occasion aussi des signes plus prégnants du nazisme sous une couche mince de badigeonnage. Mais que cette patiente évocation des bourreaux serve aussi à démonter l’antisémitisme que l’on reproche à Godard. Au contraire, l’extermination est au centre de ses préoccupations et revient constamment sous des évocations différentes, comme une sorte de moteur qui fait avancer son travail d’historien (de l’histoire et du cinéma). De la même manière, il se bat en permanence contre la perte de l’image qu’il a détectée dans le passage du cinéma muet au parlant. C’est ce qui nous amène à Giraudoux, Murnau, Nosferatu, Pabst et Lang (cherchez l’intrus) et d’autres fantômes qui traverseront l’Allemagne de Jean-Luc Godard dans l’épisode quatre.