Marie-Odile André : « En littérature, ce n’est pas la vieillesse qui consacre mais la consécration qui fait vieillir »

Comment finir ? Comment s’achève l’œuvre d’un écrivain ? Comment son écriture vieillit-elle ? En un mot : existe-t-il un âge littéraire des écrivains ? Ce sont à ces questions délicates et rarement posées que s’est récemment attaqué un essai aussi neuf que stimulant de Marie-Odile André, Pour une sociopoétique du vieillissement littéraire, paru chez Honoré Champion.
Interrogeant aussi bien Colette dont elle est l’une des éminentes spécialistes que l’œuvre d’Annie Ernaux, aussi bien Robert Pinget que Simone de Beauvoir, Marie-Odile André se met en quête des différentes manières de vieillir qui, chacune, dévoilent un rapport souvent méconnu au temps et à l’écriture. Diacritik a ainsi souhaité, le temps d’un grand entretien, revenir avec Marie-Odile André sur les questions nombreuses soulevées par cet essai sur l’écrivain en vieil escargot, comme elle le dit.

Ma première question porte à la genèse de la stimulante réflexion que vous avez menée sur le vieillissement littéraire au 20e et au 21e siècle. Comment vous en est venue l’idée ? De quelles considérations sinon observations êtes-vous partie ? Vous qui, dans vos précédents travaux, vous êtes intéressée notamment à la question médiatique et poétique des premiers romans dans la littérature contemporaine, s’agissait-il pour vous, après la première œuvre, d’articuler une analyse sur la dernière œuvre, sur le dernier roman en quelque sorte ? S’agissait-il d’apercevoir, pour citer un titre de Laurent Mauvignier auquel vous faites également allusion, comment la littérature peut apprendre à finir ?

Il est tout à fait légitime de considérer, comme vous le faites, ces travaux en regard l’un de l’autre. D’une certaine manière, ils se répondent en effet ou du moins entrent en dialogue direct l’un avec l’autre. C’est d’ailleurs une donnée que j’avais pleinement à l’esprit au moment d’interroger la notion de « vieillissement littéraire ». Si la question de « comment commencer ? » n’avait pas fait l’objet d’un travail antérieur, celle de « comment finir ? » ne se serait peut-être pas imposée à moi et, en tout cas, ne se serait pas posée de la même façon.

Pour autant, je pense que le choix de ces deux objets d’analyse relève lui même d’un questionnement plus large qui trouve son origine plus en amont dans le temps, dès mes premiers travaux de recherche. D’abord, parce que je me suis très tôt intéressée aux questions liées aux processus de réception et de consécration des œuvres littéraires, et que, dans ce cadre, je me suis toujours efforcée de penser l’articulation entre réception et production, à partir, en particulier, de l’analyse de la construction textuelle de la figure de l’écrivain : c’est là le véritable arrière-plan auquel ce travail sur le vieillissement littéraire s’est adossé. Et aussi, parce que ces moments du commencement et de la fin constituent certes des moments clés, dont l’analyse est particulièrement productive mais sont, en même temps, des moments qui ne prennent vraiment sens que si on les appréhende comme les éléments d’une trajectoire d’écrivain qu’il s’agit plus largement d’analyser. C’est pour cette raison que j’ai privilégié dans mon approche cette notion de trajectoire que je reprends d’Alain Viala et que je mets aussi en avant celle d’ajustement (dans sa double dimension synchronique et diachronique) en proposant de l’appréhender comme une opération textuelle, qui se joue dans et par l’écriture et relève à ce titre d’enjeux d’ordre poétique.

Pour venir à présent au cœur de votre propos, vous ouvrez sans attendre votre essai sur le vieillissement littéraire par une question : existe-t-il un âge littéraire des écrivains ? Pour y répondre, vous proposez une triple distinction entre, tout d’abord, le vieillissement biologique de l’être humain, ensuite le vieillissement de l’écrivain en tant que personnage social et enfin le vieillissement de l’œuvre même : en quoi ces trois facteurs permettent-ils de calculer l’âge littéraire des écrivains ? Comment calcule-t-on l’âge littéraire d’un écrivain ? Devient-on ainsi un vieil écrivain lorsque l’on est consacré comme un « grand écrivain » ? Les deux sont-ils éminemment liés ?

Il m’a paru nécessaire de poser clairement cette distinction pour mieux montrer en quoi et comment la question de l’âge littéraire d’un écrivain nécessitait justement de penser l’articulation de ces différents niveaux. Le vieillissement est d’abord une expérience personnelle, intime même, en même temps qu’elle est universelle. À ce double titre, les écrivains, et les artistes en général, peuvent éprouver, et sous des formes au demeurant très diverses, le désir de faire œuvre de cette expérience existentielle.

À côté de cela, il y a une autre question, bien différente, qui est celle du vieillissement de la figure sociale de l’écrivain, un vieillissement qui a directement à voir avec cette notion de trajectoire dont je parlais précédemment : la place de tel ou tel écrivain se modifie en permanence dans un espace littéraire qui lui même ne cesse de se modifier, et elle se modifie en fonction de la réception de ses œuvres et de la légitimité qu’il acquiert.

Il va de soi enfin que l’évolution de cette figure est elle-même directement tributaire des aléas et des évolutions de la réception critique des œuvres. De ce point de vue d’ailleurs on ne doit pas, à mon sens, se représenter la trajectoire d’un écrivain comme quelque chose de linéaire ni comme une sorte de cursus honorum dont il s’agirait de franchir successivement les étapes. Au contraire, les interactions entre production et réception des œuvres sont suffisamment nombreuses et complexes à la fois pour produire des effets parfois contradictoires, y compris en termes de valeur.

Loin de moi donc l’idée de proposer de calculer, dans un quelconque sens arithmétique du terme, un « âge littéraire ». On peut certes pointer un certain nombre de données qui peuvent servir de marques ou de repères (publication d’œuvres complètes ou d’inédits de jeunesse par exemple, grands entretiens radiophoniques ou télévisés, entrée dans des encyclopédies de référence, etc.) mais chaque cas reste un cas particulier qui interdit de définir des marqueurs obligés qu’il suffirait d’interpréter de manière univoque et purement mécanique. Et cela justement parce que le rapport entre consécration littéraire et vieillissement n’est pas, lui même, mécanique.

Mais d’abord peut-être une remarque au sujet de l’expression « grand écrivain » : elle me semble – y compris si l’on y fait entendre l’écho de sa propre dérision (je pense par exemple au « grantécrivain » de Dominique Noguez – relever plutôt du posthume, de la statue et de la panthéonisation de sorte que, dans ce sens au moins (et c’est tant mieux), on n’est vraiment grand que quand on est mort. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si une institution comme le concours de l’agrégation a si longtemps rechigné à mettre à son programme annuel des auteurs vivants. Je me réjouis, comme beaucoup, que cette règle ait évolué, mais cela ne doit pas pour autant nous dispenser de chercher à rendre compte de la tension entre les temporalités et entre les modes de légitimation qui sont à l’œuvre dans les mécanismes qui président à la destinée posthume des œuvres et des auteurs.

Pour revenir au cœur de votre question et aux rapports entre vieillissement et consécration, il importe surtout de mettre l’accent sur leur complexité. Tout d’abord, dans la mesure où il faut inverser le rapport entre les deux termes : ce n’est pas la vieillesse qui consacre mais la consécration qui fait vieillir. C’est en tout cas en ce sens que je conçois pour ma part la notion de vieillissement littéraire. Ensuite, parce que ce vieillissement peut aussi avoir un effet paradoxal de délégitimation : la légitimité fait vieillir mais ce vieillissement peut, à son tour, faire perdre de la légitimité. C’est pour cette raison que j’insistais à l’instant sur la nécessité de ne pas se représenter la trajectoire comme un processus linéaire et simplement cumulatif. Il y a là, au contraire, des processus complexes, extrêmement fins, que je me suis efforcée d’analyser de façon la plus précise possible à travers les différentes études de cas que propose le livre.

S’agissant à présent de la méthode critique observée dans votre essai, pourquoi avoir particulièrement choisi une approche sociopoétique du vieillissement littéraire, à savoir interroger le vieillir à la croisée d’une part de la sociologie du champ littéraire dans lequel l’écrivain au bord de la mort évolue, et, d’autre part, du questionnement poétique qui interroge le vieillissement dans l’écriture même ? Quelles ornières de l’analyse s’agissait-il pour vous d’éviter ? En quoi le biographique constitue-t-il, selon vous, une dimension inaliénable de la question du vieillir de l’écriture ? 

C’est en effet à cette croisée, très exactement, que je me suis efforcée de situer mon travail. Cette articulation entre dedans et dehors du texte constitue pour moi un enjeu essentiel, même si j’ai bien conscience des difficultés qu’il peut y avoir à manier ensemble ces deux dimensions. Pour ce faire, il faut impérativement s’efforcer de penser les médiations, les prismes qui sont à l’œuvre pour éviter tout retour au rapport simplement binaire de l’homme et de l’œuvre. En ce sens le biographique est présent, bien évidemment, et il est pris en compte mais, pour autant, c’est bien le vieillissement de la figure sociale de l’écrivain qui constitue le pivot de mes analyses. Avec l’idée aussi que cette expérience ne se reverse elle-même dans l’œuvre qu’à travers toute une série de prismes qui contribuent à définir les formes possibles de son actualisation dans les textes. Pour prendre un exemple, les formes de l’écriture personnelle constituent clairement un de ces prismes, comme je le montre dans le chapitre que je consacre à l’analyse des rapports entre vieillissement littéraire et autobiographie, y compris avec l’idée que les écrivains sont justement amenés à chercher à se déprendre des attentes mais aussi des formes trop obligées auxquelles ils se trouvent confrontés.

D’emblée, votre réflexion se place sous l’égide du dernier Roland Barthes, celui du cours de La Préparation du roman et de l’esquisse, depuis la fin de sa Leçon, d’une Vita Nova : en quoi cet ultime Barthes, volontiers plus biographique et moraliste, constitue-t-il pour vous une pierre angulaire de la réflexion sur le vieillir de l’écriture ?
Par ailleurs, pensez-vous qu’avec la présence insistante du deuil dans sa propre existence Barthes, avant même de vieillir, a accentué sa propre réflexion sur le vieillir, lui qui, en 1965, en préface à la Vie de Rancé de Chateaubriand, écrivait pourtant ceci à propos de la littérature de son époque : « la vieillesse n’est plus un âge littéraire ; le vieil homme est très rarement un héros romanesque ; c’est aujourd’hui l’enfant qui émeut, c’est l’adolescent qui séduit, qui inquiète; il n’y a plus d’image du vieillard, il n’y a plus de philosophie de la vieillesse peut-être parce que le vieillard est in-désirable. » Comment le vieillir de l’écriture serait-il redevenu le contemporain de Barthes en quelque sorte ? à l’horizon des années 1980, Barthes appartient-il, par son attention au vieillir, à un mouvement critique plus large selon vous lié au vieillissement de la génération de la Nouvelle Critique et du Nouveau Roman ?

Il me semble, indéniablement, que cette présence du deuil est chez lui une sorte d’apprentissage comme anticipé de ce que pourra être le vieillir dans sa propre vie.

Mais ce qui m’est surtout apparu comme très stimulant pour mon propre travail dans La Préparation du roman comme dans son esquisse d’une Vita Nova, c’est la façon dont Barthes tentait de penser autrement ce que peut être le vieillir pour un écrivain et pour son écriture. Avec, en particulier, cette volonté de rompre avec l’idée d’une « gestion de l’œuvre », avec l’idée que l’écrivain vieillissant ne serait plus que le gestionnaire de son œuvre passée et de la reconnaissance qu’elle lui aurait déjà value. Il y a là un extraordinaire sursaut vital qui marque un refus et qui affirme dans le même mouvement la possibilité d’une œuvre à venir et d’une œuvre qui serait « neuve », elle aussi. Il s’agit d’un questionnement qui porte sur le « nouveau » et la possibilité du « nouveau », voire d’un « nouveau nouveau ».

On a souvent dit, et à juste titre, que Barthes avait été un extraordinaire sismographe de son temps. C’est encore le cas ici. Son propre vieillissement, le moment où s’impose à lui, à la fin des années 70, cette recherche de ce que pourrait être cette Vita nova coïncident en effet avec le moment où les écrivains du Nouveau Roman affrontent eux aussi cette même expérience. Le vieillissement de leur propre personne, mais aussi celui du Nouveau Roman en tant que mouvement littéraire. Si on prend le cas de Pinget, il invoque également, et même si c’est sur le mode de l’autodérision, une possible « vita nuova ». C’est le moment où il donne une visibilité éditoriale au personnage de Monsieur Songe qui, pourtant, l’accompagne depuis déjà longtemps et où, avec les carnets, il revendique explicitement un renouvellement tout en cherchant à inventer une écriture qui puisse être une écriture de la fin.

Pour ce qui est de la préface à la Vie de Rancé à laquelle vous faîtes référence à juste titre et dont le propos est, quant à lui, plus ancien (1965), je ferai deux remarques : Barthes pointe, ici encore, un moment de l’histoire de la société (les années soixante) où l’opposition des catégories du « jeune » et du « vieux » tourne à l’avantage de la première, en particulier parce que le « jeune » et le « nouveau » semblent en quelque sorte se superposer dans les représentations et les discours qui circulent dans l’espace public. C’est indéniablement une période où les valeurs traditionnellement attachées à l’âge se démonétisent dans l’espace social. Mais il y a aussi dans la citation un enjeu plus fin sur le plan proprement littéraire, qui porte sur le rapport entre la figure du vieillard et la forme romanesque. En exprimant l’idée que « le vieil homme » peine désormais à se constituer en « héros romanesque », Barthes rejoint à sa manière un autre type de questionnement que l’on trouve ailleurs, explicitement chez quelqu’un comme François Mauriac, ou plus implicitement chez un Martin du Gard, selon lequel le roman comme genre a à voir de manière privilégiée avec la jeunesse, aussi bien de celui qui l’écrit que de celui qui le lit ou des personnages qui peuplent son univers. Comme si les genres littéraires avaient eux-mêmes, en quelque sorte, un âge et qu’on pouvait les distribuer sur un axe temporel qui serait celui des âges de la vie. Et cela en fonction de ce lien, que pointe là encore Barthes, entre forme romanesque et désir, sachant que ce serait désormais le « jeune » qui serait désirable.

Un des points les plus saillants de votre réflexion consiste à articuler la question du vieillissement littéraire à celle, délicate et discutée, de « génération littéraire ». En quoi le changement sinon le basculement d’une génération à une autre fait-elle, selon vous, vieillir un écrivain ? Le vieillir ne serait-il qu’un sentiment du démodé face à une jeunesse littéraire rugissante à la manière d’Édouard face à Passavant dans Les Faux-Monnayeurs de Gide pour citer un proche de Roger Martin du Gard que vous évoquez ? Est-ce que le vieillissement littéraire consiste ainsi à ne plus être, en quelque sorte, contemporain de son temps comme Roger Martin du Gard l’affirme également ? Vieillir littérairement rend-t-il ainsi l’écrivain anachronique ?

Concernant la façon dont j’ai tenté d’utiliser la notion, très délicate et discutée en effet, de « génération littéraire », je dirai deux choses. D’abord, que je l’utilise en tant qu’elle est une catégorie à laquelle les écrivains sont eux-mêmes sensibles, qu’ils manient au moins dans le sens trivial que l’expression peut avoir. La conscience ou le sentiment d’appartenir à une génération est très présent par exemple chez quelqu’un comme Martin du Gard. La raison en est double : il y a d’abord le contexte historique, en ce sens donc que le sentiment d’appartenance à une génération (pas seulement littéraire ici) naît étroitement de cette expérience commune en quoi a consisté la première guerre mondiale pour ceux qui l’ont faite. Ensuite, parce que la notion de « génération littéraire »  est très active dans cette même période dans le discours de l’histoire littéraire : l’écrivain se voit aussi à partir des catégories de perception qu’on utilise pour le voir…

Par ailleurs, je pense que la notion de « génération » gagne beaucoup à être entendue dans le sens où propose de le faire quelqu’un comme Karl Mannheim. Il s’agit dans ce cas d’analyser des processus précis de socialisation qui concernent un nombre limité d’individus, bien loin donc de l’idée d’une cohorte de gens nés à un même moment du temps, et qui, pour ce simple fait, penseraient tous en même temps la même chose. Autrement dit privilégier ce que Mannheim propose de chercher à appréhender à travers ce qu’il appelle « ensembles générationnels » et « unités de génération ».

Quant à l’idée de « sortir de son propre temps », de cesser d’être le contemporain de son temps, c’est en effet une véritable obsession chez quelqu’un comme Martin du Gard. Dans son cas, c’est directement lié à la césure que constitue, cette fois, la seconde guerre mondiale, dont il a le sentiment qu’elle a accéléré de manière terrible son propre vieillissement littéraire. Cela se manifeste en particulier par le sentiment de son incapacité à s’adresser à un public « jeune » dont il se sent irrémédiablement coupé. Et l’on voit bien d’ailleurs à cette occasion combien le jeu des anticipations croisées, la façon dont l’écrivain se représente la possible réception de son œuvre, dont il se fabrique un public imaginaire joue dans cette auto-perception de son vieillissement littéraire.

Mais je pense que cette question, comme celle de l’« anachronique », relève d’un enjeu plus vaste dans la mesure où l’écrivain vieillissant se trouve confronté, en raison justement de la reconnaissance qu’il a acquise, à une temporalité dédoublée : d’un côté, le temps court (de plus en plus court) de l’œuvre encore à faire (et plus largement, bien sûr, de sa vie) ; de l’autre, le temps long de l’œuvre potentiellement destinée, du fait de la reconnaissance déjà acquise du vivant même de l’auteur, à entrer dans la longue durée de la patrimonialisation. La superposition de cette double temporalité est une expérience très spécifique, très singulière –et souvent douloureuse aussi, surtout lorsque l’on se trouve menacé d’être posthume de son vivant même – et dont on pourrait résumer l’enjeu en interrogeant la manière dont s’opère (ou échoue à s’opérer) la conversion de « l’anachronique » en « intemporel ».

Vieillir, c’est aussi savoir jouer de son image dans le champ littéraire et savoir jouer, parfois, de son image d’écrivain reconnu et admiré. À ce titre, s’agissant de Colette dont vous êtes par ailleurs spécialiste, vous proposez de distinguer la position de l’écrivain de la posture, notion que vous empruntez à Jérôme Meizoz : en quoi cette notion de posture permet-elle selon vous de penser la question du vieillir d’un écrivain tel que Colette notamment ? Est-ce que le vieillissement peut conduire à des processus de légitimation et si oui, lesquels ? En quoi le vieillissement littéraire peut-il participer plus largement d’une classicisation de l’écrivain par où la vieillesse n’est pas forcément un naufrage ?

Concernant la notion de posture, il faut là encore remonter aux propositions d’Alain Viala dont repart Jérôme Meizoz tout en en faisant par ailleurs varier la signification au fil de ses travaux. S’agissant du rapport entre position et posture, il faut maintenir l’idée (je cite J. Meizoz ici) que « la “posture” est la manière singulière (subjective) d’occuper une “position” (objective) dans le champ littéraire ». Dans cette perspective, la notion de « posture » a ceci de précieux qu’elle est à envisager comme l’élaboration dynamique d’une identité au sein d’un espace des possibles en même temps que comme une construction qui s’élabore entre texte et hors texte. En ce sens, elle est aussi au centre de ces ajustements déjà évoqués et participe à la construction de la trajectoire.

Pour ce qui est plus spécialement de Colette, son exemple est intéressant en ce sens qu’elle fait, plus et mieux que tout autre peut-être, de son vieillissement littéraire un outil pour parachever sa légitimation. Sa trajectoire a ceci de particulier qu’elle a été confrontée tout au long de sa carrière à un déficit de légitimité et au souci de le combler. Elle thématise son vieillissement personnel, se met en scène dans ses livres et parvient à faire de son statut de vieil écrivain un instrument de légitimation : dans L’Étoile Vesper et Le Fanal bleu, l’écriture se proclame et se revendique comme celle d’une liberté pleine et entière qui serait enfin conquise. De ce point de vue, elle arrive, par un étrange effet de retournement, à affirmer une forme de vocation par la fin. Mais c’est aussi parce que, dans ces deux derniers livres, elle parvient à inventer une forme neuve qui est, paradoxalement, une forme sans forme et peut se donner, là encore, pour cette raison même, comme écriture de la fin.

Une des autres questions que vous soulevez renvoie dans ce que vous désignez comme l’écriture de la fin à ce qui, précisément, consiste à ne pas savoir trouver la fin : en effet, là où certains entendent apprendre à finir, pour faire ici aussi référence à Mauvignier, il semble que certains écrivains n’hésitent pas à vouloir précisément continuer. En quoi s’agit-il, comme vous le dites, de risquer d’écrire non pas le « livre sur rien » mais le livre pour rien ? Pouvez-vous nous expliquer cette dialectique que vous désignez entre « L’Encore et le Trop » ?

Comment, de fait, arrêter d’écrire ? Est-ce qu’en définitive, le dernier écrivain imaginé par Blanchot dans Le Livre à venir demeure un mythe puisque même âgé, personne ne semble arrêter d’écrire ? Par le vieillissement littéraire écrire consisterait-il en l’exercice d’infinir ?

Le « livre pour rien », le livre de trop, constitue une hantise récurrente chez nombre d’écrivains. L’idée ou la peur du déclin d’un côté et, de l’autre, le souci de l’œuvre achevée, qui serait en quelque sorte close sur elle même, sans manque et sans reste, vont en réalité de pair. D’où aussi le fantasme récurrent d’une œuvre dont la fin coïnciderait avec la mort de l’écrivain : sur ce sujet, d’ailleurs, la référence à Proust est présente aussi bien chez Barthes que chez Mauriac avant lui. Quant à Gary ou Martin du Gard, ils développent eux aussi, sous d’autres formes, ce même modèle fantasmé.

Faute de cette coïncidence rêvée, on voit s’exprimer chez nombre d’écrivains la volonté de finir, l’idée qu’il faut savoir s’arrêter, voire un éloge du silence, qui va de pair avec l’idée de l’œuvre déjà « faite ». Mais, ces injonctions adressées tant à soi-même qu’aux autres vont souvent de pair avec l’impossibilité de finir. D’où aussi et surtout la recherche des formes possibles de cet « infinir », ainsi que la productivité de cette écriture de la fin et l’étonnante capacité des uns et des autres à en déployer les variantes et les variations. J’en analyse quelques exemples dans le chapitre auquel vous avez fait allusion et auquel j’ai justement choisi de donner comme titre « L’Encore et le Trop – ou comment (ne pas) finir ». C’est donc un peu comme si « l’infinir » qui serait le propre de la littérature elle-même se diffractait dans cette impossibilité de « finir » auquel chacun se retrouverait à son tour confronté.

Pour revenir à la question de la Vita Nova aperçue plus haut avec Barthes, nombre d’écrivains vieillissants paraissent offrir une vie neuve à leur œuvre, comme un moment de revie de leur écriture. En ce sens, peut-on considérer comme un paradoxe cette écriture qui se prendrait à jouer la vieillesse comme la chance inédite d’un nouveau commencement ? Gide disait souvent à la fin de sa vie qu’il lui suffisait de bonnes pages pour initier un redépart de son œuvre : est-ce que, précisément, dans cette Vita Nova, la vieillesse peut-elle finalement être considérée comme le milieu de la vie et non plus comme son dernier terme ?

Je l’ai plus ou moins dit tout à l’heure déjà, ce que formule Barthes par exemple c’est la recherche ou la revendication d’une alternative au simple souci de la gestion de l’œuvre à laquelle paraît voué l’écrivain vieillissant et reconnu. De ce point de vue, la référence à Dante est explicitement la chance donnée à une seconde vie qui aurait le temps de réinventer une nouvelle œuvre. Il s’agit bien par là, en effet, d’ouvrir un temps que ne serait pas seulement le temps de la fin.

Cette idée d’un nouveau commencement, on la trouve très fortement présente (je l’ai déjà évoqué également) chez Pinget. Il s’agit bien dans son cas de trouver un « nouveau nouveau », quand commence à s’épuiser le paradigme du « nouveau » porté jusque là par le Nouveau Roman. Mais chez un écrivain comme Mauriac, qui occupe une place bien différente dans le champ, on a quelque chose d’un peu comparable : il réécrit la chronologie de son œuvre en distinguant deux moments clairement séparés et successifs, celui du romancier et celui du polémiste, en redessinant ainsi a posteriori un espace de temps relativement long qui se donne comme l’espace du renouvellement et d’une seconde vie de l’écrivain.

Un autre aspect de votre réflexion s’attache à la dimension autobiographique du vieillissement littéraire puisque dans ses dernières années, l’écrivain semble revenir sur lui-même et son œuvre pour la ressaisir. Est-ce que l’autobiographie ou tout du moins l’écrit intime, qu’il s’agisse de Mauriac ou Pinget, constitue le genre privilégié du vieillissement littéraire ? Existe-t-il une forme d’écriture propre à la fin d’œuvre et de vie ? Le carnet en serait-il le genre qui ferait le meilleur usage non de la vie mais de la mort à venir ?

Pour les écrivains de la période qui nous intéresse, c’est plutôt, me semble-t-il, un fait établi par la tradition que les écrivains vieillissants aient vocation à se tourner vers les formes autobiographiques ou, plus largement, les formes de l’écriture personnelle. Certains écrivains présentent même cela comme une injonction qui leur est faite de « raconter leur vie » ou du moins comme une attente de la critique et du public. Cela rejoint aussi ce que je disais tout à l’heure à propos d’un âge des genres littéraires.

Ce qui m’a donc intéressée surtout, c’est la façon dont les écrivains réagissent à ce topos, y résistent, l’affrontent ou le détournent et les formes qu’ils inventent pour ce faire. Il y a par exemple Nathalie Sarraute et la façon dont, au début d’Enfance, elle marque ses distances avec l’écriture des « souvenirs d’enfance » ; Il y a, d’une autre manière, Annie Ernaux et la manière dont elle s’emploie à mettre à distance dans son écriture la démarche récapitulative qui pourrait surdéterminer la réception d’un livre comme Les Années. Et il y a aussi Pinget, en effet, avec les Carnets.

Le carnet, constitue indéniablement une forme possible pour cette écriture de la fin, ne serait-ce que parce qu’il relève clairement de cette catégorie du « bricolage » dont parle Barthes dans La Préparation du roman. Il croise en tout cas, deux dimensions importantes : d’un côté, c’est une forme qui répond à une revendication de liberté à travers l’idée d’une forme sans forme ; de l’autre – et les deux choses sont parfaitement complémentaires – il est une forme qui répond au fantasme d’une écriture sans fin qui accompagnerait l’écrivain jusqu’au seuil de la mort (Ce que l’on retrouve au demeurant d’une tout autre manière dans les tentatives d’un Martin du Gard pour donner à Maumort la forme d’un journal ou d’une correspondance).

Mon ultime question voudrait enfin porter sur le vieillissement littéraire comme discours critique par l’écrivain lui-même : est-ce que vieillir littérairement ne consiste pas, plus qu’à un autre moment de la vie littéraire et de la vie de l’œuvre, à jeter son écriture dans l’examen critique, le rayonnement métatextuel et intertextuel ? Est-ce qu’écrire le vieillissement littéraire ne consisterait précisément pas à comprendre qu’au-delà de toute œuvre anthume, il s’agit d’être posthume de son vivant ?

Oui, c’est indéniablement une tentation et une manière pour l’écrivain d’affronter l’angoisse de la mort. Être « posthume de son vivant », c’est une façon sans doute de tenter de répondre par anticipation à la désappropriation définitive de l’œuvre par la mort.

Ce qui frappe chez beaucoup d’écrivains, c’est cette dimension réflexive que vous évoquez. Elle est effectivement fortement présente dans ces dernières œuvres : l’examen critique y est comme une ultime ressaisie de l’œuvre. Il s’agit en particulier, dans les œuvres de la fin, de réagencer les temps de l’œuvre (j’évoquais tout à l’heure Mauriac qui en réécrit la chronologie) ; d’en réévaluer ou d’en réaffirmer les hiérarchies (chez Martin du Gard, chez Colette par exemple) ; de retraverser aussi l’œuvre en son entier (Colette, Annie Ernaux) par le jeu des références et allusions intertextuelles.

Mais plus qu’une quelconque tentative de contrôle que chacun sait de toute façon dérisoire, il me semble qu’il y a l’idée d’une sorte de voyage à l’intérieur de l’œuvre, auquel l’écrivain se livre et auquel surtout il invite son lecteur en lui proposant des sortes de balises textuelles que ce dernier est censé identifier. On le voit parfaitement avec Colette ou Annie Ernaux, où la ressaisie opérée est tout autant, voire plus, ressaisie de l’œuvre que ressaisie d’une existence. Mais cette ressaisie a aussi pour particularité d’être moins une tentative de rassemblement de ce qui serait dispersé qu’un mouvement d’ouverture et de dissémination : l’œuvre de la fin réouvrirait en quelque sorte tout l’espace de l’œuvre antérieure, en proposerait à son lecteur la relecture, ce qui revient aussi, une fois encore, à travailler la catégorie du temps en proposant une relecture depuis la fin, en inversant en quelque sorte les temporalités comme pour permettre aussi à l’œuvre dans son ensemble de préparer, du vivant même de l’auteur, son basculement dans le posthume.

Marie-Odile André, Pour une sociopoétique du vieillissement littéraire. Figures du vieil escargot, Honoré Champion, 250 p., 50 €